« La langue circonscrit et remplit le lieu politique », écrivaient Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel dans Une politique de la langue. Voilà qui n’a cessé de nous habiter à la lecture de Dire le silence. Fruit d’une réflexion menée sur de nombreuses années, la sociolinguiste Annette Boudreau entreprend, dans cette étude sentie et fouillée, de tracer une généalogie de l’insécurité linguistique en Acadie. Partant d’un corpus de presse constitué de plus de 6000 articles tirés du Moniteur acadien et de L’Évangéline, l’autrice se propose d’analyser les « discours dominants » sur la langue (particulièrement l’accent), c’est-à-dire ceux de l’élite définitrice, qui donnent sens et structurent les collectivités, afin de comprendre les processus de légitimation/délégitimation linguistique à l’oeuvre en Acadie. L’autrice se risque ainsi à une « archéologie du silence » pour rendre compte des « mécanismes historiques et sociaux » en cause dans le façonnement des idéologies linguistiques, qui ont contribué à la construction des « sentiments de honte et d’insécurité » affligeant et muselant nombre d’Acadiennes et d’Acadiens, lesquels préfèrent se taire de crainte d’être jugés eu égard à leur langue. Par cette étude des perceptions et des représentations de la langue en Acadie, qui constitue un véritable effort d’histoire intellectuelle et culturelle, c’est toute la question du changement social de cette petite société, du dernier quart du xixe siècle au seuil des années 1970, qui est posée. Tentant de déceler des changements de paradigmes, le « portrait général » des « discours d’autorité » sur la langue que dresse Boudreau est divisé en quatre périodes non étanches : 1867-1910, 1910-1950, 1950-1960 et 1960-1970. Dès la formation de l’espace public acadien, avec la fondation du Moniteur acadien (1867) et de L’Évangéline (1887), paraissent les premiers textes sur la langue. Écrits dans le contexte où l’État confédéral se met en place et où les tentatives étatiques d’homogénéisation anglo-protestante, notamment représentées par les crises scolaires, mènent à l’essor des nationalismes, les articles sur la langue contribuent à la construction du projet national acadien. Ils participent alors d’un double processus de distinction (ou d’authentification). Établissant une filiation avec la France, la mère patrie, les discours qui font de la langue française et de la foi catholique un fait consubstantiel de l’être acadien permettent d’abord à celui-ci de se distinguer de la culture anglo-saxonne. Malgré une valorisation de l’idéologie du standard par certaines et certains protagonistes, soit l’idée d’« un seul français » sans variations linguistiques et partagé de toutes et tous, la période est particulièrement marquée par un effort de légitimation des régionalismes (ou archaïsmes) dans le parler acadien. Au mieux menée par Pascal Poirier, historien, linguiste et homme politique, cette entreprise de reconnaissance (ou idéologie historiciste de la langue française) participe du second processus de distinction. Au même titre que le choix des symboles nationaux acadiens (drapeau, hymne, fête nationale, patronne, etc.), les archaïsmes linguistiques, dont la présence dans le vernaculaire remonte à l’Acadie coloniale, permettent de distinguer la collectivité nationale acadienne de la collectivité canadienne-française. Suivant la consolidation et l’institutionnalisation du projet collectif acadien, les discours des années 1910-1950, sans rompre avec ceux de la période précédente (le changement est un processus), sont moins portés à établir l’originalité du français acadien qu’à travailler à sa normalisation dans la foulée du français parisien. Si l’époque est à la « revitalisation du français au Canada », les mouvements nationalistes ne cherchent pas moins à ce que leur entreprise d’augmenter la visibilité du fait français soit accompagnée d’une standardisation (épuration) de la langue. Il est dès lors question de lutter contre les préjugés des anglophones …
Annette Boudreau. Dire le silence : insécurité linguistique en Acadie, 1867-1970, Sudbury, Éditions Prise de parole, 2021, 229 p., coll. « Agora »[Notice]
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Philippe Volpé
Université de Moncton, campus d’Edmundston