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Les oeuvres franco-canadiennes sont souvent, mais pas tout le temps, abordées par la critique universitaire comme autant de témoins des communautés minoritaires vivantes, survivantes, dont l’existence semble constamment remise en cause. On s’interroge souvent sur l’utilité de la littérature et sur les structures institutionnelles qui les encadrent, qui leur donnent un sens, qui les inscrivent dans une dynamique d’affirmation et de réaffirmation identitaire. On étudie les questions liées à l’affirmation identitaire, à la conscience d’être minoritaire et à l’importance de se doter d’une parole forte en marge des différentes figures du majoritaire. Aborder les littératures franco-canadiennes, c’est souvent appliquer une grille de lecture servant à mettre en valeur les marques mêmes de leur existence. L’ouvrage d’Ariane Brun del Re rompt, à plusieurs égards, avec cette approche qui fait du texte le témoin d’une vie culturelle en contexte minoritaire. Comme l’indique bien le titre, Brun del Re cherche à « décoder le lecteur », à comprendre à qui s’adressent les oeuvres, à reconstituer un « lecteur modèle » en déplaçant le regard critique de la réception des oeuvres vers les stratégies d’écriture déployées par les auteurs et les autrices qui oeuvrent dans les espaces franco-canadiens.

L’originalité de Décoder le lecteur se trouve dans l’utilisation des théories de la lecture, bien définies en introduction, pour mieux saisir les aspirations des auteurs et des autrices : déterminer le « lecteur modèle » des oeuvres permet de mieux comprendre le message véhiculé par les textes et d’en proposer une lecture inédite, en marge des lectures qui en ont été faites par la critique jusqu’à maintenant. On s’est beaucoup intéressé aux enjeux institutionnels et à l’absence de lecteur réel en contexte minoritaire, mais très peu, voire pas du tout, au lecteur envisagé par l’écriture. L’ouvrage se divise en trois parties, qui explorent les lectures endogènes, propres à la communauté de référence du texte ; les lectures exogènes, extérieures à la communauté de référence ; et les lectures paritaires, qui placent les lecteurs endogènes et exogènes sur un pied d’égalité. Chaque type de lecteurs est étudié à partir de deux oeuvres qui montrent des stratégies d’écriture différentes, parfois même contraires, dans la construction de son lecteur modèle.

Les lectures endogènes sont étudiées, dans le premier chapitre, en prenant l’exemple de la pièce franco-ontarienne, Moé j’viens du Nord, ‘stie, montée à Sudbury en 1971 par la troupe de l’Université Laurentienne, et celui du roman acadien Bloupe (1993), de Jean Babineau. Le cas de Moé j’viens du Nord, ‘stie est particulièrement intéressant en raison des stratégies développées pour entrer en communication avec les lecteurs/spectateurs modèles, car la pièce cible un public précis à la fois dans l’espace et dans le temps. Les acteurs de la pièce s’étaient donné comme mission d’affirmer l’identité franco-ontarienne, mais aussi de faire de cette parole un message fédérateur pour les communautés du nord de l’Ontario. Une des stratégies employées sera d’ailleurs de modifier les références, par exemple à la géographie, pour inscrire la pièce dans la communauté où elle est jouée. Évidemment, cette stratégie ne fonctionnerait plus aujourd’hui, car le lecteur modèle ne trouve plus nécessairement d’écho chez le lecteur réel, mais il n’empêche que Moé j’viens du Nord, ‘stie permet de bien comprendre le lien que peut entretenir la littérature minoritaire avec le lecteur endogène dans le contexte d’une parole qui se veut fédératrice. Or le texte n’interpelle pas uniquement le lecteur endogène pour des raisons d’affirmation identitaire, de rassemblement communautaire ou de création d’un sentiment d’appartenance, il peut aussi le faire pour des raisons esthétiques, c’est-à-dire grâce à une écriture qui se joue des codes et qui fait éclater le discours. Bloupe, de Jean Babineau, se démarque de la production littéraire acadienne justement par l’éclatement du récit et le rapport de la narration avec la langue. Malgré tout, Brun del Re montre bien que le lecteur endogène est avantagé, puisqu’il est celui qui possède les clés (références géographiques, culturelles et linguistiques) pour comprendre les stratégies de ratage qui abondent dans le texte de Babineau.

Le chapitre sur les lectures exogènes commence par la rencontre très intéressante d’une figure iconique de la littérature acadienne, celle de la Sagouine. Brun del Re présente d’abord le contexte d’écriture d’Antonine Maillet, qui s’est tournée, dès le début de sa carrière d’écrivaine, vers le Québec pour publier, faute d’éditeur en Acadie. Ce contexte a certainement influencé l’écriture du personnage de la Sagouine, qui a été joué par Viola Léger à Montréal, au Théâtre du Rideau Vert. Le deuxième texte étudié est celui de la pièce Les trois exils de Christian E., coécrite par Christian Essiambre et Philippe Soldeliva, dans laquelle Essiambre raconte les difficultés d’obtenir un rôle au Québec en raison de son accent acadien. Les deux pièces mettent en scène l’Acadie et en montrent les particularités tant sociologiques, historiques que linguistiques. Dans La Sagouine, c’est tout l’appareil paratextuel qui est utilisé pour dévoiler les stratégies déployées pour atteindre le lecteur modèle québécois. Dans le cas des Trois exils, le texte sert clairement à « éduquer » le lecteur québécois en le confrontant notamment à son propre comportement à l’égard de l’autre acadien. Les déplacements géographiques de Christian E. à travers le Nouveau-Brunswick finissent même par ressembler à des descriptions touristiques servant à faire découvrir les lieux méconnus où vit une communauté marginale que les Québécois auraient tout intérêt à connaître. Même si ces pièces ont connu un certain succès en Acadie, elles n’en restent pas moins redondantes pour le lecteur endogène, qui connaît bien l’univers représenté.

Les lectures paritaires, qui forment le dernier chapitre, sont illustrées par deux autrices dont l’écriture est souvent associée par la critique à une quête d’universalité. L’Acadienne France Daigle et la Franco-Manitobaine Simone Chaput mettent généralement en scène des thématiques qui n’ont pas d’emblée un ancrage géographique, culturel et identitaire. Certes, les romans récents de Daigle offrent une vision fictive de l’Acadie, particulièrement de la ville de Moncton et de l’utilisation du chiac par les personnages. De la même manière, mais peut-être avec moins d’insistance, la ville de Winnipeg apparaît tout naturellement comme lieu d’ancrage de plusieurs personnages chez Chaput. Les oeuvres ne sont cependant pas réductibles à ces lieux d’identification et se posent à « bonne distance » des lieux de référence pour interpeller à la fois le lecteur endogène et le lecteur exogène. Brun del Re montre d’ailleurs très bien cette « double bonne distance » par l’étude des stratégies d’écriture, particulièrement liées au chiac dans Pour sûr de Daigle, et dans La belle ordure de Chaput.

Les lectures que propose Brun del Re dans Décoder le lecteur : la littérature franco-canadienne et ses publics sont très riches et très stimulantes. Pour ce genre d’étude, on peut toujours soulever la question du corpus, qui reste finalement assez restreint pour faire état de « la littérature franco-canadienne », que l’autrice insiste à mettre au singulier. Sur le plan de la représentation géographique, il n’y a qu’un seul texte de l’Ontario français et de l’Ouest canadien, les autres étant tous de l’Acadie. Sur le plan temporel, il n’y a pas de réelle réflexion d’ensemble concernant l’influence du contexte historique sur la représentation du lecteur modèle. Brun del Re est d’ailleurs consciente des limites de son analyse, ce qui l’amène à proposer en conclusion certaines pistes pour élargir la réflexion. Pourtant, il ne s’agit pas ici de faire état d’une faiblesse dans l’analyse de textes, car il faut bien se donner un cadre d’analyse pour éviter de se perdre en adoptant une approche trop vague. Ainsi, l’approche préconisée dans Décoder le lecteur est efficace et elle permet d’ouvrir un angle d’analyse prometteur pour les littératures franco-canadiennes. Elle représente une sorte d’introduction à des considérations qui permettraient de mieux saisir les enjeux liés à l’écriture d’oeuvres déjà étudiées par la critique, mais surtout de celles qui sont tombées dans l’oubli. Pour ces dernières, en tracer le portrait du lecteur modèle permettrait sans aucun doute de nuancer les lectures d’une critique préoccupée par les questions identitaires et, pour cela, en quête de textes modèles.