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Dans l’univers de la traductologie, le corpus de l’interprétation judiciaire n’occupe encore qu’un espace limité. Or, à l’ère de la mondialisation et du « village global », en croissance rapide, l’importance de cette activité traduisante ne fera bientôt plus de doute. La création, sous l’égide des Nations unies, de tribunaux internationaux (la Cour pénale internationale [CPI], par exemple), les mouvements migratoires des pays du sud vers ceux du nord, les conflits qui ne cessent d’éclater aux quatre coins du monde, la montée en puissance du droit pénal international et humanitaire (avec son corollaire : les crimes contre l’humanité), entre autres facteurs, rendent la fonction de l’interprète judiciaire et son travail toujours plus nécessaires et souhaitables. Cette forme d’interprétation devient même indispensable si l’on veut que la justice soit rendue de façon juste et équitable, en particulier lorsqu’une des parties, voire les deux, ne parlent ni ne comprennent la langue du tribunal. On mesure alors la difficulté de la tâche de l’interprète. Il lui faut peser soigneusement chaque mot prononcé avant de lui trouver un équivalent satisfaisant à la fois pour le droit du for, la langue de la justice et les cultures en présence, tout en s’efforçant de placer la personne dépendant de l’interprétation sur un pied d’égalité avec l’entourage judiciaire. Le prétoire est ce lieu où, nous préviennent en exergue les coauteurs dans l’Introduction, l’enjeu consiste à « comprendre » (understanding) au cours d’échanges « often fraught by explicitly contradictory and competing interests » (p. xx). Il n’est pas rare que l’issue d’un procès en dépende.
D’où l’intérêt d’un tel ouvrage collectif pour mettre à la disposition des interprètes les réflexions, travaux et expériences de spécialistes du domaine venant de divers horizons linguistiques et culturels, afin de comparer les pratiques et les manières de faire d’ici et de là-bas, les difficultés, les problèmes rencontrés et les solutions éventuelles apportées ou envisagées. Le titre est éloquent : il faut rendre justice à l’interprétation judiciaire, cette mal connue. Les huit auteurs des articles que compte cet ouvrage, sous la codirection de deux éminents spécialistes du domaine, s’y sont employés. La maison Benjamins a jugé que leurs contributions, précédemment parues dans la revue Interpreting qu’elle publie – six en 2008 (10[1]) et les deux autres en 2010 (12[2]) –, méritaient d’être reprises dans ce collectif afin de leur donner une plus grande visibilité.
Trois recensions consacrées à quatre ouvrages (dont trois collectifs) complètent le tableau. Ils tournent autour de la triple problématique sur laquelle repose l’ouvrage collectif recensé, soit le discours dans la salle d’audience, l’accès à la justice et la qualité de la prestation. C’est le fil conducteur qui, tout au long de ce collectif, lui assure cohérence et rigueur thématiques.
Le premier article, Interpreting at the Tokyo War Crimes Tribunal (p. 9-27), est signé par Kayoko Takeda, qui enseigne l’interprétation et la traduction de l’anglais au japonais au Monterey Institute of International Studies, en Californie. Elle traite de l’interprétation devant le tribunal (militaire) de Tokyo mis en place en 1946 pour juger les crimes de guerre commis durant la Deuxième Guerre mondiale. Son étude n’est pas une analyse linguistique de l’interprétation, mais porte plus particulièrement sur les aspects sociopolitiques de l’interprétation judiciaire dans un tel contexte (en période de guerre), analysant leurs incidences sur la façon dont les parties organisèrent l’interprétation, ses normes et ses règles, et le rôle des différents groupes de « linguistes » (« Nisei linguists » et « Kibei ») chargés de remplir des fonctions différentes dans ce processus. Les conclusions que l’auteure tire de son étude renforcent l’idée que l’interprétation est une pratique sociale soumise aux conditions sociopolitiques et culturelles du contexte dans lequel l’interprète doit travailler.
La deuxième étude, Judicial systems in contact : Access to justice and the right to interpreting/translating services among the Quichua of Ecuador (p. 29-53), a été effectuée par Susan Berk-Seligson, qui enseigne l’espagnol à l’Université Vanderbilt. Elle traite de systèmes judiciaires en contact et de l’accès à la justice et au droit à l’interprétation chez les Quéchuas de l’Équateur. Dans cette étude, l’auteure analyse la manière dont les chefs autochtones de l’Équateur procèdent pour faire admettre leur droit à employer leur langue et à utiliser leurs modes traditionnels d’administration de la justice dans leur quête d’une plus grande autonomie reconnue par l’État et la société aux minorités linguistiques. Le défi que les pouvoirs publics doivent relever est de leur fournir des services de traduction et d’interprétation convenables. Or, comme nombre de pays encore peu développés, l’Équateur manque cruellement de personnel qualifié pour assurer de tels services et de fonds pour en former et pour financer des services de traduction et d’interprétation à la hauteur des enjeux sociopolitiques, culturels et linguistiques et des attentes des divers groupes d’Amérindiens. À l’époque de la recherche effectuée (2006), l’Équateur disposait en tout et pour tout d’un interprète (oui, un seul !) judiciaire « officiel » (p. 47). Aussi, faute de mieux, les tribunaux recourent-ils à des interprètes ad hoc, peu, mal ou pas du tout formés. On en déduira sans peine les conséquences sur la bonne marche de la justice et la qualité de l’interprétation des audiences où, en matière pénale, les témoignages se font oralement. Dans sa conclusion, Susan Berk-Seligson n’est d’ailleurs guère optimiste, car il ne semble pas que la situation aille en s’améliorant dans un avenir prévisible : les parties en présence paraissent s’accommoder du statu quo actuel.
La troisième étude, Missing stitches (p. 55-81), est due à Ruth Morris (Université Bar Ilan). Elle propose un aperçu de l’attitude des juges face à l’interprétation en matière pénale dans les systèmes judiciaires du Canada et d’Israël. Ici, nous avons affaire à deux États bien structurés et développés en la matière, dont des dispositions législatives[1] prévoient le cas où un accusé (Israël), une des parties ou encore un témoin (Canada) ne comprendraient ou ne parleraient pas la langue de l’instance. Dans un tel cas, existe le droit de recourir à l’aide d’un interprète, à défaut de quoi (les « missing stitches[2] ») les droits fondamentaux des personnes visées se trouveraient bafoués. On voit immédiatement la difficulté d’appliquer ces dispositions dans des États d’immigration, où le nombre de causes qui impliquent des parties nécessitant le recours à un ou à des interprètes augmente de façon exponentielle. Mais la difficulté ne réside pas uniquement dans l’absence ou la présence de lois prévoyant le recours à des services d’interprètes, elle tient aussi à l’attitude des juges, à leur niveau de compréhension éventuelle d’autres langues et à leur réelle volonté de les utiliser, voire de les prendre en compte. Ruth Morris cite, à ce propos, l’arrêt Robin rendu par la Cour d’appel du Manitoba en 1984. Deux types d’arguments s’affrontent, en faveur de l’interprétation et contre celle-ci. D’un côté, l’interprétation dans un procès est vue comme une « solution discriminatoire » (« a discriminatory – and avoidable – alternative to direct comprehension by the court[3] »). Suit une série d’arguments soutenant cette thèse. De l’autre côté, le juge Monnin[4] (dissident) fait valoir que, dans des conditions idéales, la justice voudrait que la personne appelée à juger les faits comprenne la langue de la partie en cause et puisse lire et comprendre les documents qu’elle a soumis au tribunal. On sait ce qu’il en est de cet idéal et de la pratique réelle des tribunaux. Ce droit constitutionnel canadien remonte au xixe siècle, alors que le Talmud, quelque dix-huit siècles plus tôt, en était le lointain précurseur (p. 56) qui reconnaissait déjà, en outre, la différence entre une connaissance active et une connaissance passive d’une langue. Il reste que le texte canadien de 1982 couvre un champ plus large que son équivalent israélien, qui ne parle que de l’accusé. L’exemple de l’Australie (p. 76), finalement, devrait pouvoir convaincre les juges et les systèmes judiciaires des pays où l’on trouve encore des « fils manquants » qu’il est possible d’introduire des changements dans un laps de temps relativement court. L’article est assorti d’une liste fort utile de références à des traités internationaux, à des lois et à de la jurisprudence de plusieurs pays portant sur la question.
Le quatrième article, Norms, ethics and roles among military court interpreters (p. 85-99), rédigé par Shira L. Lipkin (Université Bar Ilan), prolonge le précédent en ce sens qu’il expose le cas d’un tribunal, le tribunal militaire de Yehuda. Les activités d’interprètes d’un tribunal militaire y sont examinées sur une année. Il en ressort que le rôle de ces interprètes dépasse parfois les limites de la seule fonction d’interprétation et qu’ils doivent aussi traduire des documents, tenir le rôle d’huissier et s’occuper de questions de logistique. En outre, la formation de ces interprètes vient après – et non avant ! – qu’ils ont commencé à travailler. Il se pose alors une question d’éthique quant à la fonction d’interprète remplie dans un tel contexte, faisant ressortir le besoin d’un code d’éthique rigoureux et d’un cadre réglementaire régissant la fonction et le rôle de l’interprète oeuvrant devant un tribunal militaire.
La cinquième étude, Interpreting reported speech in witnesses’ evidence (p. 101-123), a été faite par Jieun Lee, qui enseigne la traduction et l’interprétation à l’Université Macquarie de Sydney (Australie). Elle porte sur le discours « rapporté », généralement par un témoin, dans la salle d’audience, et les différentes formes qu’il est susceptible de prendre. L’auteure distingue à cet égard deux situations contextuelles principales, un contexte « primaire » (Primary reporting context) et un autre, « secondaire » (Secondary reporting context), dans les rapports d’intertextualité se déroulant dans la salle d’audience. Ce qui ne semblerait pas poser un trop gros problème a priori entre deux langues voisines, par exemple l’anglais et le français, en pose un non négligeable, d’ordre syntaxique et culturel, entre l’anglais et le coréen en raison de l’ordre d’énonciation (S-V-O) du discours direct et de l’indirect dans chacune de ces deux langues. Le coréen diffère nettement de l’anglais sur ces deux plans-là. En outre, selon le niveau de formalisme du discours, la phrase coréenne, contrairement à l’anglaise, tend à s’allonger plus ou moins : plus le niveau de formalisme des rapports sociaux s’élève, plus la phrase coréenne s’allonge, déférence envers l’interlocuteur d’un statut social supérieur oblige. Cette situation n’est toutefois pas propre au coréen, loin s’en faut, mais elle est de nature à peser sur la qualité, la précision et l’exactitude de l’interprétation entre langues subissant ce « choc des cultures » et des syntaxes.
L’incidence de ces variations linguistiques sur le plan de l’éthique et leurs effets sur la qualité de l’interprétation font l’objet de l’étude suivante, The cooperative courtroom (p. 125-162), la sixième. Ses auteurs, Bodil Martensen et Friedel Dubslaff, enseignent la traduction et l’interprétation à l’Université d’Aarhus (Danemark). Leur article est une étude de cas se déroulant dans un tribunal danois. Cette étude montre comment l’interprétation, sous l’influence de divers facteurs (dont le comportement inhabituel de l’interprète) peut être mal « interprétée », au point que les personnes participant à l’audience, dont le juge (appelé à évaluer la compétence des interprètes ; voir le tableau d’évaluation des interprètes, p. 155), en arrivent à mettre en question la prestation de l’interprète et à douter de sa compétence même. La question de l’éthique en matière d’interprétation est au coeur de ce cas.
Les deux derniers articles (p. 163-222) sont aussi des études de cas, mais consacrés à des interactions micro plutôt que macrolinguistiques dans la salle d’audience, le premier s’intéressant au juge, Judges’ deviations from norm-based direct speech in court, et le second, à l’interprète ; Interactional pragmatics and court interpreting. Leurs auteurs, Tina Paulsen Christensen et Bente Jacobsen, enseignent au département des langues et de la communication des affaires de l’École de commerce de l’Université d’Aarhus. La première étude porte sur les pratiques de trois juges danois dans trois audiences différentes où intervient l’interprétation et analyse la corrélation qu’il est possible de faire entre les styles de discours direct et indirect employés par les juges à divers stades de la procédure. La seconde s’intéresse au rôle que joue le jeu des expressions du visage dans les interactions orales tripartites intervenant au pénal entre la poursuite (ou le procureur) interrogeant un accusé et l’interprète, chacun des protagonistes s’efforçant, d’une façon plus ou moins subtile, de « sauver la face » vis-à-vis des deux autres. La tâche de l’interprète, dans ce contexte, n’est pas la plus simple quand il lui faut tout à la fois interpréter, traduire et coordonner le jeu des expressions qu’affichent les deux autres personnages tout en s’efforçant de préserver leur capital de confiance en sa prestation. La recherche en la matière n’en est qu’à ses balbutiements et laisse entrevoir l’importance du rôle que l’interprétation des expressions du visage peut tenir dans ce genre d’interaction située en contexte judiciaire.
Les quatre ouvrages recensés (p. 223-239), suivis d’un index des noms et des notions, complètent ce volume. Les deux premiers sont en allemand et portent sur l’interprétation au procès de Nuremberg, faisant écho à l’article de Kayoko Takeda sur l’interprétation au tribunal de Tokyo. Les deux suivants portent, entièrement ou partiellement, sur l’interprétation communautaire et l’interprétation judiciaire.
L’interprétation, comme la traduction, est un exercice difficile, fort complexe de surcroît. La judiciaire, à cause des enjeux que porte le procès pénal (le sort de l’accusé ?), atteint sans doute le paroxysme de la difficulté lorsque, dans le prétoire, personne d’autre que l’interprète ne parle ni ne comprend la langue de l’accusé. Si tel est le cas dans les contextes évoqués par les études de ce collectif à propos de pays manquant d’interprètes bien formés et d’installations appropriées, on imagine aisément les difficultés qu’éprouvent des États multilingues tels que l’Afrique du Sud (11 langues officielles) et l’Inde (23 langues officielles !) pour répondre à la demande des citoyens appelés à faire valoir leurs droits devant la justice.
Le mérite et l’utilité d’un ouvrage tel que Doing Justice to Court Interpreting reposent sur le fait qu’il devrait aider à mieux comprendre la complexité des discours des protagonistes dans la salle d’audience, à rendre une justice plus ouverte à l’idée de l’interprétation et davantage consciente de son impérative nécessité et à améliorer, autant que faire se peut, la qualité de la prestation des interprètes judiciaires sous toutes ses formes. S’il atteint de tels buts, ne serait-ce que partiellement, ses auteurs auront fait oeuvre utile.
Parties annexes
Notes
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[1]
Pour le Canada, l’article 14 de la Charte canadienne des droits et libertés (1982) ; pour Israël, l’article 140 du Code de procédure pénale (Israel Criminal Procedure Law, 1982).
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[2]
Paroles prononcées par Beverley McLachlin, juge-en-chef du Canada, à sa cérémonie d’assermentation, le 17 janvier 2000 : « If one searches one can find missed stitches. » Traduction : « En cherchant bien, on trouve quelques fils manquants. »
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[3]
Voir Constitutional Law of Canada (Dernière mise à jour : 2013) : Consulté le 22 février 2012, http://www.constitutional-law.net/Mercure.pdf, p. 7.
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[4]
Voir : Institut canadien d’information juridique. Consulté le 22 février 2012, <http://www.canlii.org/en/mb/mbca/doc/1984/1984canlii42/1984canlii42.html>.