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Ce livre, consacré à la traduction littéraire en Europe orientale et en Russie, aborde essentiellement la traduction au 20e siècle, avec une incursion en ce début du 21e siècle. En réalité, l’Europe centrale est elle aussi envisagée, avec notamment des études relatives à la Hongrie et à des auteurs tchèques comme Kundera.
Les auteurs sont des professeurs d’universités ou des chercheurs, issus en grande partie d’universités américaines, parfois de Belgique, de Bulgarie, de Lettonie, du Royaume-Uni, de Slovénie, de Suède ou encore de Turquie. Cette diversité d’origines est particulièrement intéressante dans la mesure où l’ouvrage donne ainsi une vision européenne interne (Europe centrale et orientale), une vision européenne externe (pays ne faisant pas partie de l’ancien bloc de l’Est) et une vision américaine de la problématique. La conjonction d’un regard intime et d’un point de vue extérieur permet de donner de la perspective au champ d’étude. La traduction littéraire est de la sorte étudiée avec des angles d’attaque différents, ce qui confère au livre une dimension kaléidoscopique.
La Russie et l’Europe orientale sont considérées comme une région de traduction intrinsèque, qui réunit la synthèse inédite d’histoires parfois communes, mais de cultures, qu’elles soient religieuses, linguistiques ou sociales, très différentes. L’ancien bloc de l’Est se présente comme l’imposition d’une langue dominante qui vient se superposer (l’idée de supériorité est fondamentale) aux langues nationales, régionales, voire locales, existantes. C’est en quelque sorte l’histoire d’une traduction-domination, d’une traduction-imposition, qui tente d’uniformiser des formes de pensées. Bien entendu, les traducteurs et les lecteurs polyglottes (il suffit de penser à la longue tradition des juxtalinéaires) ont la part belle dans ce contexte, souvent au détriment d’une production littéraire originale, étouffée dans le giron d’un pouvoir centralisateur.
Le livre est une collection d’épiphanies, formant finalement une approche thématique heureuse de ce qu’a pu être la traduction littéraire du romantisme à nos jours en Europe centrale et orientale. La synthèse généraliste prend le pas sur un panorama exhaustif, encyclopédique, avec bien entendu plusieurs pans importants passés sous silence, ce qui est la rançon de ce type d’ouvrage.
L’étude est divisée en trois parties : Contexts, Subtexts et Pretexts. Ce dispositif adopté par commodité articulatoire permet d’ordonner les 18 textes du livre en fonction de critères d’analyse de la production traduisante plutôt que selon le sujet traité. En évitant une disposition historique, géographique ou proprement littéraire, c’est « ce qui entoure la traduction » qui fait l’objet du débat et autorise une mise à distance du sujet afin de le traiter avec le recul qui s’impose.
La première partie, Contexts, analyse l’environnement socioculturel des traducteurs et de leurs productions, en montrant les enjeux politiques et culturels de celles-ci, qu’il s’agisse du choix des originaux, de la manière de les rendre dans la langue cible et des critères de réception. En un mot, on pourrait dire que c’est le traducteur engagé qui est à l’oeuvre dans cette partie.
Les auteurs-traducteurs défilent devant nos yeux. C’est d’abord Kundera donnant en 1984 The Tragedy of Central Europe (dont le titre est déjà évocateur), auto-traduit de l’original français Un Ouest kidnappé. Cette auto-traduction montre que la tradition culturelle d’Europe centrale et orientale ne privilégie pas nécessairement les traductions dans les langues de ces pays, avec en filigrane le message d’une identité transeuropéenne. Aux yeux de Kundera, la vraie Europe occidentale s’incarne dans les pays d’Europe centrale et la traduction d’oeuvres originaires de ces pays dans les langues occidentales « traditionnelles » (le français et l’anglais par exemple) constitue ce que l’on pourrait appeler une « traduction culturelle » qui renvoie à l’Occident sa propre image.
Pour la Russie, on voit Joukovski, ce poète et traducteur du début du 19e siècle, qui sonde les liens entre romantisme et narodnost’, ce sentiment d’identité nationale. Ou encore Biélinski, immense critique littéraire occidentaliste, qui affirmait dans ses Rêveries littéraires (1834) que la littérature russe n’existe pas. La conjonction de ces deux positions ne pouvait qu’ouvrir une voie royale à l’activité traduisante en Russie.
Enfin, le poète symboliste russe Balmont, traducteur éclectique puisqu’il passa sans transition de la traduction du Sakuntala, chef-d’oeuvre de la dramaturgie sanskrite, à celle du Popol Vuh, la célèbre épopée maya. Ses choix d’originaux étaient dictés par sa volonté d’abandonner l’Antiquité classique telle que nous la connaissons en Europe occidentale au profit de ce qu’il considérait l’Antiquité « authentique ». Parmi ses traductions, on peut citer La vie de Bouddha d’Ashvagosha, Salomé d’Oscar Wilde, La vida es sueño de Calderón ou encore L’Oiseau bleu de Maeterlinck. Balmont a traduit des oeuvres d’au moins 70 auteurs dont l’ensemble forme, selon Susmita Sundaram, une « mythologie culturelle ».
En dehors de la Russie, une attention particulière est portée à des traducteurs serbes et croates comme Kiš et Sever. La conception de Kiš est celle d’une traduction-recommandation (à ses lecteurs s’entend) ; c’est ainsi qu’il rend en serbe les textes de la poétesse antisoviétique Marina Tsvetaïeva. Sever traduit en croate des oeuvres du futuriste Maïakovski, dont le célèbre Nuage en pantalon de 1915, qui est une critique aiguë de tous les postulats de la société russe de l’époque et qui n’est pas sans rappeler le romantisme. Les audaces poétiques de Maïakovski font penser à Pasternak, avec lequel il entretint par ailleurs une longue correspondance. Ces deux traducteurs sont décédés en 1989 et n’ont donc pas connu la chute du bloc de l’Est. On peut penser que s’ils avaient survécu à cet effondrement, leur production aurait évolué. On se trouve ici en présence d’une production traduisante de combat.
L’époque post-communiste n’est pas passée sous silence. Tratnik la traite dans son texte sur l’identité sexuelle en slovène, plus particulièrement les cultures gay et lesbienne. C’est la problématique de l’introduction dans le texte cible de nouveaux concepts et de nouveaux termes. La première partie de l’ouvrage forme donc véritablement un prisme contextuel.
La deuxième partie, Subtexts, analyse les contenus implicites, en-deçà de la surface textuelle. On peut y lire notamment un texte sur les rapports entre totalitarisme et traduction en URSS, avec cette thèse qui m’est chère d’un projet de traduction arrêté au plus haut niveau de l’État. C’est ce que j’appelle la traduction programmatique. Le projet de traduction est à comprendre ici dans son sens le plus large, puisqu’il confine à la géographie de l’ancienne URSS, au nombre important de langues qui y sont usitées, sans oublier la durée de l’ancien empire, qui s’étend sur plus de 70 années. On est dans la traduction idéologique, fruit et instrument de la centralisation, laquelle s’appuie sur le contrôle de la langue et de ses produits, dont la traduction. C’est de cette volonté que se réclament les podstrochniki, les traductions mot à mot, l’adjectif russe podstrochnyj signifiant d’ailleurs juxtalinéaire.
Une illustration du phénomène de centralisation nous est donnée par Arsenii Tarkovski, le père du cinéaste André Tarkovski, réalisateur du Miroir ou de Andrei Roublev. Arsenii Tarkovski traduisit en 1949, sur commande, des poèmes de jeunesse de Staline, écrits en géorgien, langue maternelle de ce dernier. Ce fait du prince rappelle inévitablement la création par Gorki dès 1918 de la maison d’édition Littérature universelle (Vsemirnaja Literatura), chargée de planifier la traduction des grandes oeuvres occidentales, mais aussi des littératures des Républiques soeurs et des pays satellites. Puis viendra Academia, basée à Léningrad et qui lancera la collection Trésors de la littérature mondiale. Il s’agissait de mettre la culture à la disposition des masses populaires, ce qui explique des approches très philologiques prenant en compte la complexité des autres cultures.
À ce propos, l’article de Baer, coordinateur du volume, envisage les liens entre théorie de la traduction et guerre froide, à travers les positions de Jakobson et de Nabokov dans l’Amérique des années 1950. Leur oeuvre confère à l’analyse un regard intérieur qui s’est déplacé de l’univers d’origine et qui le scrute depuis l’étranger. Alors qu’il était professeur de slavistique à Harvard, Jakobson traduisit en français, en anglais, en russe et en polonais la célèbre épopée de la Russie kiévienne La Geste du Prince Igor (Slovo o polku Igoreve – fin du 12e siècle), avec l’aide de Grégoire et de Szeftel. L’original, découvert par le prince Moussine-Pouchkine à la fin du 18e siècle, disparut dans l’incendie de Moscou en 1812. Ce travail, jalonné de commentaires, évoque le rapport entre traduction et exil, entre théorie et histoire. Les traductions de Jakobson et de ses collègues étaient accompagnées d’un fervent plaidoyer en faveur de l’authenticité du texte original. Ce plaidoyer n’était certes pas superflu, le slavisant que je suis se souvenant de ses cours de paléographie cyrillique à l’Université libre de Bruxelles et des prises de position véhémentes d’André Mazon, lequel ne cessa de considérer l’original comme un faux. Je me rappelle en effet qu’en 1938, Mazon, professeur au Collège de France, avait commencé à publier une série d’articles dans la Revue d’Etudes Slaves, intitulés « Le Slovo d’Igor, genèse d’un pastiche ». Nabokov traduisit quant à lui en anglais Eugène Onéguine de Pouchkine et La Geste du Prince Igor. Ce qui distingue ces deux traducteurs est essentiellement la conception de la traduction qui est à l’oeuvre. Pour Jakobson, le ciblisme doit être privilégié alors que Nabokov plaide pour le mot à mot, quitte à sacrifier jusqu’au rythme ïambique de Pouchkine. L’activité traduisante de Nabokov peut se résumer en trois grandes préoccupations : l’autotraduction, la traduction d’autres auteurs en russe et la traduction d’autres auteurs en anglais. Sa conception du littéralisme, que l’on retrouve aussi dans sa version d’Un Héros de notre temps de Lermontov semble moins dériver d’un a priori théorique que de son souci de traduire la littérature russe à l’intention de ses étudiants américains.
Suit alors une étude intéressante sur Joseph Brodsky, qui connaissait 17 langues et traduisit en russe des auteurs aussi importants que George Orwell ou des chansons comme Lili Marlène ou Yellow Submarine des Beatles. Puis vient une autre sur les avatars, et surtout l’absence, de traductions du romantique Byron en langue bulgare entre 1762 et 1878. Ce phénomène s’explique par la priorité accordée lors de la Renaissance bulgare à une littérature nationale marquée par les Lumières, ce qui laissait peu de place au romantisme. C’est la volonté de se défaire du joug ottoman à l’époque qui alimentait la quête d’une littérature nationale.
La troisième et dernière partie, Pretexts, s’ouvre avec la traduction de la production cinématographique d’Hollywood après l’époque soviétique, donc à partir de 1991. Les mythes y sont revisités, afin de façonner une société nouvelle. C’est ainsi que le traducteur devient une « autorité culturelle » (ce sont les mots de Strukov dans son article) après la censure. Les conditions financières sont renégociées, et plus particulièrement les droits d’auteur dans un monde qui s’est ouvert à l’étranger. Pour ne citer que deux oeuvres, c’est l’époque où on traduit Star Wars ou The Lord of the Rings. La résignation a fait place à l’opposition et à la proposition.
Semenenko aborde dans son étude la traduction de Hamlet dans la Russie du 21e siècle. Après avoir dressé un historique des traductions antérieures, il constate qu’il n’y a pas de rupture avec celles-ci, mais plutôt la permanence d’une intertextualité et d’une intersémiotique qui relie les différentes traductions qui se sont succédé. Il se fonde notamment sur la première traduction de Vrončenko (1828), sur celle de Lozinski (1933), certainement la plus académique, sur celle de Pasternak (1940), la plus poétique, ou encore sur celle de Černov (2002), qui s’emploie à reconstruire l’intentionnalité de Shakespeare dans sa traduction. Semenenko en conclut que les traductions post-soviétiques sont marquées au sceau du post-modernisme, lequel propose un code ésotérique qu’il faut décrypter.
La dystopie (ou contre-utopie) en exil parcourt ces ouvrages qui ne pouvaient être publiés qu’à l’Ouest. Un remarquable exemple de ce phénomène est le célèbre My (Nous autres) de Zamiatine, qui date de 1921. Le livre sera édité en 1924 à New York en traduction anglaise, année même où la version russe sera interdite en Union soviétique. Le texte russe ne sera publié qu’en 1952 à New York et en 1988 en Union soviétique. Zamiatine avait demandé d’émigrer en France en 1931 ; il vivra à Paris jusqu’à sa mort en 1937. On voit ici le traducteur réimportateur de culture, qui préfigure, voire nourrit, des romans comme Brave New World (Huxley) ou 1984 (Orwell), sans oublier l’ironie de Čapek, l’absurde de Gombrowicz ou la satire de Witkiewicz.
À propos du théâtre polonais, Kuharski analyse l’identité profonde de ce dernier à travers le metteur en scène Michał Zadara, qui s’est consacré aux grands classiques polonais et étrangers. En s’attaquant à la tragédie classique de Kochanowski Le renvoi des ambassadeurs grecs (Odprawa posłów greckich - 1578), ce « drame rhétorique » comme l’appelle David Welsh, Zadara parie sur la contemporanéité de telles tragédies, comme il le fera pour Iphigénie de Racine (1674). Kochanowski est aussi l’inventeur de la poésie polonaise, le remarquable auteur des Thrènes, composés après la mort de sa petite fille Urszula. Son oeuvre pose la question essentielle de l’intraduisibilité (Kochanowski est d’ailleurs peu traduit dans les langues étrangères), tout aussi centrale chez Słowacki, Mickiewicz ou Wyspiański. À titre personnel, j’aurais aimé retrouver dans la bibliographie afférente les travaux de Claude Backvis, immense spécialiste de la littérature polonaise classique.
Pour terminer ce tour d’horizon loin d’être exhaustif, je mentionnerai l’article sur l’impact qu’a pu avoir la traduction sur les normes et conventions linguistiques en Lettonie. La « loi sur les langues » promulguée en 1980 bouleverse respectivement les statuts de la langue de l’original et de la langue de la traduction. Aujourd’hui, 70 % des textes lus par les Lettons sont des traductions, ce qui ne manque pas d’affecter leur langue dans le sens d’une réorientation vers le monde occidental. Pour donner un aperçu du bouleversement, on peut dire qu’en 2007 844 livres ont été traduits en letton, contre 209 en 1985. En 1985, on traduisait 15 fois plus au départ du russe que de l’anglais. ; en 2007, cette proportion s’est clairement inversée puisque l’on y a traduit 5 fois plus au départ de l’anglais que du russe.
On le voit, ce livre coordonné par B. J. Baer aborde la traduction littéraire en Europe centrale et orientale sous une multitude d’aspects et à différentes époques. Il était par conséquent impossible d’en livrer une recension qui prenne toutes ses facettes en compte ; on m’en excusera, je l’espère. Le livre est particulièrement intéressant, remarquablement documenté et présente une synthèse intelligente et fouillée de cet univers souvent méconnu. La bibliographie qui accompagne chaque article est digne d’intérêt. Le lecteur en ressortira incontestablement enrichi.