PrésentationQuelques incertitudes sur l’incertitude[Notice]

  • Nicolas Froeliger

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Le lecteur aura peut-être reconnu dans ces lignes quelques-unes des premières phrases de la Loterie à Babylone, de Jorge Luis Borges. Dans le recueil où figure cette nouvelle, les traductologues se sont plutôt intéressés aux exploits discrets de Pierre Ménard, pour y explorer parallèles – et bifurcations – avec la traduction. Nous pensons qu’il est temps d’étendre cette perspective : ne pourrait-on pas estimer que nous aussi, traducteurs, pouvons nous souvenir d’avoir été tel ou tel personnage, auteur ou destinataire, chaque fois par procuration, mais toujours en nous dispensant d’avoir recours à la mort, à défaut de l’imposture ; qu’il nous arrive de toucher du doigt l’omnipotence, de subir l’opprobre, et pour certains, ne les oublions pas, les prisons ; que nous sommes, méritons, devons ou regrettons d’être, ou encore d’avoir été invisibles ; que comme tel traducteur cleptomane (Kosztolànyi 1994), il nous arrive de dérober sans encourir nulle punition ? Qui pourrait nier, enfin, que nous tutoyons l’incertitude ? Si d’ailleurs les Grecs de l’Antiquité l’ignoraient, au dire de Borges, ne serait-ce pas aussi parce que leur civilisation est réputée avoir fort peu traduit ? Babylonienne incertitude, donc, liée à l’aléa d’un coup de dés, contre raison grecque, avec comme postérité ce que l’on nomme l’Occident. Mais restons modestes : où en sommes-nous, aujourd’hui, de cette opposition et de cette thématique dans le champ de la traduction et de la traductologie ? En pleine incertitude, de prime abord. Celle-ci se manifeste par rapport au contenu du texte. L’ambiguïté est un paramètre intrinsèque de toute traduction – et à vrai dire de toute activité de communication. Il suffit ainsi de s’attarder un tant soit peu sur n’importe quel passage pour que celui-ci, de transparent, en devienne incertain… C’est le cas relativement aux hapax ou à l’ironie chez les auteurs éloignés de nous dans le temps. Que faire en présence d’un mot ou d’une expression qui n’apparaît qu’une unique fois dans la totalité du corpus disponible, ou lorsque Platon ou Thucydide lance une pique, cruelle ou désopilante à son époque, contre tel adversaire illustre alors et dont on ne sait plus rien aujourd’hui : mais qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ! ? C’est un problème classique des textes anciens, et a fortiori rédigés dans une langue morte : impossible d’aller questionner l’auteur, ou simplement d’en appeler à un locuteur… Symétriquement, il en va de même de nos jours avec les néologismes et les situations culturelles émergentes. Ancien traducteur professionnel, nous nous souvenons d’avoir été fort décontenancé par l’apparition, sans aucune notation explicative, du mot karaoké dans un texte à traduire du Far Eastern Economic Review. C’était il est vrai en 1991 et avant la généralisation d’Internet, qui nous eût facilité la tâche. Mais il faut aussi dire que, entre l’ancien et le nouveau, les erreurs typographiques sont une autre admirable et productive source d’hapax, et donc d’incertitude… Autre cas banal et pratique : comment agir devant un usage inhabituel de tel énoncé ou expression, lorsque ni dictionnaire, ni corpus, ni, à vrai dire, rien de connu à partir de quoi tenter un raisonnement par analogie, ne sont à même de nous orienter ? Le mot m’est connu ; le sens m’échappe… On pourrait estimer que c’est précisément ici que le traducteur peut et doit déployer au mieux ses compétences. Elle s’observe également, cette incertitude, par rapport à la nature de la demande : à quoi va servir le texte qu’on m’a confié ; quels seront ses destinataires ; dans quelle suite d’échanges et de débats vient-il s’insérer ? Quel est le degré de confiance entre les parties …

Parties annexes