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La déconstruction historique des identités nationales est un domaine de recherche ancien, pleinement institutionnalisé depuis les années 1980 et, par conséquent, menacé d’une forme d’essoufflement théorique. La montée en puissance des études sur le colonialisme d’occupation offre à cet égard l’occasion d’un renouvellement des analyses critiques du nationalisme, en particulier lorsqu’il s’agit de sociétés qui, comme le Canada et le Québec, sont essentiellement issues d’un long processus inachevé d’invasion de territoires autochtones et, plus globalement, de dépossession. Le livre d’Estée Fresco, en prenant l’exemple de l’organisation de compétitions sportives internationales, montre comment les élites politiques et économiques canadiennes (et, pour ce qui concerne les Jeux olympiques de Montréal, québécoises) ont investi un champ symbolique particulier pour réactualiser l’innocence collective et reproduire le déni de la violence coloniale.
La qualité de l’ouvrage vient du croisement réussi d’éléments issus du réservoir interprétatif des études critiques du colonialisme et d’outils théoriques empruntés aux études socioculturelles du sport et aux études médiatiques. Par l’observation du matériel promotionnel produit à l’occasion des cinq Jeux olympiques et Jeux du Commonwealth organisés entre 1976 et 2010, l’autrice raconte la manière dont s’est progressivement réalisée au Canada la fusion du commercialisme et du nationalisme dans l’expression d’un discours dominant sur l’identité collective typique des sociétés de colons.
Chaque chapitre représente donc une étape sur le chemin qui conduit à une pénétration toujours plus grande des imaginaires nationaux et, plus spécialement, du répertoire idéologique de la glorification de la colonisation, de l’appropriation des cultures autochtones et du déni de la violence coloniale par le capitalisme commercial. Sur cette trame, les Jeux olympiques de Montréal en 1976 figurent à titre de balbutiement annonciateur. Largué par le gouvernement fédéral qui refuse de payer, le comité organisateur montréalais se tourne vers un modèle d’autofinancement qui ouvre la voie à la commercialisation de la fierté collective. Une mascotte baptisée « Amik » (« castor » en algonquin), une médaille figurant une partie de crosse et une danse autochtone à la cérémonie de clôture se manifestent comme autant d’écrans masquant la non-consultation des communautés autochtones de la région et la domination du récit glorifiant l’expérience historique de la majorité franco-québécoise. La stratégie d’un autofinancement par, notamment, la vente de produits dérivés se solde par un échec et les jeux de Montréal seront au bout du compte financés par les contribuables québécois.
C’est seulement à l’occasion des jeux de Calgary (1988) que se met en place pour de bon le modèle aujourd’hui dominant qui consiste pour des firmes commerciales à capter la sentimentalité nationaliste. Tandis que les Montréalais auraient failli à la tâche de faire vibrer la corde patriotique à l’échelle canadienne, et donc à élargir le bassin des clientes et des clients susceptibles de croire soutenir une cause nationale en achetant quelques babioles, les Albertains ont su à la fois canadianiser l’imaginaire « cowboy » et promouvoir les intérêts des industries pétrolières.
Les Jeux du Commonwealth tenus à Victoria en 1994 sont, quant à eux, les premiers de la série à ménager une place quelque peu substantielle aux expériences autochtones, à inclure des représentants et des représentantes autochtones dans l’organisation même des jeux et à ne pas balayer sous le tapis les torts du passé comme les défis du présent. Ce virage important signale le commencement d’un réalignement stratégique du discours politique sur la ligne de la réconciliation. Les Jeux olympiques de Vancouver (2010) seront l’occasion pour le Canada de faire rayonner à travers le monde l’image d’un pays comme toujours pétri de bonnes intentions inspirées par les plus hauts standards dans le domaine des valeurs morales. Les peuples autochtones y obtiennent le droit d’être les maîtres d’oeuvre de leur propre représentation culturelle et de recevoir une part des bénéfices liés à son exploitation. En définitive, le message véhiculé consistait à affirmer que les violences colonialistes étaient affaire du passé, ce qui permettait notamment aux entreprises privées de financer comme jamais les jeux, puisque la philosophie de la réconciliation se révélait des plus porteuses pour leur image de marque.
Quel aura été le moteur profond de cette évolution ? Dans le flux des causes possibles, l’autrice fait particulièrement ressortir l’influence de l’activisme autochtone. Une partie de l’attention médiatique internationale générée par les jeux a en effet stratégiquement été captée, et toujours avec plus de succès, par les résistants anticolonialistes. Les objets souvenirs qui forment l’essentiel du corpus de Fresco – véhicules du « commodity nationalism » (p. 14), véritables « fétiches » au sens psychanalytique (p. 22), c’est-à-dire ayant le double pouvoir de révéler ET de cacher les vérités les plus dérangeantes – pouvaient être habilement retournés contre leurs producteurs. Ainsi des paires de mitaines rouges vendues à trois millions d’exemplaires par la Compagnie de la Baie d’Hudson en 2010 et dont le port était censé être un acte patriotique : une campagne publicitaire du groupe Olympic Resistance Network les représentait dégoulinantes de sang ; une image accompagnée du slogan : « Blood on Your Hands. Are you wearing HBC’s history of colonialism ».
Ce livre, bien étayé sur le plan théorique, raconte au fond l’histoire de la pénétration sans cesse plus poussée du capitalisme dans le champ de l’identité. C’est cette pénétration précisément qui permet à l’autrice de proposer une histoire du colonialisme d’occupation canadien à partir des objets par lesquels les entreprises privées ont envahi, comme jamais auparavant dans le domaine du sport, le marché du sentiment national.
La profondeur historiographique et la densité des sources ne figurent pas au rang des qualités premières de cet ouvrage. En ce qui concerne les textes publiés en français cités par l’autrice, le compte est encore plus rapide : zéro. Par ailleurs, l’usage pour le moins parcimonieux de documents d’archives en français occulte à peu près totalement l’opinion publique francophone. On ne s’étonnera donc pas du fait que l’autrice éprouve de la difficulté à penser le nationalisme canadien-français/québécois des années 1970 dans sa pleine complexité. Ainsi, l’idée sous-jacente d’une forme d’échec du programme idéologique colonialiste des Jeux olympiques de Montréal n’est soutenable que si on prend comme point de départ qu’il aurait dû alimenter le nationalisme canadien-anglais.