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Dans la liste croissante des études sur les rapports entre censure et traduction, ce volume occupe une place éminente : par l’excellence de son introduction, qui met en perspective les questions de censure rapportées aux structures et instruments de pouvoir au sein des cultures, aux caractéristiques propres de l’activité traductive, ainsi qu’aux conditions historiques très variables des transferts interculturels ; mais également par des contributions axées sur les formes majeures de censure distinguées au départ (la pré-censure, la post-censure et l’auto-censure). Ces contributions se trouvent réparties en trois parties intitulées : les formes du blocage culturel, la perméabilité de la censure institutionnelle, la censure et les normes. Prises ensemble, elles offrent une image kaléidoscopique des formes et des fonctions de la censure appliquées aux traductions et aux traducteurs au cours du xixe siècle européen.
Certes, ainsi qu’il arrive souvent dans des volumes collectifs, le panorama fort large esquissé par les quatre éditeurs tend à souligner les parallèles et les rapprochements entre les contributions (et entre les aires que celles-ci couvrent), de même qu’il assure des relais et des transitions, et cherche à combler des lacunes. Mais force est de constater aussi que nous ne sommes pas en présence ici d’articles simplement juxtaposés : ces derniers expriment bien au contraire un véritable effort de mise en commun, même si les concepts et méthodes utilisés et, à plus forte raison, les corpus étudiés sont loin de se correspondre ou de se compléter toujours. Ce qui, au demeurant, n’est pas un désavantage : au vu des progrès que connaissent actuellement les études de censure, ce n’est pas un moindre mérite que de mettre à l’épreuve les concepts et méthodes en cours dans diverses traditions disciplinaires.
La première partie comprend cinq contributions qui font la part belle aux résistances imposées par des dispositifs religieux ou politiques (Ibon Uribarri étudie le « blocage » du philosophe Kant dans une Espagne hostile aux vues agnostiques au point de mettre le philosophe allemand à l’Index et de le remplacer par l’anodin Karl Krause) ou par des stéréotypes culturels (Luc Van Doorslaer examine la sélection inégale des littératures étrangères traduites dans des quotidiens flamands qui favorisent tour à tour des romans-feuilleton allemands et français au cours de la seconde moitié du xixe siècle) ou encore par le champ littéraire lui-même. Denise Merkle se penche ainsi sur l’articulation entre traduction, censure et ce qu’elle appelle la fonction de « transauthor », une catégorie de traducteurs aptes à transmettre au-delà des frontières d’une culture des oeuvres transgressives : en l’occurrence, un déni de reconnaissance est adressé par le champ littéraire de l’époque victorienne à une traductrice qui ne respecte pas assez le caractère transgressif de Salammbô de Flaubert. Carol O’Sullivan, pour sa part, introduit l’hypothèse de « l’effet de la troisième personne » (hypothèse formulée par le sociologue américain Davison) pour expliquer les résistances opposées à la même époque aux traductions anglaises du Décaméron de Boccace : tel lecteur croit toujours qu’un tiers est davantage affecté que lui-même par des livres ; aussi en devient-il le censeur. La contribution de Norbert Bachleitner et Michaela Wolf, enfin, concerne les traducteurs agissant en qualité de « gatekeepers » au sein de la monarchie habsbourgeoise au cours de la seconde moitié du XIXe siècle : en dépit de la suppression de la censure officielle, les procureurs continuent d’interdire des publications, incitant parallèlement les agents culturels à s’imposer eux-mêmes, par prudence, une forme d’auto-censure ; ainsi, les traducteurs des romans de Flaubert et de Garibaldi filtrent les idées mal accueillies par la culture-cible et adaptent celles qui se laissent conformer au goût des lecteurs.
La deuxième partie accorde une large place aux failles laissées par les systèmes institutionnels de censure. Selon Elisabeth Gibbels, l’Allemagne fin-de-siècle de Bismarck est, paradoxalement, un creuset intellectuel de nouvelles idées socio-démocratiques, où se rencontrent et se heurtent les censeurs allemands et les socio-démocrates exilés à Londres et dont les écrits sont réintroduits clandestinement, moyennant la traduction. D’autres contributions concernent le Portugal (Rita Bueno Maia montre comment des romans français jugés immoraux à l’époque romantique sont soit publiés par des maisons parisiennes puis importés au Portugal, soit auto-censurés par des traducteurs portugais), l’Espagne (où à la même époque, comme l’explique María Eugenia Perojo Arronte, une lutte s’engage entre des groupes littéraires dominants et dominés, les premiers utilisant la censure pour réprimer l’introduction de nouveaux concepts et normes esthétiques), et enfin la Russie décembriste : selon Brian James Baer, l’élite libérale déploie un éventail de stratégies afin de déjouer la censure des traductions ; parmi ces stratégies figure l’encodage subtil au sein des traductions de points de vue controversés, qu’ensuite l’élite russe souvent bilingue pourra aisément décoder ; les auteurs traduits et mobilisés de la sorte sont principalement les poètes et chansonniers français issus ou demeurés proches de la Révolution française, parmi lesquels André Chénier, François Béranger et Antoine-Vincent Arnault.
La dernière partie couvre deux études de cas : la première, due à Benoît Léger, s’attache à la politique de la censure élaborée sous le Second Empire français, le terme de censure étant pris ici dans deux sens différents, à savoir le jugement des critiques et le pouvoir politique. En l’absence de documents officiels, la seconde occurrence de censure est difficile à étudier en relation avec le domaine des traductions ; la première est mieux identifiable, comme une forme d’autocensure dictée par le bon goût et appliquée aux décisions traductives, en l’occurrence suscitées par le fameux passage de L’Enfer de Dante sur le viol et l’adultère. Le volume se clôt sur un dossier d’auto-censure de traductions produites en Finlande. Outi Paloposki se penche successivement sur l’action d’un traducteur travaillant en tant que censeur et sur celle d’un traducteur proprement dit pratiquant une forme d’auto-censure ; dans les deux cas, les décisions prises dépendent de l’audience visée et de l’impact pressenti sur la société d’accueil.
Au total, cet ouvrage forme une très belle synthèse historique, croisant comme il se doit en ce domaine, les perspectives institutionnelles et discursives pour différentes aires et périodes.