Les historiens et les historiennes modernistes ont gagné la bataille de l’histoire et perdu la guerre de la mémoire. Ainsi se résume, même s’il n’est jamais formulé en ces termes, le constat ayant donné lieu à cet ouvrage. Celui-ci, de toute évidence, procède d’une longue insatisfaction, sinon d’une franche amertume de son auteur à l’égard de l’évolution des représentations du passé québécois. Spécialiste reconnu de l’histoire des travailleurs, Jacques Rouillard a cru bon d’ajouter, avec quelques années de décalage, son grain de sel au débat à rallonge sur le « révisionnisme » en histoire du Québec déclenché par Ronald Rudin dans les années 1990. Réfutée depuis longtemps sur le plan empirique, l’« interprétation clérico-conservatrice de l’histoire du Québec » (p. 12) n’en continuerait pas moins, selon l’auteur, d’imprégner la mémoire collective et une partie de l’historiographie. Une conception « désolante » du passé, largement plaquée sur une grille théorique exogène, n’a cessé de conforter l’image d’un Canada français en rupture avec la modernité occidentale. Principal ressort de l’imaginaire de la « Grande Noirceur », cette dévalorisation du passé d’avant la Révolution tranquille aurait, encore de nos jours, des effets délétères sur l’identité collective québécoise, affectée jusque dans sa fierté et sa confiance. La réflexion s’étale sur trois parties et dix chapitres. Dans la première, Rouillard se penche sur les origines de cette interprétation, dont il nous dit d’emblée qu’elle confine au mythe. Préfigurée dans des préjugés tenaces à l’égard des Canadiens français que l’on peut faire remonter à l’historien américain Francis Parkman et à lord Durham, déjà perceptible chez un Léon Gérin, le premier spécialiste des sciences sociales au Québec, cette vision folkloriste s’impose dans le champ universitaire avec l’influence de l’école sociologique de Chicago. En fonction d’un schéma évolutionniste qui situe les groupes sur le continuum qui sépare l’idéaltype des sociétés modernes (urbaines et industrielles) de celui des sociétés paysannes (rurales, homogènes, etc.), des sociologues, comme Robert Redfield, Horace Miner et Everett C. Hugues, les deux derniers dans leurs monographies respectives consacrées à Saint-Denis-de-Kamouraska et à Drummondville, dépeignent le Québec comme une société qui tarde et peine à s’adapter aux conditions de la modernité. Cette thèse du retard (cultural gap) propulsera dans l’après-guerre une sociologie francophone en pleine scientifisation, conduite par des sociologues bien en vue dans le débat public, comme Jean-Charles Falardeau, Fernand Dumont et Marcel Rioux. Même si elle propose un idéal émancipateur différent, cette lecture n’en prolonge pas moins l’exceptionnalisme valorisé par l’idéologie traditionaliste, Lionel Groulx en tête. Elle jouera, par ailleurs, un rôle clef dans la lutte au duplessisme. Parmi les intellectuels contestataires, en sus des sociologues, on compte la première génération d’historiens disciplinaires, regroupés dans les écoles dites de Montréal et de Québec. Que ce soit en reprenant l’idée d’une conquête anglaise ayant laissé les Canadiens français diminués à jamais (Séguin, Frégault et Brunet), ou encore celle d’une mentalité canadienne-française foncièrement inadaptée au progrès libéral (Ouellet), ces nouveaux historiens intériorisent la thèse du retard. Histoire des mentalités et sociologie urbaine convergent alors pour décrire un Québec enfermé dans la « Grande Noirceur », la « survivance » ou des « illusions ». Un à un, les aspects de cette interprétation seront toutefois taillés en pièces par la génération à laquelle appartient Rouillard, celle qui s’impose à partir de la fin des années 1960. C’est l’objet de la deuxième partie. Tandis que leurs devanciers se cantonnaient le plus souvent dans l’histoire de la Nouvelle-France ou du Régime britannique, ces nouveaux historiens et ces nouvelles historiennes investissent le terrain du Québec contemporain, jusque-là une chasse gardée des sociologues. Tirant profit de sources originales et …
Jacques Rouillard. Le mythe tenace de la Folk Society en histoire du Québec, Québec, Éditions du Septentrion, 2023, 210 p.[Notice]
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Julien Goyette
Département des lettres et humanités, Université du Québec à Rimouski