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Le Montesquieu de L’Esprit des loix pensait que les lois éclairent l’histoire d’un pays. Celles du Canada en sont une preuve éclatante, comme celles de nombreux autres pays d’ailleurs. Les lois font l’objet de débats, souvent longs, vifs et parfois houleux dans les parlements. Celui qui secoua la Suisse, en 1910-1911, autour d’un code civil fédéral et trilingue, est un jalon important dans l’histoire de la traduction (juridique), une sorte de « bataille d’Hernani » du droit (civil), mais braquée sur son langage. L’enjeu n’était rien de moins que la lettre contre l’esprit, la traduction littérale contre la traduction libre. C’est un vieux débat. Il resurgit à tout propos lorsque paraît la énième traduction d’un roman de Dostoïevski, celle du chef-d’oeuvre de Proust (faut-il dire : Remembrance of things past ou In Search of lost time ?) ou d’un traité de philosophie. Il en va de même pour la traduction des lois. La loi est la vitrine d’un pays, en particulier dans la grande et vieille famille de droit romano-germanique. Sa forme, son vocabulaire, son style ne sont pas moins importants que son contenu, les règles qu’énonce le Législateur. Depuis les Dix commandements, on sait à quel point les mots et le style des lois peuvent agir sur la « logique de l’écriture » (Goody), et réciproquement, les us et coutumes peser sur les traditions de rédaction des lois (Coode c. Montesquieu) et, finalement, sur la manière dont on rédige, donc sur la façon de penser. Comparez, par exemple, la manière dont les Allemands, les Anglais et les Français rédigent leurs textes.
Valérie Dullion part de ce débat historique autour de la traduction d’une loi, mais pas de n’importe laquelle : un code civil, soit une sorte de guide du « vivre ensemble » dans une société donnée. D’où son importance non seulement pour les juristes qui vont devoir l’appliquer, l’interpréter, l‘expliquer et le décoder auprès des justiciables, mais aussi pour l’ensemble des citoyens d’un pays. Pour les premiers, le code civil est une bible, l’ouvrage de référence professionnel par excellence ; les seconds y voient la longue liste des états de la vie quotidienne de tout un chacun et ses nombreuses étapes ponctuées d’autant d’actes : naissance, mariage (et divorce…), acquisition et disposition de biens, transmission du patrimoine, décès, etc. Aussi, lorsque ce code est proposé en deux ou plusieurs langues comme dans les pays soumis à un régime de bilinguisme (Canada, Cameroun, Finlande) ou de multilinguisme (Afrique du sud, Suisse), la traduction dudit code revêt-elle une importance dépassant l’acte simplement traductif pour prendre une dimension politique nationale, voire présenter un enjeu linguistique particulièrement sensible, comme au Canada et en Suisse. Aussi la traduction d’un code en ses différentes versions est-elle un objet d’étude particulièrement prometteur en ce qu’il se prête à une analyse comparée sur plusieurs plans, dont le linguistique, le juridique et le sociologique. Des conclusions intéressantes sur la traduction en tant que pratique sociale peuvent en découler. C’est le cas dans Traduire les lois. Un éclairage culturel.
Les ouvrages théoriques ou didactiques d’importance consacrés à la traduction juridique ne sont pas légion. Celui de Valérie Dullion vient s’inscrire dans ce qui est désormais reconnu comme affluent majeur de la traductologie, la « juritraductologie », dont il vient enrichir le corpus doctrinal. La démarche suivie dans Traduire les lois est résolument comparative. Elle s’appuie sur le corpus (« idéal », dit-elle, p. 8) que constitue l’exemple historique et richement documenté que sont la version française du code civil suisse et les traductions françaises du code civil allemand d’avant la Première Guerre mondiale, soit les cinq textes du corpus étudié. Son travail comparatif est axé sur l’étude descriptive de ces traductions, l’examen des données culturelles recueillies et l’analyse des réflexions que les traducteurs ont livrées sur leur travail. Par le domaine couvert, celui de la traduction juridique, et par l’analyse comparative des textes de loi et des versions linguistiques considérés, cet ouvrage s’adresse autant au monde de la pratique qu’à celui de la recherche en traduction. Les uns et les autres y trouveront matière à réfléchir sur les pratiques sociales qui conduisent à l’élaboration et à la production des lois afin de mieux en comprendre les mécanismes, les ressorts et « l’esprit », en vue, pour les uns, d’affiner leur pratique, et pour les autres, de poursuivre et faire progresser la compréhension des facteurs et des ressorts agissant sur l’acte traductif et menant à telle expression finale : le texte d’arrivée. Dans ce vaste univers langagier, la jurilinguistique canadienne (dont la définition, en l’occurrence, est mal attribuée : voir p. 17, note 18) occupe une place particulière.
L’auteure projette son regard comparatiste dans six chapitres bien équilibrés (ils comptent tous une trentaine de pages) qui se partagent les trois axes précités. Le premier chapitre (p. 33-69) présente les textes de départ que sont le Bürgerliches Gestezbuch für das Deutsche Reich (BGB) de 1896 et le Code civil suisse (CCS) de 1907 et présente une analyse de la codification du droit civil en Allemagne et en Suisse, un siècle après le Code Napoléon (1804) toutefois. Ces textes sont présentés sous leur aspect historique, leurs caractéristiques juridiques et linguistiques. Le lecteur y trouvera un concentré d’histoire de la codification européenne et des considérations éclairantes sur la manière dont chacun des trois États concernés (Allemagne, France et Suisse) a conçu son code, ainsi que sur les techniques d’élaboration employées pour l’établir et effectuer la synthèse des coutumes, règles, traditions et institutions juridiques des uns et des autres. Trois esprits différents, reflétant des « divergences profondes dans la conception du discours législatif : ce discours doit-il être savant ou « populaire » ? » (p. 64), ont présidé à cette édification. Les différences et écarts notionnels, entre autres, posent au traducteur nombre de problèmes, qu’il faut résoudre cas par cas. Petit détail historique qui n’est pas sans importance, la Suisse est alors le seul des trois États à avoir produit un code en régime d’institutions démocratiques. Elle est aussi le pays où s’est élaboré un code que certains ont qualifié d’« interculturalité réussie » (p. 46), préfigurant une « unification de certaines branches du droit privé à l’échelle européenne ou internationale » (ibid.).
Après avoir vu, dans le premier chapitre, les textes de départ, dans le deuxième chapitre (p. 71-98), ce sont les textes d’arrivée qui entrent en scène. Ils sont soumis à une première lecture, en quête du « profil » des traductions selon une méthode qui vise à « recueillir des données permettant d’étudier les rapports entre stratégies de traduction et culture d’arrivée » (p. 71). Ces données serviront à l’enquête menée dans le chapitre suivant sur le contexte culturel des traductions. L’examen des caractéristiques textuelles de ces traductions révèle des différences notables dans la démarche des différents traducteurs, certains étant plus « sourciers » que « ciblistes », d’autres plus « ciblistes » que « sourciers ». Se pose alors la question de savoir « dans quelle mesure une diversification des stratégies en fonction des niveaux du texte est-elle compatible avec la précision juridique ? » (p. 96). Les stratégies dégagées permettent d’établir que l’on a affaire à une sorte de traduction particulière, en l’occurrence à une « retraduction active » ou « passive ». Cette distinction est importante en ce qu’elle permet de tirer des conclusions des changements qui interviennent dans la culture d’arrivée ou de « tirer de la comparaison une connaissance plus fine de la traduction en tant que pratique sociale » (p. 98).
Le troisième chapitre (p. 99-136) est consacré à la description du contexte culturel, vaste et complexe, dans lequel les cinq traductions du BGB (les quatre françaises et la suisse) ont été produites et se sont inscrites. La période couverte montre le bouillonnement intellectuel qui agita le monde juridique européen au xixe siècle et conduisit au renouvellement de la pensée juridique, traversée et nourrie des influences et apports réciproques des différentes écoles de pensée allemandes et françaises, et à l’avènement du droit comparé moderne dans la foulée des études de « législations comparées ». Une biographie, courte mais éclairante, de chacun des traducteurs responsables des versions analysées est présentée. On retiendra, au passage, les débats auxquels a donné lieu, en Suisse, la « question linguistique » (p. 130), avec ses tensions sous-jacentes en partie liées à l’identité culturelle, avant d’atteindre l’équilibre linguistique qu’on lui connaît, lequel repose sur une stabilité politique incomparable. Ceci explique-t-il cela ? Cela n’est pas sans rappeler les débats qui agitent toujours le Canada, où la question linguistique reste une « corde sensible ».
Le contexte historique des traductions analysées étant posé, le quatrième chapitre (p. 137-177) porte sur les traductions mêmes produites par les différents traducteurs, confrontés à la terminologie et à la phraséologie juridiques. Cette analyse comparée est précédée d’un exposé sur les fondements théoriques dont il faut être muni lorsque l’on s’aventure dans les méandres où s’entrecroisent la linguistique, la traductologie et le droit. La question de la langue spécialisée, de la terminologie, du terme, de la notion et de la phraséologie juridiques est traitée de façon succincte mais édifiante (p. 138 et s.). On ne peut, en effet, en faire l’économie lorsque le langage du droit, langue de spécialité, est considéré dans la perspective d’une traduction. On peut ensuite passer à l’analyse proprement dite des traductions et des « équivalences » (p. 148 et s.). La question ne cesse de faire débat : la traduction (juridique) se résume-t-elle à trouver des équivalents aux termes du texte de départ (position de nombreux juristes) ou (pour les non moins nombreux « ciblistes ») à les fondre dans une « équivalence des discours en dépassant le niveau du terme » (p. 144) ? On connaît mes idées sur le sujet, soit qu’il importe de produire un texte d’arrivée équivalent en droit au texte de départ (fonctionnellement parlant, s’entend ; on sait que l’identité, en matière langagière, est utopique), mais correspondant à la culture juridique d’arrivée. C’est alors que la traduction juridique prend toute sa dimension d’acte de droit comparé. C’est la méthode qu’applique ici Valérie Dullion dans son analyse raisonnée des traductions. Une telle analyse peut porter sur différents aspects d’un texte, notamment terminologiques et phraséologiques, mais le plus important reste la notion portée par le terme. L’analyse des divergences, des écarts ou différences d’ordre notionnel relevés entre les termes (pour diverses raisons : sémantiques, structurelles, temporelles, etc.) est sans doute la démarche potentiellement la plus éloquente et porteuse de significations quant à la supposée « équivalence » des termes. Les résultats et les commentaires en découlant sont éloquents (voir tableaux p. 156 et s.).
Dans le chapitre suivant, le cinquième, les traducteurs font face aux conventions du discours législatif. Comme dans le chapitre précédent, avant de passer à l’analyse des traductions, il importait d’établir les fondements théoriques et d’énoncer la méthode de travail suivie. La loi est un mode d’expression du droit des plus caractéristiques par la forme et la disposition de ses énoncés, qui sont soumis à des contraintes et conventions de rédaction particulières, lesquelles varient, parfois considérablement, d’un système juridique à l’autre, présentant ainsi des difficultés singulières au traducteur. On connaît l’exemple de l’expression nuancée de l’obligation en anglais (may, shall, must), qui n’est pas rendue de la même façon en français ni en allemand (können/sollen et dürfen/müssen). Il s’ensuit que le traducteur doit maîtriser les deux discours spécialisés en présence pour réexprimer le message juridique de manière conforme – mais équivalente – au code rédactionnel du système d’arrivée. À cette fin, la stylistique et l’analyse du discours lui seront fort utiles pour exprimer, par exemple, l’hypothèse (p. 194) ou la généralité (p. 197). Toutefois, ce n’est qu’à la suite d’un travail d’interprétation du texte, plus ou moins poussé, que le traducteur parviendra à réexprimer le message de manière claire et fidèle, voire idiomatique. Tel semble bien être le cas de la traduction du Code civil suisse par rapport aux quatre traductions du BGB (p. 207 et s.), lui conférant un caractère nettement cibliste qui « ne conduit pas, globalement, à un résultat moins exact [que celui des traductions sourcières. V. p. 208] » (p. 212).
Le dernier chapitre, le sixième (p. 213-256), est consacré à l’explication et à la critique des cinq traductions étudiées et aux conclusions à en tirer. La partie réservée à la critique de la traduction du CCS et au vif et long débat public que cette traduction a déclenché en Suisse est riche d’enseignements pour toute personne qu’intéresse la traduction juridique, voire la traduction tout court. Les critiques du texte français, dont le maître d’oeuvre est Virgile Rossel, éminent juriste (et bien d’autres choses encore : historien, poète, romancier, professeur et homme politique !), privilégient une concordance stricte entre les textes (allemand, français, italien) « obtenue au besoin par un littéralisme et une néologie allant contre l’usage du français juridique » (p. 215). Ils rejettent en outre les préoccupations d’ordre esthétique, qui sont à reléguer au second plan. L’argument littéraliste n’a rien d’étonnant en soi quand on sait l’importance, la pérennité et la vigueur, aujourd’hui encore, de la traduction littérale dans la longue histoire de la traduction. L’expérience de la traduction plurilingue de la Suisse, qui précède et confirme celle d’autres ensembles plurilingues (Canada, Union européenne, par ex.), montre que l’exigence de précision et de sécurité juridiques peut désormais être mise en balance avec la lisibilité des textes de loi, devenue enjeu politique ; on retiendra, en outre, que l’équivalence fonctionnelle « joue en faveur de la préservation des différences » (p. 253).
L’analyse effectuée dans ce dernier chapitre met au jour les facteurs explicatifs des projets de traduction considérés dans les chapitres précédents. Elle permet enfin de mettre en évidence la fonction que remplissent vraiment ces traductions sous l’angle que Valérie Dullion a retenu comme axe structurant de son argumentation, soit la traduction envisagée comme instrument ou comme document selon la typologie fonctionnaliste établie par Christiane Nord. Une différence nette ressort des projets des quatre traductions du BGB et de celui du CCS, mais des rapprochements entre certaines traductions sont également visibles lorsqu’elles « reposent sur un projet de traduction original, et représentatif d’une réflexion fertile sur le rapport entre droit et langage » (p. 255).
C’est dans le labyrinthe de ce rapport, en fin de compte, que se situe le véritable enjeu de la traduction juridique dont est porteuse la langue du message. Le fil d’Ariane auquel le traducteur se raccroche pour parvenir à la mythique équivalence n’est rien de moins que la charge culturelle à réexprimer dans le texte d’arrivée. Le langage du droit, plus que nombre d’autres langues « spécialisées » d’extraction récente, véhicule un passé profondément ancré dans l’Histoire d’un pays. Son mode d’expression privilégié, la loi, transporte un legs culturel, celui que le législateur insère dans le texte législatif et qu’il s’agit de reproduire aussi dans le texte d’arrivée. La question est alors de savoir si ce legs doit y être reproduit tel quel, conformément à la lettre, ou de façon plus créative, dans l’esprit du système d’arrivée et de sa langue. Il nous a été donné de voir les deux positions adoptées par les traducteurs. L’exemple que la Suisse nous donne par la voie de la traduction du CCS porte à réfléchir sur les effets potentiels qu’une traduction peut exercer sur une société donnée aspirant à une « interculturalité réussie » des individus qui la composent.
La leçon que l’on peut tirer des traductions présentées et analysées par Valérie Dullion est que, quelle que soit la difficulté du domaine et malgré les nombreux obstacles qui jonchent sa route, le traducteur, quand le savoir-faire et l’inventivité se conjuguent au service du texte et de sa fonction communicative, parvient le plus souvent à les surmonter, à les franchir, voire à les contourner, comme Virgile Rossel a su le faire pour le Code civil suisse. Si les lois éclairent bien l’histoire d’un pays, ce qui donnerait raison à Montesquieu, l’épopée de la traduction du CCS illustre, elle, l’odyssée de la traduction lorsqu’il s’agit de faire triompher l’esprit de la loi.
Tels sont les mérites d’un ouvrage de juritraductologie dont on recommandera fortement la lecture à tout traducteur-chercheur, apprenti ou expérimenté, désirant se colleter avec le texte juridique, en particulier la loi, son archétype, afin d’en mieux comprendre la mécanique, les subtilités et les enjeux sous-jacents. Dans un ouvrage aussi dense, mais au style sobre et précis reflétant la rigueur et le sérieux de l’entreprise, un index des noms d’auteurs cités – voire également des thèmes et sujets traités – n’aurait pas été de trop pour en faciliter la consultation. Détail négligeable au regard de la qualité et de l’intérêt de l’ensemble.