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Bien qu’il ne se réclame ouvertement d’aucun modèle parmi ceux qui dominent aujourd’hui l’étude des flux de traduction et des agents qui en sont les initiateurs ou les médiateurs, on peut considérer que cet ouvrage s’inscrit dans le courant sociologique de la traductologie. Avant tout, il est original par le choix de son objet et la nature de ses analyses.
La critique occidentale des traductions s’est principalement édifiée sur l’observation de corpus littéraires ou assimilés. Susam-Sarajeva prend le parti de déplacer le regard vers la traduction de textes conceptuels. Son objectif est de mettre en relief le rôle de la traduction dans la circulation des idées. Qu’advient-il des théories de la littérature et de la culture une fois transférées hors du système qui les a produites ? En rappelant que la traduction est une condition nécessaire à la transmission des savoirs entre les cultures, l’auteure soutient que la nature transformatrice de cette opération s’oppose à l’idée que les théories seraient universelles, c’est-à-dire transparentes, identiques à elles-mêmes dans leurs migrations interculturelles, sans égard pour les asymétries linguistiques et les rapports de pouvoir. Au lieu de s’attacher aux problèmes de langue que pose le transfert d’une théorie et des concepts qui la sous-tendent, Susam-Sarajeva examine la traduction sous deux aspects. Comment la sélection des théories étrangères et de leurs auteurs agit-elle comme révélateur des besoins et des intérêts qui en conditionnent l’importation et le traitement dans le système récepteur ? Comment le système récepteur façonne-t-il la représentation des textes importés et de leurs auteurs suivant sa propre logique d’interprétation et d’autoconstruction ?
Dans cet essai, la notion de système est définie comme un sous-ensemble de la culture constitué des individus et des institutions ayant réagi en quelque manière aux théories importées – ceux qui les ont utilisées, ceux qui les ont rejetées et ceux qui en ont d’abord eu connaissance (p. 5). Les analyses portent principalement sur le discours de ces individus et institutions. C’est donc un système de sens qui est examiné dans chacun des deux cas à l’étude : la critique littéraire turque des années 1960-1990 et la critique féministe anglo-saxonne des années 1970-1990. Ici, la notion de « système » provient du courant descriptif et polysystémique que Susam-Sarajeva choisit explicitement comme cadre de son étude (p. 15). Néanmoins, elle récuse la notion de « système cible » qui, précise-t-elle avec raison, masque le rôle d’initiative et certainement le rôle actif que joue, dans le processus de traduction, ce qu’elle préfère appeler le « système récepteur ». La nuance entre les deux étiquettes est ténue. Toutefois, le motif du changement d’appellation ouvre une perspective qui se rapproche de la théorie des systèmes sociaux telle qu’on la voit en partie chez Castoriadis mais surtout chez Luhmann. À ceci près que la définition du système y est bien différente puisque Luhmann considère que seule la communication est observable (« seule la communication communique »), contrairement aux « systèmes psychiques » de ses vecteurs humains. La plupart des analyses de Susam-Sarajeva sont pourtant proches de ce modèle dans la mesure où elles portent sur ce qui est communiqué, à savoir sur ce que le système sélectionne dans son environnement, puis transforme pour les besoins de sa survie et de son évolution. Les agents de la traduction occupent en revanche une place mineure (une douzaine de pages sur l’ensemble de l’ouvrage), contrairement à ce que la définition du système, centrée sur les personnes, pouvait laisser croire : « theory does not travel by itself. It travels through people […] these people form what is called “the receiving system” » (p. 206). La biographie, la profession et les écrits de ces agents – des traducteurs doublés le plus souvent de la fonction d’écrivain ou de critique – de même que leurs orientations et leurs prises de position sont autant de facteurs qui entrent en ligne de compte, mais plutôt comme une concession (d’ailleurs avouée) aux théoriciens qui, comme Toury ou Pym, ont souligné le statut de « construits hypothétiques » réservé aux agents de la médiation dans les modèles courants (p. 107). À l’évidence, l’étude de Susam-Sarajeva accorde la primauté aux logiques discursives envisagées dans le moment historique d’un système qui, suivant un principe de clôture cognitive, les (re)construit pour son propre usage. On le voit particulièrement bien dans le dernier chapitre sur le cadrage « politique » des théories importées ou encore dans le chapitre consacré à la retraduction. Soulignons au passage l’apport critique de ce chapitre, appuyant l’article remarqué sur le même sujet paru dans Target en 2003. On observe que les cas étudiés confirment le caractère fallacieux du schéma téléologique qui, selon Meschonnic ou Berman, conduirait d’une « traduction-introduction » nécessairement défaillante à une « vraie » ou « grande » traduction. L’argumentaire assorti d’exemples détaillés éclaire cette table de valeurs d’un tout autre jour. Ici, on voit que la traduction initiale et ses reprises sont plutôt régies par la dynamique de transformation du système, par son autoproduction.
Dans les deux cas étudiés – importation en Turquie de la sémiotique et du structuralisme illustrés par Roland Barthes et importation dans le monde anglo-saxon du féminisme français illustré par Hélène Cixous –, l’orientation du transfert est soulignée pour voir si les rapports à la langue se posent différemment selon qu’on passe d’un système « fort » ou dominant à un système « faible » ou périphérique par opposition au passage d’un système « fort » à un autre système « fort », en l’occurrence hégémonique. Abstraction faite des problèmes que pose cette terminologie, si ce n’est la pertinence de cette grille explicitement empruntée à la critique postcolonialiste, un des points forts de l’étude réside dans l’extension donnée au concept de traduction. Au sens courant du terme, la traduction est ici étudiée principalement du point de vue de ses « normes préliminaires » (quels auteurs et quels textes de ces auteurs sont (re)traduits à l’exclusion des autres, selon quelle chronologie par rapport à celle de leur production originale, par quels types de traducteurs… ?). Au sens élargi, le discours de la réception est analysé comme une pratique traductive consubstantielle à la traduction proprement dite et qui interagit avec elle.
L’état des lieux que l’auteure établit au départ pour chacun des systèmes récepteurs permet de comprendre les enjeux qui sous-tendent la sélection et le recadrage des textes théoriques et des concepts importés : modernisation, quête d’objectivité et de scientificité, refondation terminologique du côté de la critique littéraire turque ; activisme social assorti d’une exigence de lisibilité (subordonnée à l’effacement des assises psychanalytiques et des jeux de langue) du côté du féminisme anglo-saxon. Dans les deux cas, la réception s’articule autour de plusieurs « tropes » allant de l’« altérité » (représentations défensives ou de rejet) à l’« universalité » (représentations assimilatrices). Les analyses méticuleuses, foisonnantes et remarquablement documentées de cet ouvrage ont aussi l’intérêt de montrer le caractère systémique et pourtant hétérogène des représentations produites par le champ récepteur en même temps que leur caractère évolutif.
L’étude pose de façon générale que les représentations d’une théorie sont construites à partir des traductions. C’est sous-estimer le fait que les spécialistes prennent souvent connaissance des théories dans leur version originale, comme le montrent des études menées par des historiens et philosophes des sciences. On peut se demander si, dans certains cas, la traduction n’est pas elle-même façonnée par ces premières lectures et par leurs commentaires, plutôt que l’inverse. L’auteure insiste, on l’a vu, sur le fait que les théories circulent par l’intermédiaire de personnes qui par conséquent forment le système récepteur. Ce constat qui paraît évident masque la différence entre système de communication et système psychique (selon la distinction évoquée plus haut) et conduit à projeter sur les systèmes de communication des attributs anthropomorphiques : « I have investigated how theory travels from a “stronger” system to a “weaker” one and from a “strong” system to a similarly “strong” one ; it would be interesting […] [to look] at how theories travel between two “weak” systems, or from a “weak” system to a “stronger” one » (p. 211). Les critères qui déterminent la force ou la faiblesse d’un système restent à préciser. Chose certaine, cette perspective d’observation a partie liée avec une sociologie de la domination dont l’apport à la compréhension des transferts ici concernés paraît plutôt négligeable. Cette réserve mise à part, il demeure que l’étude de Susam-Sarajeva offre une réflexion originale et particulièrement féconde. La richesse et la densité des analyses en font un livre essentiel.