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La parution d’un nouveau dictionnaire mérite toujours d’être soulignée, à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’un dictionnaire entièrement dédié à la francophonie canadienne. Que cet ouvrage soit l’oeuvre d’une équipe de chercheurs de la Roumanie et qu’il soit publié en roumain pique d’autant plus la curiosité : quel regard porte-t-on sur la francophonie canadienne depuis l’extérieur ? Comment sont perçues ses variétés de français ? Quels aspects sociaux, culturels et historiques sont jugés assez importants pour trouver place dans un tel dictionnaire ? Et surtout, pourquoi et dans quel contexte a-t-il été créé ?
Premier ouvrage du genre publié en Roumanie, le Dicţionar de francofonie canadiană (DFC) reflète l’intérêt que suscite la culture canadienne dans ce pays qui a accueilli dans sa capitale, Bucarest, le XIe Sommet de la Francophonie en 2006. Le projet, entrepris en 2007 et financé par le CNCSIS (Conseil national de la recherche scientifique et de l’enseignement supérieur de Roumanie), a été dirigé par une équipe de professeures de l’Université Alexandru Ioan Cuza de Iaşi, université réputée entre autres pour sa longue tradition d’excellence en littérature. Le DFC a été conçu dans l’optique de servir d’instrument de travail tant pour les spécialistes des études canadiennes que pour les étudiants, les chercheurs et les professeurs, et son objectif principal est de faire connaître au public roumanophone et francophile la vitalité et la diversité de la langue française au Canada, à travers les auteurs, les oeuvres, et les institutions qui la diffusent, mais aussi par la présentation de faits historiques marquants et de concepts politiques spécifiques à la francophonie canadienne.
Les auteurs
Le projet, fruit d’une collaboration entre plusieurs universités de Roumanie, a été réalisé par une équipe de chercheuses dont les centres d’intérêt sont, manifestement, la littérature et les questions de langue ; le regard que porte le DFC sur la francophonie canadienne est donc principalement linguistique et littéraire. La directrice générale du projet, Corina Dimitriu-Panaitescu, est professeure au département de langue et littérature françaises de l’Université Alexandru Ioan Cuza et a collaboré à plusieurs projets de dictionnaires en langue roumaine, dont un dictionnaire des écrivains d’Amérique du Nord (Dicţionar de scriitori din America de Nord, 2008), en plus d’être l’auteure de nombreux livres et essais sur la poésie. La coordination du projet a été assurée par Dana Nica, Maria Pavel et Cristina Petraş, toutes trois également professeures au département de langue et littérature françaises de l’Université Alexandru Ioan Cuza et auteures de nombreux ouvrages et essais sur les littératures québécoise et canadienne, et sur la société québécoise en particulier. Les articles ont été composés par une équipe de 25 collaborateurs et collaboratrices, dont deux de l’Université de Montréal. Ont également collaboré au projet à titre de conseillers Patrice Brasseur, de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, Zélie Guével, de l’Université Laval, et Antoine Soare, de l’Université de Montréal. C’est donc dire que ce projet a réuni un nombre important de spécialistes de la francophonie canadienne.
Le dictionnaire
Le DFC, imposant avec ses 879 pages (une version électronique sur CD-ROM est fournie avec l’ouvrage), s’ouvre sur un mot de présentation dans lequel C. Dimitriu-Panaitescu donne l’orientation de l’ouvrage, principalement tourné vers les sciences humaines et sociales : un dictionnaire « hybride, encyclopédique et pluridisciplinaire, mais aussi dictionnaire de langue […], de noms propres […] et de termes spécifiques à la francophonie canadienne […][1] ». Elle y explique les critères de sélection des entrées, la méthodologie de rédaction des articles, ainsi que le choix des sources, variées et nombreuses et dont la liste est donnée dans la bibliographie en annexe. Vient ensuite une introduction de quatre pages, écrite par Maria Pavel, qui souligne les principaux faits historiques liés à la francophonie canadienne depuis l’arrivée de Jacques Cartier en 1534 jusqu’à l’époque actuelle. Cette introduction, qui aborde aussi la question de l’origine des toponymes canadiens, est particulièrement utile pour placer en contexte les évènements ayant eu des répercussions importantes sur l’évolution des variétés de français au Canada (p. ex., colonies d’Acadie et du Canada, Traité de Paris, Loi 101). Y sont aussi présentées les dernières statistiques (2006) sur la présence francophone dans chaque province.
Une encyclopédie…
Le dictionnaire se compose de deux parties distinctes ; la première est d’orientation plutôt encyclopédique alors que la deuxième porte essentiellement sur la langue. La partie encyclopédique comporte quelque 600 entrées, présentées en ordre alphabétique et sur deux colonnes par page. Tous les articles, entièrement originaux, sont signés des initiales de leur auteur. Les figures marquantes, de domaines divers comme la politique, l’histoire, la littérature et les arts plastiques, comptent pour un peu plus de la moitié des entrées de cette première partie. Les auteures du projet ont également décidé d’inclure les noms de plusieurs membres de la diaspora roumaine, dans le but, comme il a été expliqué dans l’introduction, de montrer l’intégration et la participation active de ces derniers à la société canadienne d’expression française. Tous les articles concernant des personnes suivent la même présentation rigoureuse : nom, date et lieu de naissance et, s’il y a lieu, de décès, domaine(s) dans le(s)quel(s) cette personne a oeuvré. Viennent ensuite une description généralement très complète de sa vie et de son oeuvre, une bibliographie, une liste des oeuvres ayant été traduites en roumain, le cas échéant, et enfin quelques références critiques. Les articles portant sur des personnalités marquantes de leur domaine respectif, par exemple Paul-Émile Borduas, Paul Chamberland, René Lévesque et Gabrielle Roy, sont très détaillés, et même si les auteurs québécois sont forcément prédominants dans la nomenclature pour des raisons démographiques, les figures importantes de la littérature acadienne y sont bien représentées (Herménégilde Chiasson, Antonine Maillet, Francine Daigle, Pascal Poirier, etc.). Cependant, si une place de choix est accordée aux poètes, aux écrivains et, dans une certaine mesure, aux cinéastes et aux peintres, on ne peut que regretter l’absence des personnalités importantes de la télévision et de la chanson, des domaines pourtant très vivants au Canada compte tenu de la taille de la population francophone. Ainsi, bien que l’oeuvre écrite de Victor Lévy-Beaulieu soit présentée de façon exhaustive, aucune mention n’est faite de ses pourtant très populaires téléromans (Race de monde, L’héritage, Bouscotte, etc). Du côté de la chanson, on s’explique assez difficilement sur quels critères se sont fondées les auteures pour limiter leurs choix à la Bolduc, aux Bozos, à Céline Dion, à Garou et à Daniel Lavoie alors qu’on ne mentionne ni Félix Leclerc ni Gilles Vigneault en entrée distincte, ce dernier étant pourtant l’auteur de Gens du pays, chanson considérée par plusieurs comme l’hymne national du Québec. On doit cependant souligner la somme considérable de travail qui a été accompli pour compiler une telle masse d’information, pour recenser autant d’ouvrages et pour produire des articles originaux, adaptés à un public qui connaît peu les cultures canadienne et québécoise.
En ce qui concerne la présentation matérielle de l’ouvrage, les entrées correspondant à des concepts, à des lieux géographiques, à des faits historiques ou à des groupes sociaux sont en roumain, et sont suivies du terme équivalent en français, entre parenthèses. Les vedettes de renvoi permettent de trouver les termes français qui diffèrent grandement de ceux en roumain ; par exemple, on trouve sous GRAND DÉRANGEMENT[2] un renvoi à MAREA STRĂMUTARE et à DEPORTAREA, alors que LOIALISTII a été jugé assez près de LOYALISTES pour permettre l’omission d’un tel renvoi à partir du français. Ce choix de rédaction, sans doute fait pour des questions d’économie d’espace, complique cependant la recherche puisque la présence ou non d’une vedette de renvoi en français semble relever de critères variables (p. ex., aucune entrée RÉBELLION DES PATRIOTES pour REBELIUNEA PATRIOŢILOR, mais une à RELATIONS DES JÉSUITES pour RELATĂRILE IEZUIŢILOR) ; l’absence d’index, qui aurait permis de systématiser la recherche, est regrettable. Les articles sont pour la plupart très complets et très bien documentés, et présentent souvent des compléments d’information par renvoi à d’autres entrées ; ils sont également étayés par de nombreuses références à des spécialistes du domaine concerné. En particulier, les concepts liés au système politique ou à la situation linguistique du Canada, par exemple accommodement raisonnable (sous ACOMODARE/INTEGRARE REZONABILĂ), aménagement linguistique (sous AMENAJAMENT LINGVISTIC) et politiques linguistiques canadiennes (sous POLITICI LINGVISTICE CANADIENE), ainsi que les entrées portant spécifiquement sur la langue (chiac, acadianismes, québécismes, amérindianismes et anglicismes, pour ne nommer que ceux-là) sont particulièrement bien référencés et dénotent un réel souci de montrer la diversité linguistique sous un angle positif et dynamique.
… mais aussi un dictionnaire de particularismes
La deuxième partie du DFC, d’une cinquantaine de pages et intitulée Mic dicţionar de canadianisme (petit dictionnaire de canadianismes), est subdivisée en deux petits glossaires, le premier d’acadianismes, comptant environ 250 entrées, et le deuxième de québécismes, de quelque 400 entrées. Les adresses sont donc en français acadien ou québécois, et sont suivies de la catégorie grammaticale et du genre du mot, de son équivalent, le cas échéant, en français de France, indiqué (fr. F). Viennent ensuite un équivalent en roumain et une définition, quelques exemples tirés d’un corpus littéraire ou oral, des renseignements sur le contexte d’emploi, et des explications d’ordre historique, grammatical et phonétique. La présentation est, comme dans la première partie de l’ouvrage, rigoureuse et claire. C’est dans le choix des entrées que le bât blesse, comme trop souvent lorsque l’on compile un dictionnaire de particularismes. En effet, qu’est-ce qu’un acadianisme ? Qu’est-ce qu’un québécisme ? Est-ce qu’une prononciation différente ou encore une inversion accidentelle de certaines syllabes, constitue un mot, partagé par au moins une partie de la communauté linguistique décrite ? Ces questions sont importantes, puisqu’elles permettent de s’interroger sur la présence en adresse d’une forme non canonique d’un verbe (chus, chuis, chu [je suis], ons (j’-) [j’ai]), d’une prononciation marginale (carculer [calculer], haguir [haïr], guiâbe [diable]), d’une inversion de lettres (chesser [sécher]), d’un nom de marque dont la présence ne se limite certainement pas au Québec (Kraft Dinner [et dont la définition, « macaroni au fromage », laisse penser que tout plat de macaroni au fromage s’appelle, au Québec, du Kraft Dinner]), ou encore de mot à valeur plus que folklorique (coquemar, que l’on dit cependant vieilli au Québec, puisqu’il serait remplacé de nos jours par… bombe ou canard [bouilloire]). Bien que le choix de la nomenclature se soit fait sur la base des attestations trouvées dans des corpus, la taille plus que réduite de ces derniers dans le cas des acadianismes (quatre ouvrages seulement pour le corpus littéraire, dont le Dictionnaire des régionalismes du français de Terre-Neuve, et un corpus constitué des transcriptions d’une émission de radio communautaire de la Nouvelle-Écosse) et le manque de diversité dans le choix des auteurs dans le cas des québécismes (sur 29 ouvrages, 22 auteurs différents) ont entraîné l’inclusion d’expressions ou de mots idiolectaux, ou tout simplement très peu répandus. On peut s’interroger, par exemple, sur la nécessité d’inclure dans des glossaires aussi petits des expressions comme à la brouche-brouche et se faire passer un Labrador. Ces choix plus que discutables viennent assombrir une recherche pourtant intéressante et originale, où de véritables canadianismes de forme ou de sens comme auditorium, bagel, bailler, chefferie, haler, péréquation, quêteux, quétaine, téléroman et traversier sont présentés avec toute la rigueur et l’objectivité que l’on est en droit d’attendre d’un ouvrage aussi imposant et ambitieux.
Ces quelques critiques ne doivent cependant pas faire oublier les nombreux mérites de ce Dicţionar de francofonie canadiană, qui, faut-il le rappeler, a été élaboré en moins de cinq ans. L’exhaustivité en un aussi court laps de temps et surtout, en un seul volume, aurait été impensable ; on n’a qu’à penser au projet de Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec du Centre de recherche en littérature québécoise, qui a débuté en 1971 et qui couvre à l’heure actuelle pas moins de neuf volumes, pour se donner une idée de l’ampleur de la tâche que se sont donnée les auteures du DFC. On ne peut également que se réjouir de voir que la variété linguistique et culturelle du Canada n’intéresse pas uniquement les principaux concernés, mais aussi tous les francophiles, et qu’elle est non seulement légitime, mais aussi digne d’être le sujet central d’un ouvrage de référence aussi original que le Dicţionar de francofonie canadiană.