Cet essai d’Esther Trépanier ressemble à une exposition. En cent vingt pages, on traverse vingt-neuf tableaux qui nous ramènent dans le Montréal des années 1930, vingt-neuf tableaux qui serviront de compléments visuels à l’analyse de trois romans : Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, Au milieu, la montagne de Roger Viau et Élise Velder de Robert Choquette. Pour parcourir ces vingt-neuf tableaux et ces trois romans, l’ouvrage oscille entre littérature et histoire de l’art en suivant une question précise : comment, dans le Montréal des années 1930, la mode représente-t-elle un moyen d’émancipation pour les héroïnes Florentine Lacasse, Jacqueline Malo et Élise Velder? Plus précisément, comment incarne-t-elle un outil pour séduire un prince qui puisse hisser ces trois femmes hors de leur milieu social, à la manière de Cendrillon? Esther Trépanier commence son livre en précisant qu’elle n’est pas une spécialiste de littérature, sans doute parce les perspectives comparatives, comme celle qu’emprunte ce livre, sont rares. Or son analyse sur le rapport à la mode éclaire d’une façon passionnante les désirs des trois personnages et bien que la référence à Cendrillon émaille déjà toute une partie du discours critique sur les personnages féminins en littérature québécoise (de Louis Hémon à Francine Noël), le sérieux qu’accorde Trépanier à la représentation des vêtements comme marqueurs sociaux fait voir des liens inédits entre les oeuvres présentées. Ainsi, la prémisse de l’essai, intrigante et originale, débouche sur une riche relecture des romans. La robe de soie que la mère de Florentine Lacasse lui confectionne, les souliers dorés inconfortables que Jacqueline Malo étrenne à l’hôtel Mont-Royal et le rouge à ongles qu’Élise Velder arbore comme son amie Florence Gauthier ne sont soudainement plus seulement les détails obligés d’un arrière-plan romanesque. Combien d’heures de travail nécessite la robe de soie de Florentine? À quel endroit Jacqueline trouve-t-elle des vêtements de luxe pour sortir avec Gilbert? Pourquoi Élise met-elle du vernis à ongles comme son amie Florence? Trépanier montre le temps, les gestes et la pensée qui accompagnent les choix consciencieux des personnages féminins lorsqu’elles construisent leur apparence. L’essai évoque ce moment cruel dans Bonheur d’occasion où Florentine se retrouve blessée et honteuse au restaurant après que Jean Lévesque lui a suggéré d’abaisser sa jupe pour cacher une échelle à son bas. Dans le roman de Roger Viau, Trépanier insiste sur une scène où des amies de Gilbert voient le col de peluche que Jacqueline a mis sur son manteau pour imiter de la fourrure et s’écrient : « “Tu parles d’une bibite à porter comme collet!” » (p. 52) Chez Florentine et Jacqueline, le sentiment de honte est le même, celui d’être trahie par ses vêtements. Les scènes résonnent ainsi en écho d’un livre à l’autre. On est frappé, à la lecture, par la relation étroite entre pauvreté, vêtement et amour dans la construction narrative des trois romans. Chaque exemple raconte comment le rapport à la mode traduit un désir d’émancipation et une fragilité socioéconomique chez les trois héroïnes, et ce rapport aux vêtements, nous montre Trépanier, constitue le moteur narratif des récits. Je disais que le livre d’Esther Trépanier ressemble à une exposition, parce que le parcours des chapitres nous fait découvrir successivement les toiles et les textes, comme on prendrait connaissance des tableaux et des cartels dans un musée. Les trois plus grandes sections du livre sont réservées aux romans, donc aux personnages de Florentine, de Jacqueline et d’Élise, mais chaque section est séparée par des « intercalaires » dans lesquels Trépanier commente des représentations choisies du Montréal de l’époque. L’érudition de Trépanier met en lumière les modalités du décor social et géographique, mais aussi …
Esther Trépanier. La mode sauvera-t-elle Cendrillon ? Autour de trois romans et de quelques tableaux, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2023, 131 p.
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Charlotte Biron
Université du Québec à Montréal
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