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J’ai l’impression que chaque génération de sociologues québécois se sent pionnière. « On fait enfin de la sociologie! Ça commence avec nous ». Donc, tu as une réécriture de l’histoire à chaque génération. C’est quand même fascinant! […] Nous, les marxistes, tu vois, la génération des années 1960-1970, c’est très exactement ce qu’on a fait […] en pensant qu’on était en coupure, en rupture, [qu’]on était dans un autre univers, [qu’]on réinventait la sociologie. On l’a fait avec un vocabulaire à l’intérieur d’un cadre théorique différent […] On a établi notre nouveauté par la critique des générations précédentes et on est allé plus raide que toutes les autres générations avant nous. Avant, chaque génération faisait des choses un peu différentes, mais on ne reniait pas le passé. Nous, on reniait. La sociologie québécoise avant nous était une sociologie bourgeoise. C’est une sociologie qui formule les principes politiques du nationalisme bourgeois sous une forme ou sous une autre, d’une génération à l’autre. Nous, on a des cartes politiques différentes. On a des cartes politiques révolutionnaires, prolétariennes, etc., toute l’épistémologie marxiste.

Nicole Laurin-Frenette, 1981[1]

À propos des débats sociologiques sur la Révolution tranquille, il est difficile de ne pas retenir des marqueurs temporels dominants, comme la tradition et la modernité, qui, avec le temps qui passe et les témoins disparus, deviennent des caricatures d’un temps que nous peinons à imaginer qu’il ait vraiment existé, du moins sous cette forme. Si l’on ne tient compte que de ces deux catégories, le risque est élevé de transformer le passé ou « la » conscience historique en bloc homogène.

De la folk society à l’urban society, de la tradition à la modernité, de la communauté à la société, de la Grande Noirceur à la Révolution tranquille, les sociologues d’autrefois auraient erré dans les méandres des idéologies du progrès. Par quel coup de génie en serait-il autrement pour les sociologues d’aujourd’hui? La critique convenue de l’ethnocentrisme des Américains[2] qui ont étudié le Québec de même que celle de l’érection du type particulariste anglo-saxon industriel et capitaliste comme modèle de développement des sociétés de la part de Léon Gérin, pour ne donner que deux exemples, risquent d’effacer le rôle de la pensée dans son rapport au réel, dont la complexité se trouve réduite lorsqu’on tente de saisir ce réel par le biais de catégories simplificatrices. Les désaccords effacent en quelque sorte le travail de connaissance au fondement des diverses interprétations. Ces débats sociologiques sur le temps qui passe ont pourtant favorisé la recherche empirique, notamment statistique et monographique de même que la comparaison entre sociétés[3]. Je fais miens les propos, cités en exergue, de Nicole Laurin-Frenette, qui affirme que chaque génération de sociologues a tendance à développer son propre vocabulaire, qu’elle estime plus « vrai » et « révolutionnaire » que celui de la génération précédente. C’est en tout cas ce qu’elle a cru avec le marxisme. Au lieu de reconduire dans un nouveau vocabulaire les thèses modernistes[4] et de conclure inévitablement à l’errance des sociologues d’autrefois, à qui nous ne pouvons toutefois pas reprocher d’être de leur époque, ne vaudrait-il pas mieux montrer les fondements et les limites de leur pensée? De quels territoires ces cartes sociologiques sont-elles la mise en forme[5]?

Je synthétiserai, en première partie de ce texte, quelques explications sociologiques de la Révolution tranquille, qui s’inscrivent de manière générale dans différents schèmes d’intelligibilité[6] de la réalité sociale, que nous pourrions qualifier de monistes en ce qu’ils ramènent le changement à une « cause » déterminante : (1) les idéologies pour les explications culturalistes; (2) le capitalisme ou les classes sociales pour les explications matérialistes; (3) l’État pour les explications politiques; (4) le patriarcat pour les explications féministes.

La plupart des travaux que nous pourrions inscrire dans l’une ou l’autre des tendances peuvent toutefois être lus de manière plus nuancée, ce que nous observerons en deuxième partie. Si nous prenions le temps d’analyser l’ensemble des travaux des différents sociologues et des opérations mises en oeuvre dans la construction de leurs interprétations, nous serions à même de prendre la juste mesure des ambivalences et des déplacements – non des errances – de leur pensée. Cette division simple en écoles théoriques risque en plus de négliger la complexité du changement social qui entre difficilement dans des catégories trop rigides. Mon but n’est pas de faire oeuvre d’érudition, même si l’analyse de l’ensemble des travaux des sociologues repris ici serait pertinente, mais bien de proposer un travail analytique d’intégration des différents schèmes pour tenter de saisir la Révolution tranquille et la transition comme une reconfiguration ou un nouveau mode de production des rapports sociaux.

L’idée d’un « décalage culturel » traverse en outre l’ensemble des différentes explications sociologiques de la Révolution tranquille. Je montrerai ensuite que la problématique du décalage culturel s’inscrit dans une conception parallèle de la culture. Cette idée me servira, en deuxième partie, de point d’entrée pour poser la problématique du changement social ou de la transition. Je proposerai d’étudier la Révolution tranquille comme une révolution configurationnelle qui met en mouvement l’ensemble des dimensions du réel dégagées par les différents courants théoriques, sans qu’il soit cependant possible d’en déterminer une cause. Je terminerai en proposant deux voies de recherche possibles dans l’étude de la Révolution tranquille et, plus généralement, de la sociologie québécoise.

Précisons enfin que je me limite aux écrits de sociologues, en particulier ceux et celles qui ont été associés aux différents courants de la discipline[7]. Nous n’avons pas retenu certains travaux de sociologues de la période de la Révolution tranquille ou qui portent directement sur elle, notamment ceux de Colette Moreux, qui a développé une conception particulière des idéologies et qu’il serait pertinent de comparer à la conception dumontienne et à celle du groupe de recherche de Nicole Gagnon sur les histoires de vie[8]. De même, nous avons dû mettre de côté les travaux menés par certains sociologues de l’UQAM, dont ceux de Dorval Brunelle, particulièrement son livre La désillusion tranquille. Le présent article doit être vu comme une proposition de recherche et non comme une revue exhaustive de la littérature sociologique sur la Révolution tranquille. Cette dernière me sert d’observatoire pour examiner la question des changements sociaux et sociologiques.

Sur quelques explications sociologiques de la Révolution tranquille

Les explications culturalistes

S’il est vrai que la Révolution tranquille n’a pas provoqué un recul des grands pouvoirs économiques qui pèsent sur notre société depuis longtemps, s’il est probable que le rôle de l’État s’est amplifié sans modifier foncièrement la nature de cette dépendance, que faut-il conclure quant à la qualité de cette « révolution », sinon qu’elle fut et demeure avant tout culturelle, idéologique?[9]

Je ne sais trop s’il est possible de confirmer ou non l’hypothèse de Jean-Philippe Warren selon laquelle la sociologie franco-québécoise était, en 2006, en train de passer du structuralisme au culturalisme. Il affirme alors que la sociologie « souffre en ce moment d’avoir trop unilatéralement insisté sur la dimension idéelle et idéologique[10] ». Il donne plusieurs exemples, dont ses propres travaux menés avec Meunier dans lesquels ils défendent la thèse d’une « éthique personnaliste » au fondement des réformes de la Révolution tranquille. La question n’est pas tant de savoir s’il y a eu déplacement que de savoir s’il est vraiment possible d’être uniquement matérialiste ou idéaliste.

Les travaux des sociologues de l’Université Laval peuvent s’inscrire dans la tendance culturaliste. Je pense à la problématique du « cultural lag » (décalage culturel) entre les idéologies « officielles » et les comportements concrets. Nicole Gagnon a écrit à propos de Jean-Charles Falardeau qu’il concevait le rôle de la sociologie comme étant la substitution de « l’idéologie ecclésiale traditionnelle » par une nouvelle « conscience de soi » et de la société plus conforme aux comportements concrets[11]. Dans son texte, « Lettre à mes étudiants », paru dans la revue Cité libre en 1959, Falardeau note un décalage entre les programmes universitaires et les interrogations des étudiants, bref entre l’institué et l’instituant. En proposant de refaire l’histoire des vingt ans de la Faculté des sciences sociales, Falardeau écrit à nouveau :

Notre préoccupation primordiale fut d’identifier notre milieu social et d’en prendre conscience. L’équipe des Sciences sociales de Laval, durant les années dont je parle, a été essentiellement engagée dans la tâche qu’il faut bien appeler sociologiquement par son nom, la tâche d’une nouvelle « définition » de la situation canadienne-française. Tâche délicate, lente et ingrate. C’était tenter un long effort d’objectivité et de patiente analyse. C’était, du même coup, nous situer en dehors des formes consacrées du nationalisme, en dehors de l’idéologie ecclésiastique traditionnelle, en dehors des mythologies politiques ou électorales[12].

Dans « Antécédents, débuts et croissance de la sociologie au Québec », Falardeau écrit que la sociologie est une science et une conscience de la société, une « prise de conscience aussi des décalages entre les idéaux professés et les conditions concrètes de l’existence collective[13] ».

C’est comme si la Révolution tranquille, à l’aube de laquelle Falardeau développe ses idées, correspondait à un moment historique où les décalages ou la distance entre les comportements concrets et les institutions, entre les individus et la société, entre ce que nous ressentons (les sentiments) et ce que nous disons et pouvons dire (la parole comme institution) étaient particulièrement saillants. La façon de les réconcilier serait pour lui de proposer une « nouvelle définition de la situation », plus conforme à la réalité. Les années 1960-1970 en sociologie au Québec correspondent d’ailleurs à une certaine réorientation des recherches vers les grandes synthèses, contrairement aux travaux monographiques antérieurs de Léon Gérin, d’Horace Miner, d’Everett Hughes et de Marcel Rioux[14]. En proposant son « Réexamen de l’évolution sociale » en 1960, Hubert Guindon écrit :

Toute tentative visant à déterminer le sens des changements sociaux qui se produisent au sein d’une société particulière me paraît, pour le moins, une entreprise hasardeuse. Toutefois, comme la sociologie, dans ses textes officiels sur la méthode, appuie ses prétentions de science sur son aptitude à prédire, elle doit, quelquefois et de quelque manière, prendre le risque de commenter les changements importants qui s’opèrent dans l’organisation sociale. Pour accomplir une tâche aussi exhaustive, l’analyste doit, me semble-t-il, considérer la société dans sa totalité historique[15].

Fernand Dumont publie en 1962 « L’étude systématique de la société globale[16] », alors que Marcel Rioux et Yves Martin dirigent l’anthologie classique La société canadienne-française, parue initialement en anglais en 1964, et qui se veut, à leur avis, « une espèce d’introduction à la Révolution tranquille » :

Nous ne prévoyions pas non plus que le Québec connaîtrait, dans la dernière décennie, des transformations telles que le présent ouvrage prend presque allure d’un traité préhistorique. Les sept années qui séparent les deux versions ont vu plus de changements au Québec que pendant plusieurs décennies passées. Comme les plus récents articles que nous reproduisons se situent autour de 1960 – qui marque un recommencement de la société québécoise – on pourra considérer ce volume-ci comme une espèce d’introduction à la révolution tranquille[17].

Les débats sur l’existence ou non d’une folk society peuvent aussi être vus comme symptomatiques de ces changements, et, plus particulièrement, de la nécessité d’en rechercher les significations dans une nouvelle représentation totalisante de la société, devenue « globale », « moderne », « urbaine »[18], plutôt que traditionnelle, folklorique, etc. Dumont exprime à sa façon cette quête de sens lorsqu’il écrit que la Révolution tranquille fut avant tout une « révolution culturelle ». Les marxistes font de même en proposant une nouvelle représentation de la société à la lumière de la lutte des classes.

Les explications matérialistes

En 1959, André Raynauld écrivait ceci dans L’Actualité économique : « [I]l est maintenant de bon ton d’assimiler la province de Québec à un territoire sous-développé ». Même s’il relativise l’état de sous-développement, il affirme que « l’absence d’une véritable classe d’entrepreneurs canadiens-français[19] » serait un trait habituel de ce type de société. En 1971, les historiens René Durocher et Paul-André Linteau publient un recueil de textes qui montre d’ailleurs Le « retard » du Québec et l’infériorité économique des Canadiens français. Ils reprennent les observations de la Commission royale sur le bilinguisme et le biculturalisme qui montrent, à partir du recensement de 1961, que les Canadiens français occupent des emplois moins prestigieux et moins rémunérés, qu’ils sont moins présents dans les postes de direction, qu’ils ont une part réduite de la propriété des entreprises et ont un accès plus difficile aux nouvelles technologies.

La bourgeoisie serait d’ailleurs « l’obsession », selon Nicole Laurin, des analyses marxistes des années 1970-1980, qui ont été plus largement diffusées au cours des années 1960, grâce notamment aux enseignements de Marcel Rioux à l’Université de Montréal et à la fondation des revues Parti pris et Socialisme en 1963 et en 1964[20]. La bourgeoisie francophone existe-t-elle? Si oui, comment se caractérise-t-elle? Est-ce une petite bourgeoisie ou une bourgeoisie moyenne? Une bourgeoisie nationale ou canadienne[21]? La problématique dominante serait celle de la présence ou non d’une bourgeoisie, de « [l’]absence d’une classe indigène qui aurait été l’agent capitaliste du développement[22] ».

La Révolution tranquille représente, selon Gilles Bourque et Nicole Laurin, « l’accession au pouvoir politique de la petite bourgeoisie » avec sa « nouvelle idéologie à dominante nationaliste[23] », qui remplace la petite bourgeoisie traditionnelle. La scission, en 1964, de la petite bourgeoisie en deux groupes (les technocrates, d’un côté, et les financiers et entrepreneurs, de l’autre), avec la fondation du Mouvement souveraineté-association en 1967 et, ensuite, celle du Parti québécois en 1968, marquerait, de leur point de vue, la fin de la Révolution tranquille. Cette scission renvoie à des conceptions différentes du rôle de l’État. Ainsi, pour les technocrates, l’État représente le principal instrument « de la promotion économique par ses fonctions d’entrepreneur-employeur », de sorte que l’on doit promouvoir « le renforcement de l’État québécois par le biais de l’indépendance politique par rapport à l’État fédéral[24] ». Le conflit entre les deux groupes, concrétisé par l’arrivée au pouvoir d’un nouveau parti, est idéologique en ce qu’il est un « “effet” des rapports de classes[25] ». Autrement dit, la Révolution tranquille ne peut se comprendre qu’à partir du concept marxiste de mode de production, défini comme « une articulation particulière des niveaux économique, politique et idéologique, déterminée en dernière instance par l’économie[26] ».

L’article de Peter Graefe, à paraître dans le prochain numéro, en plus d’étudier les analyses d’autres sociologues, dont Dorval Brunelle et Arnaud Sales, montre le lien entre le processus économique d’accumulation du capital et avec l’essor de l’État-nation ou encore la relation entre les classes sociales (et ses fractions) et les projets politiques. Il souligne avec raison la nécessité actuelle de réactualiser les analyses de l’économie politique « sous l’impérialisme » tellement elles sont devenues pratiquement absentes du champ intellectuel québécois, à quelques exceptions près.

Les explications politiques

L’explication politique de la Révolution tranquille trouve son expression la plus achevée dans la critique que Denis Monière et Robert Comeau font du livre Brève histoire de la Révolution tranquille, de Martin Pâquet et de Stéphane Savard[27]. Monière et Comeau critiquent le rôle trop important qui serait accordé aux mouvements sociaux dans l’avènement de la Révolution tranquille, au détriment du politique qui, à leur avis, « reste au centre de l’échiquier et gère les interactions[28] ».

En sociologie, le caractère central de la politique est abordé par les sociologues Gilles Bourque, Jules Duchastel et Jacques Beauchemin, dans La société libérale duplessiste, même si leurs analyses sont probablement plus ambivalentes. Ils écrivent notamment que « [l]e processus d’institutionnalisation politique pose ainsi l’État comme le lieu d’organisation et d’articulation de l’ensemble des institutions qui fondent les rapports de pouvoir et de domination[29] ». Ailleurs, ils soulignent toutefois que les « potentialités du plein développement de la démocratie […] sont soumises aux limites que lui impose le procès d’institutionnalisation économique[30] ».

Au départ, pour Bourque et Laurin, la Révolution tranquille permet d’illustrer les thèses marxistes selon lesquelles une société est une « totalité structurelle » composée de structures économique, politique et idéologique. Bien qu’il existe une autonomie relative pour chacune des structures qui entretiennent entre elles des rapports dialectiques (ou de totalisation structurelle), la structure économique constitue la « détermination en dernière instance[31] ». Ils refusent de considérer l’idéologique comme détermination de dernière instance comme le ferait, à leur avis, Dumont[32]. Bourque, Duchastel et Beauchemin distinguent à leur tour trois procès différenciés d’institutionnalisation, plus ou moins autonomes[33] de la totalisation structurelle devenue « institutionnelle », mais ils sont plus ambivalents quant à la détermination de dernière instance. La Révolution tranquille est-elle le résultat d’une lutte de classes ou d’une transformation de la régulation politique? Cette ambivalence tient à l’idée d’autonomie relative des trois procès, qui les amène à concevoir, de manière étonnante, dans la foulée de Monière et de Comeau, que le « procès de discussion du pouvoir et de résolution des conflits se caractérise par la production d’institutions politiques spécialisées qui émergent et se transforment en un lieu séparé de l’univers social[34] ».

Dans son plus récent essai, Jacques Beauchemin atténue l’ambivalence lorsqu’il affirme : « Si on devait saisir en une seule idée la signification de la Révolution tranquille, on évoquerait le fait déterminant de la politisation de l’identité canadienne-française, processus au terme duquel le Canadien français devint un Québécois alors que la survivance faisait place à l’émancipation[35] ». La Révolution tranquille aurait permis, à son avis, de substituer à un sujet de culture (de la survivance) un sujet politique (de l’émancipation).

Les explications féministes

L’interprétation féministe de la Révolution tranquille de Diane Lamoureux[36] ne résume pas à elle seule l’ensemble des interprétations féministes, mais elle est un point d’entrée parmi d’autres permettant d’appréhender la Révolution tranquille du point de vue des femmes. Rappelons que celles-ci ont souvent été invisibilisées par les approches précédentes centrées, par exemple, sur les idéologies officielles, les classes « bourgeoises » et, plus généralement, sur un espace public et politico-médiatique[37]. Lamoureux définit la Révolution tranquille à partir de la distinction classique en sociologie entre communauté et société.

Si les thèses modernistes effacent « la » tradition, elles effacent aussi les femmes. Dans son livre L’amère patrie : féminisme et nationalisme dans le Québec contemporain publié en 2001, Lamoureux affirme que la Révolution tranquille serait plutôt une « détraditionnalisation radicale », « une transformation des modes de légitimation et de structuration de l’organisation sociale[38] ». Avant la Révolution tranquille, le Québec présentait des « traits ambigus » : moderne économiquement et structurellement et « traditionnel », en raison de l’importance de l’Église et de la famille. La Révolution tranquille ne procéderait donc pas tant à une modernisation complète qu’au « gommage des derniers vestiges de la tradition[39] ». Les religieuses, par exemple, perdront progressivement la direction d’institutions, remplacées par des hommes laïques. En 1960, les religieuses dirigeaient environ 2000 écoles et couvents, tandis qu’en 1989, elles n’en administrent plus qu’une cinquantaine, en plus de perdre la direction de 105 hôpitaux[40].

Reprenant la dichotomie entre communauté et société, Lamoureux écrit :

Comme le souligne Nicole Laurin, l’Église qui est rejetée au moment de la révolution tranquille, c’est essentiellement celle d’un « modèle inédit d’organisation matriarcale hiérarchique », marqué au sceau de l’éthique de la sollicitude, avec ce que cela comporte de personnalisation des rapports sociaux qui sont le propre de la Gemeinschaft. Ce rejet profite à un État technocratique – et masculin quant à ses promoteurs et à ses gestionnaires – qui fonctionne à l’éthique dépersonnalisée de la justice, le fameux modèle de domination rationnel-bureaucratique de Weber, qui appartient à l’univers de la Gesellschaft[41].

Selon Lamoureux, la dépersonnalisation des rapports sociaux transforme les rapports entre les hommes et les femmes, notamment la place centrale des mères dans la « reproduction de l’ethnicité[42] ».

Les différents schèmes présentés sont explicatifs en ce qu’ils opèrent une réduction parmi un ensemble de phénomènes sociaux pour en dégager une cause déterminante, quoique cela ne soit pas toujours aussi clair. Nous aurions ainsi tort de rigidifier ces courants, de les mettre en concurrence pour ensuite juxtaposer notre propre interprétation.

La problématique du « décalage » : une conception parallèle de la culture

Outre les divergences que l’on remarque concernant les explications de la Révolution tranquille, celle-ci ne pourrait être comprise sans recourir à l’idée de décalage entre le culturel, l’économique et le politique. Cette idée traverse l’ensemble des interprétations de la Révolution tranquille présentées ici, même chez Laurin et Bourque, qui soulignent que la Révolution tranquille « marque la société québécoise durant toute la période précédente, de 1945 à 1960[43] », comme si le corps ne suivait plus l’esprit[44]. Malgré tout, ce portrait de la situation a tout de même l’avantage de mettre en évidence une certaine configuration des rapports sociaux.

L’étude des idéologies chez les sociologues de l’Université Laval sera remplacée par celle des mythes chez Gérard Bouchard. Celui-ci entend montrer que la « mémoire courante » de la Révolution tranquille, tout comme celle de la Grande Noirceur, est « mythique », c’est-à-dire « […] enraciné[e] en partie dans la réalité et en partie dans la fiction[45] », et qu’elle fait largement l’économie des « données empiriques ». Bouchard fait une analyse critique de « l’imaginaire collectif », défini comme un « ensemble de repères symboliques qu’une société élabore pour s’inscrire dans le temps et dans l’espace[46] ». Il ajoute que « [c]es repères consistent dans les représentations que cette société se donne d’elle-même et des autres, dans les reconstitutions de son passé et les visions de son avenir[47] ».

Le discours sera le principal matériau d’analyse des mythes, qu’il définit « en tant qu’entreprise de persuasion[48] ». Les mythes seront principalement étudiés à partir du discours des « artisans de la Révolution tranquille [qui ont construit le mythe de la Grande Noirceur][49] » ou de « l’histoire intellectuelle[50] ». La « mémoire courante » est donc celle des intellectuels ou des « élites francophones » qui ne sont très certainement pas un groupe homogène et qui ne partagent pas forcément les mêmes représentations, comme nous l’avons observé dans la première partie.

De l’avis de Bouchard, la Révolution tranquille n’est pas un événement spécifique au Québec. Ce qui l’est en revanche, ce sont les représentations, la manière de la construire, en particulier sur le mode de la rupture avec un passé honteux[51], comme l’ont fait, entre autres, Jean-Charles Falardeau, Fernand Dumont et, plus largement, la « première génération d’analystes » des sciences sociales. Bouchard donne plusieurs exemples et comparaisons et mentionne notamment l’idée d’une absence de démocratie locale, contrairement aux voisins du Sud, en même temps qu’un intérêt pour la politique tournée en dérision et l’importance qui aurait été accordée à la spiritualité par les Canadiens français, etc.

La fonction du sociologue comme créateur de nouvelles idéologies, comme chez Falardeau par exemple, n’est toutefois pas absente chez Bouchard, qui mentionne que l’un des rôles de l’intellectuel serait d’oeuvrer « au remplacement ou à la relance d’un imaginaire qui se défait ». Il ajoute toutefois qu’il est aussi appelé à « dresser un constat précis de la conjoncture présente[52] » en proposant une analyse critique du discours dont l’autorité en tant que discours, au contraire du mythe, est fondée sur la méthodologie et, plus précisément, sur une analyse interne des incohérences, sur une « confrontation avec les données empiriques les plus assurées » et, enfin, sur la comparaison[53]. À l’instar des sociologues de l’Université Laval, Bouchard cherche « comment réconcilier la représentation et la réalité[54] », puisque ses travaux s’inscrivent dans une théorie de la connaissance qui pose une séparation entre les représentations, ou les « référents symboliques », et le « réel » mesuré à l’aide d’indicateurs statistiques. Les représentations ou les discours semblent plus ou moins composer le réel, ils ne sont pas, à tout le moins, des « données empiriques les plus assurées ». Bouchard précise davantage son propos dans le livre Raison et déraison du mythe, dans lequel il prétend faire une « sociologie culturelle » où « la culture est vue comme autonome et […] contiendrait son propre principe explicatif[55] ». Il me semble que la notion de décalage n’explique pas les représentations et qu’elle doit elle-même être expliquée. Bouchard qualifie d’« impuissante » la pensée des intellectuels canadiens-français et québécois au lieu d’en rechercher les fondements[56].

Bouchard confie ne pas avoir remarqué jusqu’alors que la « thématique de l’impuissance court en filigrane dans [s]es travaux[57] ». Pourquoi celui-ci considère-t-il que la pensée et les mythes sont impuissants? Je pense qu’on peut trouver une voie de compréhension au coeur même de sa conception « parallèle » du social (le premier Bouchard, sociologue de la morphologie sociale ou de la démographie historique) et du culturel (le deuxième Bouchard, historien des mythes) :

D’un côté, on peut faire l’histoire des changements sociaux et culturels, faire ressortir les différences dans les parcours ou les structures des sociétés, et rendre compte des uns et des autres. Mais en parallèle tous ces phénomènes activent des archétypes universels largement affranchis du mouvement social. Ce sont des invariants symboliques (certains auteurs parlent à ce propos d’« imaginal ») qui semblent avoir leur vie propre et qui défient l’analyse sociologique. Tout se passe comme s’il existait deux univers parallèles qui entretiennent cependant de mystérieux lieux de rencontre[58].

Dans Raison et déraison du mythe, Bouchard qualifie sa propre position de « médiane » par comparaison avec la position « clivée » du culturalisme (culturel → social) et du matérialisme (social → culturel). Sa position se résumerait ainsi :

[…] une quête d’équilibre faite de souplesse. On parle en ce cas d’interpénétrations, d’interactions, de réciprocité, d’homologie, de circularité. On fera valoir, par exemple, que l’économique est toujours imprégné de contenus culturels (valeurs, perceptions, traditions, allégeances identitaires des acteurs…) ou que la culture elle-même n’opère jamais une sorte d’empyrée, qu’elle est toujours insérée dans des articulations matérielles, institutionnelles, dans des arrangements contextuels[59].

Ses observations empiriques, qui ont donné lieu à la publication de Quelques arpents d’Amérique, s’éloignent des représentations stéréotypées de la société canadienne-française (l’immobilité, par exemple) et attirent, à son avis, « l’attention sur les modes de construction des représentations collectives par rapport à la praxis[60] ». S’éloigne-t-il alors d’une conception parallèle de la culture et du social?

Je soutiens plutôt que, à des fins analytiques, le culturel peut et doit être distingué du social, ces deux dimensions ne devant être ni confondues ni cloisonnées. Je suppose aussi que le culturel est le lieu d’un assemblage complexe de cohérences, de désordres et de contradictions[61].

Bouchard ne s’éloigne finalement pas d’une conception « parallèle », ce qui n’est pas sans rappeler la conception de Fernand Dumont, qui soutenait qu’à la suite de la Conquête, les Canadiens français, à défaut de posséder les moyens de production capitaliste, s’étaient exilés dans un « univers parallèle », celui de la spéculation, du rêve et des professions libérales, pourrions-nous ajouter[62]. Or, à certains moments, la définition bouchardienne du mythe s’éloigne légèrement de cette conception d’univers parallèles, notamment lorsqu’il affirme que le mythe, « c’est l’idée rationnelle abstraite, trempée dans le bouillonnement de la vie sociale et de l’émotion[63] ». Dans cette perspective, le mythe (ou la culture) pourrait trouver son fondement dans les rapports sociaux. Ainsi, la Conquête aurait pu avoir comme effet de créer des univers plus ou moins « parallèles » entre le politico-économique (dominé par les Britanniques) et le « culturel[64] » (pris en charge par l’Église et les membres des professions libérales). La frontière se serait érodée avec l’appropriation politique et économique des Canadiens français lors de la Révolution tranquille. Si les Canadiens français se sont exilés dans un « univers parallèle » avant la Révolution tranquille, ce serait en raison d’une situation de subordination réelle. À partir du moment où cette situation se transforme, la manière même de se définir culturellement se transforme aussi. Bouchard souligne d’ailleurs que « le retour de la pensée radicale dans la vie intellectuelle québécoise[65] » au moment de la Révolution tranquille a rendu possibles tous les autres changements. La pensée devient alors vecteur de changement?

Fernand Dumont développe une conception parallèle de la culture plus ambiguë malgré certains obstacles. Dans sa préface à La topographie légendaire des Évangiles en Terre sainte, de Maurice Halbwachs, Dumont écrit que ce sont les travaux de celui-ci qui le passionnèrent lorsqu’étudiant, il lisait les travaux de l’École durkheimienne : « J’y admirais l’aisance dans les champs les plus divers de la connaissance, la minutie monographique alliée aux plus larges perspectives théoriques (alliance qui reste un modèle incomparable pour les étudiants d’aujourd’hui)[66] ». Sans refaire la filiation jusqu’à l’École durkheimienne, la conception dumontienne de la culture est mise en relation avec la morphologie sociale[67]. Selon Dumont, une société se reconnaît non seulement par l’existence d’une population sur un territoire (une « communauté de conscience »), mais aussi par la « conscience de former une communauté » (les groupements par la référence)[68]. Revenant sur la conception de la Genèse de la société québécoise, Dumont écrit :

Il ne fallait pas, pour autant, se limiter à une histoire des idées. Les changements des représentations collectives devaient être mis en relation avec les transformations de l’économie, de l’organisation sociale : en somme, avec l’évolution de l’ensemble social. Sans qu’on perde de vue ce que les représentations ont de spécifiques, ce qui en fait autre chose que le reflet d’une réalité plus tangible. L’achèvement de la référence est, bien entendu, relatif[69].

Le décalage culturel est traduit théoriquement chez Dumont, dans sa propre définition de la culture, comme le résultat d’un déchirement (d’une rupture), d’une distance entre le monde du sens et des formes concrètes de l’existence (rapport forme/contenu), qui mène à une interrogation sur le sens des conduites humaines (une culture seconde). Cette mise en relation se fait chez Dumont dans un déchirement, dans une crise qui l’empêche de mettre en oeuvre sa conception de la culture relative à ce territoire vécu[70] inspirée de Halbwachs. Dumont s’inscrit dans une conception parallèle ou autonome des idéologies : « Si on a beaucoup étudié le contenu des idéologies du passé, nous savons peu de choses du statut social de leurs auteurs, de leur enracinement dans la complexité des classes sociales[71] ». Ailleurs, il écrit : « Quand on s’attache à l’histoire des idées, on rencontre au départ une dualité de fond : s’attarder à l’irréductibilité du discours ou se hâter vers l’analyse des rapports des idéologies avec les autres instances et avec les classes sociales. Pour ma part, j’insiste sur le premier moment[72] ».

De notre point de vue, les idéologies, étudiées à partir des discours, sont des manifestations symboliques, des « traces » des appartenances sociales. Elles sont la mise en forme de l’expérience de la vie en société suivant des usages diversifiés du langage, d’où l’importance de prendre au sérieux le discours comme une trace significative de la localisation sociale des individus et des groupes. Or, l’économique (les classes sociales), tout comme le politique (le régime parlementaire britannique) et le « culturel » (les idéologies « officielles ») ne sont jamais séparés du social (ni parallèles), ils en sont issus et ils sont plus imbriqués qu’autonomes, même de manière relative.

Les fondements sociaux du « décalage » ou de la distance

D’un point de vue sociologique, l’idée d’une distance ou d’une séparation entre l’individu et la société peut effectivement paraître absurde. Qui peut se détacher d’un réseau de relations sociales et ainsi d’un ensemble de normes qui contraignent les comportements? Suivant la définition des faits sociaux d’Émile Durkheim, la contrainte n’est-elle pas inhérente au social? Il n’en demeure pas moins que, si nous prenons au sérieux le discours, la distance peut effectivement être vécue, du moins dans la représentation que les gens s’en donnent, notamment chez plusieurs sociologues des années 1960-1970. Il faut alors en retrouver les fondements à partir d’une analyse de « l’état » ou d’une certaine configuration des rapports sociaux.

L’impression d’une autonomisation des représentations de la part des sociologues est indissociable d’une institutionnalisation croissante de la division du travail qu’exprime simplement la distinction entre le travail manuel et le travail intellectuel. La constitution de corps de spécialistes du langage, de personnes travaillant à sa spécialisation (le langage juridique, administratif, scientifique, etc.) et à son institutionnalisation permet la sortie des interactions de coprésence (du monde communautaire) favorisant sans doute cette impression d’une autonomisation et d’une séparation de la culture et des systèmes symboliques. Le fait de naître à l’intérieur d’une société déjà constituée par un ensemble de signes plus ou moins formalisés, selon le degré de la division du travail, peut donner l’impression d’une autonomisation extérieure et contraignante. Or, cette contrainte n’existe que parce qu’elle est reprise dans les interactions. Cette impression de séparation trouve justement un terreau fertile, pendant la Révolution tranquille dans les années 1960, dans l’essor de la fonction publique et de sa culture écrite au sein d’une société encore plus ou moins alphabétisée? Dans Genèse de la société québécoise, Dumont défend d’ailleurs l’idée que la constitution du Québec comme société, comme groupement par référence, aurait été bloquée par le monde communautaire dans lequel prédominent les relations de parenté et les alliances[73].

Cette « distance » n’est toutefois pas née de la Révolution tranquille. Dans une analyse de la littérature anglaise et française du xviiie siècle (Diderot, Rousseau, Schiller, Marx, etc.), le critique littéraire américain Lionel Trilling montre qu’à un moment dans l’histoire, les humains sont devenus des individus (développement d’un espace intérieur, d’une intériorité, d’un « je », développement d’un genre littéraire qui lui est associé, l’autobiographie). Trilling ajoute : « [À] un moment donné de son histoire, la vie morale en Europe s’est adjoint un nouvel élément, l’état ou la qualité du sujet que nous appelons la sincérité (c’est-à-dire l’accord entre la parole et le sentiment)[74] ». Pour vouloir lier parole et sentiment, c’est qu’il doit y avoir un écart, une distance, un décalage entre ce que nous ressentons (les sentiments) et ce que nous disons (la parole), entre ce que nous disons et ce qu’il est possible de dire (les conventions ou les normes sociales).

Mon hypothèse est que la « distance » entre l’individu et la société s’accroît lors des périodes de transition, notamment lors des crises économiques, des bouleversements technologiques, etc. Le sentiment d’individualité apparaît plus fortement lorsque le monde devient « étranger » ou ne correspond plus à ce que nous connaissons. Le monde apparaît alors « éclaté », « fragmenté », « désorganisé », « dépolitisé » et « individualiste », alors qu’il est en processus de restructuration, de reconfiguration. Le monde d’aujourd’hui n’est pas moins qu’hier un univers normatif, ni plus ni moins (dés)organisé. S’il n’y a plus de logique sociale (socio-logique), mais uniquement des logiques individuelles, il n’y a plus de sociologie, ni de social ni de sociétés.

Cette pensée de l’individu délocalisé comme transcendant ses groupes d’appartenance (individualisme) entrave la connaissance empirique d’un espace vécu qui est tout aussi réel que « virtuel ». Elle contribue en outre à accroître la « distance » entre la culture première et la culture seconde, pour reprendre les termes de Fernand Dumont, car l’individu qui est seul face à un monde incompréhensible, étranger et hostile se réfugie dans son univers premier et les intolérances qui peuvent le caractériser. Tout se passe comme si, lors des périodes de transformations sociales, nous n’arrivions plus à dire le monde, si ce n’est dans des discours catégoriques et sans nuances pour le sens commun et dans des catégorisations binaires (tradition/modernité, communauté/société, etc.), trahissant la fragilité de nos ancrages et l’imprécision d'un nouvel ordre social en devenir.

Le défi ne réside pas dans la différenciation sociale du procès de production des sociétés ni dans la distinction analytique entre les comportements et les idéologies, mais dans la manière de concevoir la différenciation comme autonomisation plutôt que comme imbrication et dans la difficile reconnaissance de la « consistance du discours » ou de la centralité du langage comme « entrée empirique » inévitable[75]. Dans tous les cas, l’idée de décalage ou de distance implique une autonomisation des représentations par rapport aux activités économiques, politiques, religieuses, etc., de même qu’une autonomisation des représentations par rapport à la matérialité langagière, qui n’a d’autre fondement que d’être le reflet du réel ou une illusion, et non d’en être une part constitutive.

Localiser socialement les discours : deux chantiers d’étude d’une révolution configurationnelle

Les catégories dichotomiques communauté/société, tradition/modernité, folk society/ urban society indiquent une rupture que nous ne pouvons pas rejeter du revers de la main sans « accuser les acteurs sociaux d’avoir rêvé », écrivait Gilles Bourque[76]. Cette conceptualisation sociologique de la transformation est relative à une transformation plus générale du mode d’organisation des rapports sociaux (économiques, politiques, etc.) qui ne sera plus « communautaire », c’est-à-dire fondée sur la « personnalisation », pour reprendre l’expression qu’utilise aussi Vincent Lemieux. « [L]a Révolution tranquille a consisté fondamentalement dans le passage de l’un à l’autre [du patronage au réglage] », d’un mode de régulation politique fondé sur des relations de coprésence et d’interconnaissance à des relations à caractère plus bureaucratique et impersonnel :

C’est un peu le même constat qui est fait au moment de la Révolution tranquille. Le gouvernement par relations personnelles mène aux faveurs particulières et à la corruption. On ne peut établir la justice sociale que par des règles impersonnelles et universelles. Aux subventions discrétionnaires doivent succéder des procédures générales dans les achats, les contrats, le recrutement des fonctionnaires du gouvernement[77].

Lemieux montre que la transformation de la régulation politique est rendue possible grâce à des transformations culturelles et religieuses en particulier. Au moment de la Révolution tranquille, les rapports de parenté et d’alliances (« communautaires ») ne seront plus le mode de (re)production dominant de cette société et apparaîtront dans toute leur relativité, ce qu’expriment à leur manière les distinctions entre communauté et société et entre folk society et urban society. Sur ce point, Gilles Houle écrit :

Il est possible de démontrer sur la base de ces analyses que la famille était au fondement de la société non pas par essence surnaturelle, mais bien parce que les rapports de parenté à cette époque, suivant les régions, le degré plus ou moins avancé d’industrialisation et d’urbanisation, étaient constitutifs des rapports sociaux et des rapports sociaux de production. Ces rapports de parenté, ainsi qu’ils apparaissent à la lecture de l’ouvrage de Lemieux, étaient aussi économiques et politiques. Il est aussi possible de démontrer que l’on pensait la société par ces rapports de parenté. Il n’est pas sans intérêt de rappeler à ce propos qu’il n’y a pas si longtemps, les familles étaient « bleues » ou « rouges », que le patronage dans de telles conditions peut être considéré comme un mode de redistribution des biens collectifs[78].

La Révolution tranquille peut être perçue comme une révolution configurationnelle[79] qui met en mouvement un ensemble de rapports sociaux différenciés (politiques, économiques, de genre, etc.). La Révolution tranquille, c’est l’essor de la fonction publique provinciale (autrefois fédérale); c’est l’intégration des Canadiens français dans l’économie capitaliste dominante par le biais des institutions étatiques; c’est la formation d’une nouvelle « bourgeoisie technocratique » et économique ou d’une nouvelle classe moyenne technocratique, bureaucratique, qui remplace l’ancienne classe moyenne d’entrepreneurs ruraux[80]. En même temps qu’une transformation des rapports sociaux (du corps social) s’opère une transformation dans la « conscience de soi », de Canadien français à Québécois, et une transformation plus générale des idéologies qu’exprime un ensemble diversifié d’intellectuels (modernisateurs) et de mouvements sociaux (le féminisme et le syndicalisme, par exemple). L’école devient enfin l’institution par excellence du processus de formation des individus, qui seront de plus en plus longuement scolarisés et socialisés en dehors de l’institution familiale.

La Révolution tranquille, c’est le passage d’un mode de production dominé (familiale ou « communautaire ») à un mode de production participant de l’économie capitaliste dominante (nation et classes sociales). Le fait de participer plus massivement à l’économie capitaliste grâce au soutien étatique ne signifie pas que le Québec soit passé d’un mode dominé à un mode dominant, comme en témoigne à nouveau l’importance du capital étatsunien dans le mode de production numérique. Il me semble nécessaire de réactualiser les analyses marxistes pour saisir un peu mieux ce que sont devenus les réseaux économiques dominants et la place qu’occupe le Québec en n’oubliant pas la division constitutionnelle entre le fédéral et le provincial. Serait-il possible, par exemple, de reconduire l’interprétation de Dumont suivant laquelle la Révolution tranquille n’a pas fait reculer les grands pouvoirs économiques, si bien que le Québec est toujours, en grande partie, développé par des capitaux étrangers (le mode de production numérique, par exemple)?

En résumé, la configuration des rapports sociaux a été généralement présentée sur le mode de la rupture. Celle-ci a toutefois été mise en forme à partir de diverses catégories suivant les différentes perspectives qui se concentrent sur certains types de rapports sociaux plutôt que d’autres. Ces variations dans la manière de se représenter la Révolution tranquille seraient à enraciner dans le « monde vécu » (relationnel) des sociologues, dans le « sujet pratique engagé dans le monde[81] ». Mettre au jour les ambivalences dans l’ensemble des différentes tendances demeure un travail à poursuivre, du point de vue théorique (les différents usages du concept de praxis, par exemple), certes, mais aussi, et peut-être surtout, du point de vue des relations sociales concrètes, de la diversité des espaces-temps sociaux qui constituent le Québec comme carte mettant en forme une diversité de territoires et de sociologies. Ce serait intéressant, il me semble, de comparer de manière plus fine la production sociologique de la période de la Révolution tranquille aux années 1980-1990 jusqu’à aujourd’hui, sans négliger l’étude des relations sociales au fondement de cette production. En quoi les différentes catégories sociologiques sont-elles fondées et relatives à une configuration particulière de relations sociales? Une sociographie de la sociologie constitue le premier chantier de recherche à poursuivre dans l’étude de la tradition sociologique québécoise, avec l’objectif d’interroger les différents modes de conceptualisation en regard des relations sociales concrètes entretenues par les sociologues et constitutives de leur pratique sociologique.

Une sociographie des sociologues

Dans Critique de l’américanité, Joseph Yvon Thériault rejette à raison les thèses modernistes de la Révolution tranquille, qui séparent ou désarticulent « la tradition politico-culturelle » des « procès institutionnels » dans une célébration de la modernité technoscientifique[82]. La polysémie du terme « modernité » rend stérile l’idée d’une périodisation précise des « événements historiques » en ce que le social-historique est processuel et non un enchaînement d’événements dans lequel l’un d’entre eux serait isolé pour constituer l’événement en « dernière instance ». Thériault souligne bien que pour certains, le début de la modernité arrive par le bateau de Champlain (notamment grâce aux outils scientifiques de navigation), par la Conquête anglaise (l’industrialisation) ou par l’obtention du gouvernement responsable (régime démocratique). D’autres diront plutôt que c’est dans les années 1930, par le capital américain favorisant l’essor d’une culture scientifique[83] et de masse et, enfin, par la Révolution tranquille. Thériault propose d’aller « au-delà des processus institutionnels » pour découvrir « l’histoire d’intentionnalités humaines[84] ». Sa conception se rapproche à cet égard de celle de Bouchard pour qui la particularité de la Révolution tranquille est de l’ordre des représentations bien plus que des institutions. Il faut réintégrer, de l’avis de Thériault et de Jacques Beauchemin qu’il cite « un sens d’appartenance et d’identité, une tradition éthico-politique dont les racines plongent dans le sol profond de la mémoire historique canadienne-française[85] ».

De quel « sol profond » la mémoire historique est-elle l’expression? Est-ce la « mémoire courante » de Bouchard? La boucle est bouclée, puisque Thériault reprend la culture de référence de Fernand Dumont dans sa Genèse de la société québécoise, « une culture seconde qui n’est pas le reflet des sociabilités premières et de la vie quotidienne –, mais qui est mise à distance, réflexivité ». Ces considérations théoriques, formulées par la distance, nous ramènent aux sociologues de l’Université Laval. Cette « distance » est, de plus, colmatée ou résorbée par les sociologues, puisque la « culture par référence naît d’un univers moderne; elle est le résultat d’une mise en sens opérée par une classe intellectuelle à partir des outils intellectuels de la modernité – l’histoire, la littérature, la presse », écrit Thériault[86].

Pour prendre la mesure de la Révolution tranquille, il faudrait revenir au territoire québécois de manière beaucoup plus large que l’angle adopté par le milieu intellectuel, les institutions politico-médiatiques et les idéologies « officielles ». Il s’agirait d’examiner, au plus près des interactions, les significations de la Révolution tranquille par un ensemble diversifié d’individus et de groupes, tout en posant le problème autrement que dans les cadres dominants : la thèse du décalage et de la proximité avec celle plus connue du retard et puis les thèses modernistes qui affirmeraient que le Québec d’avant les années 1960 était plus moderne qu’il n’y paraît et même plus américain. Faut-il vraiment choisir entre la rupture et la continuité? Ne faut-il pas y voir là un discours de classe, un discours d’une certaine classe? Encore là, il resterait à préciser davantage à l’aide de l’analyse comparative les variations dans les manières d’appréhender la Révolution tranquille par les « classes lettrées » : politiciens et politiciennes, fonctionnaires, milieu intellectuel, etc. pour ne pas la confondre avec la « mémoire courante ». Dans un article à paraître dans le prochain numéro, Yvan Lamonde me semble abonder dans ce sens lorsqu’il mentionne étudier l’épistémè des intellectuels des années 1950 en faisant ressortir la catégorie fondamentale (la liberté dans ses différentes déclinaisons) à partir de laquelle leur expérience est mise en sens. De quel territoire cette catégorie est-elle la mise en forme?

L’opposition entre une histoire dite « sociale » et une autre dite « nationale » devient difficile à saisir du point de vue de la sociologie dans la mesure où la mémoire historique est une mémoire sociale à réinscrire dans des groupes, des collectivités ou des espaces-temps sociaux dont il faut à chaque fois prendre la mesure et non présumer. Jacques Beauchemin le souligne indirectement lorsqu’il affirme que les thèmes de la permanence tranquille et de la tentation d’un retour au Canada français constitutifs, à son avis, de la « conscience historique » proviennent du « monde universitaire » et qu’« [i]ls n’appartiennent donc pas à l’ordinaire du discours identitaire québécois. Mais on peut penser qu’ils atteignent par percolation la conscience commune et qu’ils sont peut-être annonciateurs d’une inflexion durable de la conscience historique[87] ». La solution de la « percolation » demeure une hypothèse. Autrement dit, l’histoire nationale est une histoire sociale, et l’histoire sociale n’est pas une histoire nationale.

Une sociographie du Québec

Si « [l]a Révolution tranquille est un moment mythique symbolisant dans l’imaginaire savant et populaire la fin du Canada français et le début d’un temps nouveau », selon Jean Gould[88], ce début d’un temps nouveau n’a pas été le même pour tout le monde, de même que le Canada français n’a pas été homogène, même s’il est probable que la représentation du temps fut plus généralement marquée par la rupture[89]. J’ai entendu à plusieurs reprises, lors de mon enquête de terrain dans un village québécois de la grande région de Québec, que la Grande Noirceur, si elle a existé, s’est déroulée à un autre « niveau », entre Duplessis et les « monseigneurs »[90]. Nombreux sont ceux qui m’ont ensuite donné des exemples qui appuieraient l’idée que les paroissiens « contrôlaient » le curé, bien plus que l’inverse. D’autres m’ont dit que si la Révolution tranquille a eu lieu dans leur village, c’est dans les années 1980, au moment où les municipalités régionales de comté (MRC) ont été implantées. L’idée n’est pas ici de remplacer une opinion par une autre, mais d’envisager la consistance du discours, c’est-à-dire qu’aux diverses représentations du monde correspondrait une configuration différente des relations.

Sensible à l’expérience ou au vécu qu’il n’a malheureusement pas ou très peu étudié, Dumont mentionne régulièrement que sa pensée ne provient que d’un seul lieu : « À ceux qu’ont agacés mes rappels épisodiques de Montmorency, je dois avouer une faute plus grave encore : même mes livres théoriques ne parlent pas d’autre chose. Les questions qui m’ont occupé, de l’épistémologie à la sociologie de la connaissance et de la culture, n’ont pas d’autre foyer[91] ». Il laisse le chantier de la recherche sur le « vécu » à Nicole Gagnon, qui a mis sur pied un projet de recherche sur les histoires de vie dans le cadre d’un programme de recherche plus vaste intitulé « La mutation récente de la société québécoise (1940-1971) », dont les responsables sont Fernand Dumont, Jean Hamelin, Guy Godin, Jean-Paul Montminy, Marc-André Lessard, Nicole Gagnon et Fernand Harvey. Ce programme de recherche se voulait « une voie d’approche complémentaire » et « beaucoup plus considérable que le précédent » sur Les idéologies au Canada français. Il mettait les classes sociales « [a]u centre des analyses », basées sur des indices socioéconomiques et des représentations idéologiques reconstruites à partir des histoires de vie « dans les diverses classes pour savoir comment ces années ont été vécues[92] ». L’hypothèse au fondement du projet était qu’« on ne peut pas comprendre l’évolution du Québec si on ne va pas la rechercher jusque dans le vécu des acteurs sociaux qui ont été les agents et les produits de cette évolution[93] ». Pour ce faire, ils ont recueilli pas moins de 150 histoires de vie de Québécois et de Québécoises d’origines et de milieux divers (occupations, régions, intérêt pour les personnes de 50 à 65 ans, c’est-à-dire la jeunesse des années 1940). Si la rupture semble bien avoir été présente et saisie à partir de la conscience historique des enquêté.es, de leur propre processus de catégorisation de la réalité, il reste à analyser, si possible, ces témoignages pour montrer les variations possibles et saisir l’appropriation différenciée de la transition du mode de production familiale au mode de production industrielle, par contraste avec le mode de production « numérique » d’aujourd’hui. Les analyses de Daniel Fournier indiquent bien l’orientation que devrait prendre la sociologie dans son analyse de la configuration sociale reconstruite à partir d’un ensemble de traces variées[94]. Bien que Nicole Gagnon ait un point de vue plutôt nuancé quant aux retombées du projet, il n’en demeure pas moins qu’il aura permis de développer une sociologie originale en dehors de la « rupture épistémologique », tout en proposant des réflexions méthodologiques encore aujourd’hui d’actualité. Espérons que le jour viendra où le chantier des histoires de vie sera réactualisé et que les enquêtes monographiques se poursuivront dans des localités diverses pour saisir les transformations en cours, liées notamment au mode de production numérique.

Conclusion

Par contraste avec les travaux sociologiques des années de la Révolution tranquille, certains déplorent aujourd’hui le « déclin des synthèses » ou la fin des études du Québec comme société globale[95]. Bouchard mentionne que le déclin « a imprégné la culture savante un peu partout en Occident. Les repères symboliques, d’origine nationale ou religieuse, qui supportaient et guidaient les grandes entreprises d’interprétation du passé sont maintenant embrouillés, faisant place à l’incertitude, au scepticisme et même au désarroi[96] ». N’est-il pas de notre devoir de ne pas céder au désarroi en montrant d’abord ce que sont aujourd’hui ces « repères symboliques » et en quoi ils composent l’expérience de la vie en société et la constitution plus générale de groupes sociaux? Le désarroi actuel ne serait-il que l’expression plus générale d’un moment de transition, en attente des synthèses à venir, à l’aube d’une prochaine Révolution tranquille?

Sinon, le déclin n’est-il pas seulement l’expression de l’impuissance de la culture savante, et de la sociologie en particulier, à saisir les transformations actuelles en raison d’une tension « entre le dévoilement de ce qui est vécu et pensé par le “peuple” et le désir de parler à sa place », pour citer Dumont[97]. Les nouvelles synthèses apparaîtront-elles à partir du moment où le monde deviendra plus transparent, comme semble l’avoir été la Révolution tranquille à travers le prisme de catégories rigidifiées et stéréotypées? À partir du moment où un discours de classes, de groupes apparaît comme universel? La prochaine Genèse de la société québécoise ne verra le jour que si la sociologie renonce, comme le souligne Gérard Bouchard, à l’« idéal impossible à atteindre (celui d’une connaissance complètement affranchie de tout enracinement social, de toute contamination avec son objet)[98] » en montrant toutefois non pas la « contamination », mais l’insécabilité du corps (le matérialisme) et du langage (le culturalisme) dans le cumul, et non la disqualification, des référents antérieurs.