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Dans le contexte d’une Europe qui se veut unie et tente de rapprocher les cultures et les langues, il n’est pas étonnant que les traductologues fassent des efforts concrets pour concevoir des ouvrages de formation à l’image de leur grande société métissée. C’est le cas des auteurs de Latraduction trilingue : traduire du français vers l’anglais et l’espagnol. Fruit d’une collaboration entre Oscar Torres Vera, professeur agrégé de traduction en langues étrangères appliquées (LEA) à l’Université Paris 13 et le terminologue John Humbley, professeur à l’Université Paris Diderot – Paris 7, ce manuel est destiné aux étudiants en langues étrangères appliquées. L’intention des auteurs est de fournir un manuel qui accompagne l’étudiant dès le début de sa formation jusqu’à sa troisième année de licence. Hybride, dans le sens où il tire son origine de la traduction didactique (apprentissage de la traduction dans le cadre d’une formation d’enseignement des langues), tout en tendant vers les préceptes de la traduction professionnelle mis de l’avant par Jean Delisle (qui a d’ailleurs préfacé l’ouvrage), La traduction trilingue représente un pas de plus dans l’évolution des manuels de formation – français, il va sans dire. Non pas que les auteurs aient été les premiers à penser à aborder les trois langues dans un même ouvrage ; le trio Advielle, Garnier et Izquierdo Gil proposait déjà en 2004 le Trad’éco : manuel trilingue de traduction, un recueil de textes sources et cibles en espagnol, en anglais et en français pour la pratique de la version et du thème. La volonté de Humbley et de Torres Vera reste de se rapprocher des enseignements pédagogiques propres à l’étude de la traduction comme profession : « La traduction trilingue propose à l’étudiant un apprentissage de la traduction pragmatique à visée professionnelle à partir de textes spécialisés […] et de textes à caractère général […] » (Quatrième de couverture, notre mise en relief). Trente textes à traduire constituent le fil conducteur de l’ouvrage et font office d’autant de chapitres. Les textes et les diverses rubriques, dont le repérage est facilité par des marges tramées, sont ordonnancés selon une même séquence : texte original en français, dictionnaires, grammaires, techniques de traduction et textes traduits en anglais et en espagnol. Le manuel se clôt sur des repères documentaires ainsi qu’un index grammatical et un index des techniques de traduction. Sur le plan visuel, les dictionnaires français-anglais et français-espagnol ont été disposés en deux colonnes ; de même en est-il pour les notions de grammaire et les techniques propres à la traduction du français vers l’anglais et l’espagnol. Cette présentation met en contraste les traits stylistiques des langues sources et cibles. Les annotations, essentiellement des variantes et des conseils de traduction, se trouvent dans des encadrés, autre élément visuel qui ajoute à l’esthétique du manuel. Chacun des textes étant accompagné de deux traductions et de deux dictionnaires, les auteurs devaient trouver le moyen d’annoter le texte sans trop l’alourdir ou nuire à sa lisibilité typographique. Leur technique s’est avérée efficace ; dans le texte original, les mots figurant dans l’un ou l’autre des dictionnaires sont surlignés en gris et portent en exposant la lettre E (pour espagnol), A (pour anglais) ou E A (dans le cas où les mots se trouvent dans les deux dictionnaires). Maniable et transportable, cet ouvrage à la facture visuelle soignée sert bien les fins d’apprentissage autonome que les auteurs lui prêtent et se distingue de ses contemporains de la même filière (LEA) en ce que « l’ambition des auteurs est de dépasser le cadre de l’enseignement du “thème”, exercice scolaire dont l’efficacité est de plus en plus remise en cause […] » (p. 13). Humbley et Torres Vera insistent pour ce faire sur le caractère essentiel de la recherche documentaire et de la fonction communicative de la traduction. Cette dernière est d’ailleurs mise en évidence par l’accent placé sur les références culturelles dans les Techniques de traduction, rubrique constituant, aux dires des auteurs, la contribution la plus importante de l’ouvrage (p. 14). Les commentaires et les conseils fournis dans cette section jouent des rôles divers ; alors que certains peuvent servir de base à la réflexion des étudiants, d’autres prennent la forme de consignes explicites : « Pour traduire un nom d’organisme, il est important de vérifier si cette traduction n’a pas déjà été faite par l’organisme concerné. [Dans le cas contraire,] il vaut mieux traduire littéralement et indiquer le français entre parenthèses » (p. 54-55). Font aussi partie des sujets traités dans cette rubrique les effets stylistiques propres aux langues concernées (l’ellipse du verbe dans les textes journalistiques espagnols, par exemple), les marqueurs d’oralité, les noms d’institutions et les toponymes, ainsi que certains des procédés stylistiques chers à Vinay et Darbelnet, tels la recatégorisation, la compensation et l’étoffement. On y trouve également un excellent exposé sur l’aide à domicile vue sous l’angle des réalités socioculturelles des anglophones européens et américains, des Français et des Espagnols, lequel fournit un exemple concret où l’explicitation s’impose en traduction. Quant à l’aspect documentaire des réalités professionnelles, il prend surtout la forme de recommandations ; les auteurs signalent entre autres que la première étape pour bien comprendre un texte spécialisé consiste à se familiariser avec sa terminologie dans la langue cible. Les manuels scolaires font partie des ouvrages recommandés à cette fin (p. 161). Même s’ils précisent que leurs « explications […] ne font pas appel à une doctrine linguistique particulière » (p. 14), les auteurs décrivent avec éloquence les fondements théoriques de leur approche, qui n’est pas sans rappeler certains des préceptes du fonctionnalisme :

Sachant à qui il s’adresse, le traducteur adapte son texte aux besoins du lecteur qu’il est en mesure d’imaginer avec un certain degré de précision. Donc, au lieu de se livrer à un exercice scolaire, le traducteur entame une conversation, décalée dans le temps et l’espace, avec son public. Loin d’être un exercice scolaire, la traduction, vue sous cet angle-là, se transforme en activité de communication.

p. 14

Sur le plan méthodologique, la démarche de traduction est déclinée en trois étapes principales : la compréhension du texte, la recherche de la documentation et la restitution du texte en fonction du public cible. Bien que les auteurs visent à sensibiliser les étudiants à divers problèmes de traduction – ceux qui relèvent des faits culturels, notamment –, les types de compétences qu’ils abordent sont principalement liés à l’apprentissage de la traduction didactique : comparaison des langues, connaissances linguistiques et maîtrise de la grammaire. En effet, l’utilisation des aides à la traduction n’est pas abordée dans les exercices, et le sujet des techniques de recherche n’est pas non plus approfondi. Sur le plan de la documentation, les Repères documentaires constituent en fait une courte bibliographie très générale de ressources papier (dictionnaires, grammaires, manuels de traductologie) et en ligne (banques terminologiques, encyclopédies, corpus). On trouve toutefois une mention ponctuelle de sites utiles pour la traduction des textes 22 (titres de films) et 23 (terminologie de la physique). Le désir des auteurs de se rapprocher davantage de l’enseignement de la traduction professionnelle se manifeste essentiellement par l’emprunt au métalangage de la Terminologie de la traduction (Delisle, Lee-Jahnke et al. 1999). Autrement, ce sont surtout les Techniques de traduction qui, tout comme les sections destinées à la révision de points grammaticaux, fournissent des repères méthodologiques. Outre les procédés de traduction (étoffement, explicitation, recatégorisation, etc.), les auteurs y abordent de façon claire et synthétique les aspects socioculturels, les connaissances encyclopédiques, ainsi que la traduction des expressions idiomatiques.

Le seul type d’exercice proposé dans le manuel est la traduction de textes. Assez courts – une page, tout au plus –, ces textes authentiques sont tirés de sites Web et de magazines (Le nouvel Observateur, Capital, Libération, L’Expansion, Magazine Aéroports de Paris, 60 millions de consommateurs, etc.). Au total, on compte trente textes pragmatiques et spécialisés relevant de domaines variés tels le commerce, la politique, le marketing et le tourisme, et se déclinant en divers genres : recette de cuisine, article scientifique, guide de randonnée, etc. Certaines conventions textuelles propres aux types et aux genres abordés sont exposées dans les Techniques de traduction, notamment celles qui concernent les textes de vulgarisation (p. 161), le texte argumentatif (p. 167) et le style administratif en général (p. 187). Le mode d’emploi (p. 193) est sans doute le genre le mieux défini par les auteurs. En vingt-cinq lignes – rappelons que la section des techniques est disposée en deux colonnes –, ceux-ci exposent plus d’une dizaine de conventions propres à ce genre pour la traduction vers l’espagnol. De toute beauté ! Les auteurs n’expliquent pas ce qui a motivé le choix des textes dans l’ouvrage – la traduction journalistique du français vers l’anglais et l’espagnol est-elle représentative du marché du travail en France ? Il est bien possible que ce soit en partie par un souci d’accessibilité que les textes journalistiques et articles en ligne aient fait l’objet d’une sélection dans ce manuel. En ce qui concerne le niveau de difficulté des textes, comme il n’est pas fait mention d’une traduction préalable par des étudiants, les problèmes exposés par les auteurs sont vraisemblablement ceux qu’ils ont eux-mêmes pressentis.

En quatrième de couverture, on lit que « l’ouvrage privilégie l’apprentissage en autonomie ». Quelques remarques s’imposent à cet égard. Le manuel renfermant des corrigés, il permet certes un apprentissage autonome, mais le niveau de difficulté et l’ordre des textes à traduire n’étant pas justifiés, l’étudiant ne pourra aisément déterminer la séquence correspondant à son niveau d’apprentissage. De même, les notions à approfondir n’étant pas catégorisées, ce n’est qu’au fil de ses traductions que l’étudiant pourra les découvrir. Quant aux variantes (mot, expression, phrase complète), elles comportent l’avantage de baliser et de relativiser les choix de traduction, tout en favorisant la motivation de l’étudiant (on lui montre ainsi qu’il n’y a pas qu’une seule bonne réponse !). Toutefois, afin de mieux guider l’étudiant dans l’exercice de son jugement critique, il serait intéressant de justifier ces diverses variantes. Il en va de même pour certaines stratégies de traduction, qui gagneraient à être étoffées, par exemple lorsque les auteurs écrivent qu’« il est plus prudent d’employer un substantif et de renoncer à la métaphore » pour traduire l’expression « les amoureux de la pierre » (p. 133). On peut en outre s’interroger sur la pertinence des dictionnaires dans l’ouvrage de Humbley et Torres Vera, à plus forte raison lorsqu’ils recensent des mots de la langue courante qui ne devraient poser aucun problème, même à un débutant :

Bâtiment, un : un edificio, una construccón [sic], una edificación
Chemin, le : el camino
Droite, à : a la derecha
Gauche, à : a la izquierda

p. 207

Comme les entrées précédentes accompagnent le dernier texte à traduire, leur présence peut difficilement s’expliquer par une volonté de progression du niveau de difficulté, et si l’intention des auteurs était de recenser tous les termes du domaine, le résultat est tout de même un peu… déroutant. Puisque Humbley et Torres Vera insistent sur l’importance de la recherche documentaire et terminologique, il serait sans doute plus instructif de fournir des exemples de fiches ou des techniques et astuces de professionnels plutôt que de donner les équivalents des termes « tout cuits dans le bec » aux étudiants. L’expertise du terminologue Humbley pourrait avantageusement être mise à profit à cet égard. Une amélioration qui, tout en répondant aux objectifs d’autonomisation des étudiants, permettrait de rehausser la qualité du contenu sur le plan pédagogique, serait l’élimination graduelle des dictionnaires accompagnant les textes à traduire, ou encore leur remplacement par des exercices exigeant une contribution plus active de la part des apprenants. Des exercices de recherche guidée dans des dictionnaires, des ouvrages de référence ou des banques de données terminologiques, par exemple, serviraient à cette fin et permettraient aux apprentis de parfaire leurs compétences en recherche. Dans ce manuel, les étudiants disposent principalement de quatre ressources pour évaluer leur travail : un corrigé dans les deux langues, des explications théoriques sur les choix de traduction en fonction de la grammaire (comparée), des conseils méthodologiques sous la forme de techniques de traduction ainsi que des variantes proposées dans les annotations. Selon que ces ressources sont employées avant, pendant ou après la traduction, elles permettent de simplifier ou de complexifier la tâche à l’étudiant. Une autre amélioration consisterait à conseiller les étudiants sur la manière d’employer ces outils et l’étape à laquelle s’en servir. Dans la même veine, on pourrait proposer des stratégies d’apprentissage ou encore favoriser une réflexion sur les stratégies adoptées par les étudiants, encore une fois dans une optique d’autonomisation. Quant aux recommandations d’ordre méthodologique, bien qu’elles soient présentées au fil des textes à traduire, il serait intéressant, dans une réédition, de les inclure dans une section consacrée spécifiquement à la méthodologie, où les étapes du processus de traduction feraient l’objet d’un examen détaillé. Le Mode d’emploi placé en introduction (p. 14-15) – qui, contre toute attente, ne fournit pas de conseils sur l’utilisation du manuel, mais traite plutôt de l’organisation de l’ouvrage – pourrait aussi remplir cette fonction s’il renfermait des conseils méthodologiques ou bien des stratégies d’apprentissage. Afin de mettre en valeur les efforts de vulgarisation des auteurs, il serait également pertinent de procéder à une révision plus approfondie des textes théoriques afin d’éliminer les fautes et les coquilles qui nuisent à leur lisibilité.

Dans les manuels de traduction, si le choix des langues est motivé par des considérations d’ordre professionnel (les besoins en traduction vers l’anglais et l’espagnol en France, dans ce cas-ci), celui des textes et des exercices relève surtout des compétences que doit acquérir l’apprenti traducteur. En se référant au modèle de compétence traductionnelle proposé par le groupe PACTE (2005), on remarque que les connaissances sociolinguistiques, textuelles, lexicales et grammaticales, ainsi que les connaissances encyclopédiques, thématiques et biculturelles abordées dans ce manuel relèvent respectivement de l’acquisition des sous-compétences bilingue et extralinguistique. Quant à l’identification et à la résolution de problèmes, que l’on trouve principalement dans les Techniques de traduction, elles sous-tendent le développement de la sous-compétence stratégique. Les recommandations qui se trouvent dans cette même rubrique permettent également de développer la sous-compétence « connaissances en traduction ». En revanche, la dimension psychophysiologique (ou métacognitive) de l’apprentissage gagnerait à être approfondie. Il en va de même pour la sous-compétence instrumentale (utilisation des sources de documentation), laquelle pourrait être valorisée concrètement grâce à l’ajout d’exercices et le retrait progressif des dictionnaires au profit de techniques de recherche documentaire. Quoi qu’il en soit, si on considère que l’ouvrage de Humbley et de Torres Vera s’adresse à des étudiants de langues étrangères, la preuve est faite que les efforts des auteurs pour marier traduction didactique et traduction professionnelle ont porté leurs fruits. L’authenticité des textes à traduire, la diversité des thématiques, des domaines et des genres abordés ainsi que la présence de variantes proposées dans La traduction trilingue sont des éléments qui favoriseront à coup sûr la motivation des étudiants. De même en est-il pour la présentation bien structurée et l’aspect visuel de l’ouvrage, qui en font une lecture des plus agréables. Bien que ne couvrant pas l’ensemble des dimensions de la compétence traductionnelle, ce manuel comporte deux qualités indéniables, celles d’offrir une synthèse des marques stylistiques de trois langues et d’exposer les différentes réalités culturelles qui sont à la base des choix du traducteur. Tout en démontrant que la stylistique comparée et les procédés de traduction occupent encore une place privilégiée dans les manuels de traduction, les auteurs ont su rafraîchir le modèle du recueil de textes annotés et le revêtir d’atours qui plairont à coup sûr à son lectorat cible. L’intégration du métalangage essentiel à l’exercice de la profession fait partie de ces initiatives que l’on accueille avec enthousiasme. Dans la foulée de cet ouvrage, on peut certainement s’attendre à ce que d’autres manuels trilingues du genre viennent garnir les rayons des librairies et des bibliothèques universitaires européennes dans les années à venir.