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Avec cet essai, Adrien Rannaud, professeur en études françaises et francophones à l’Université de Toronto, rassemble et prolonge ses travaux précédents sur La Revue moderne, un des premiers magazines publiés au Québec. Suivant l’évolution poétique, historique, littéraire et politique du périodique, Rannaud tente de comprendre les différentes manières dont le magazine, comme entreprise singulière (La Revue moderne) et comme support « général » (au même titre que le quotidien), fait écho à la société de son temps, lui donne forme. Loin d’être considéré comme un simple document d’une époque, La Revue moderne apparaît comme le prisme à travers lequel observer, sur une période de 40 ans, les changements culturels qui ont cours au Québec. Écrit dans une langue limpide, impeccablement structuré, l’essai de Rannaud réussit son pari de fournir à la fois une étude poétique et historique solide et une « boîte à outils » pour l’étude de la presse magazine.
Fondée en 1919 par Anne-Marie Gleason Huguenin (pseudonyme de Madeleine), La Revue moderne se transforme, à l’occasion de son rachat par Maclean-Hunter en 1960, en Châtelaine, un magazine qui fait partie de l’horizon familier du lectorat francophone encore aujourd’hui. Si les débuts de celui-ci ont été étudiés par Marie-José des Rivières (1992), son « ancêtre », La Revue moderne, n’avait pas fait jusqu’à maintenant l’objet d’une étude approfondie et diachronique. Mensuel dont l’intitulé est « littérature, politique, arts », La Revue moderne fédère au fil de son histoire de nombreuses collaboratrices et de nombreux collaborateurs en provenance du champ littéraire, dont le capital symbolique contribue à asseoir notamment celui de la revue (Madeleine, Robert Choquette, Jean Bruchési, Louis Dantin, Jean Le Moyne, Gabrielle Roy, entre autres).
C’est en effet comme « actrice » du champ littéraire (animatrice, productrice, médiatrice) que la revue est d’abord présentée, puis étudiée, mais pas uniquement : elle est aussi située, replacée dans un ensemble signifiant (discours, poétiques, images, réseaux) avec lequel elle est en relation et qui la définit. L’essai de Rannaud cherche donc à concilier deux plans de l’analyse, à la fois une histoire érudite de La Revue moderne, issue d’un dépouillement attentif et patient des 481 numéros de la collection, et une histoire culturelle du magazine, comme lieu de développement et comme véhicule privilégié d’une culture moyenne (middlebrow), c’est-à-dire d’une culture au confluent d’une culture populaire (lowbrow) (dont l’emblème pourrait être, dans les années 1940-1950, les fascicules publiés par les Éditions Police-Journal) et d’une culture dite légitime (highbrow). L’étude de Rannaud adopte également un parti pris qu’on pourrait qualifier de local et de sériel : elle se concentre sur des textes écrits au Québec et publiés périodiquement durant une certaine période (la chronique « Confidentiellement » de Michelle Tisseyre, par exemple), ce qui permet d’étudier concrètement une poétique singulière (celle de l’autrice) dans ses rapports au magazine (comme entreprise de publication instable, comme objet de lecture) et à l’actualité longue.
Afin de montrer que La Revue moderne est « un lieu de rencontre permanente entre le médiatique et le littéraire », Rannaud divise son analyse en plusieurs temps : d’abord, une histoire du périodique (ses différentes équipes de direction et de collaboratrices et collaborateurs; les changements que ces arrivées et ces départs induisent, les stratégies commerciales et éditoriales choisies), ensuite une étude des manières d’écrire et de représenter le temps (les saisons, les fêtes, le passé, les héritages) et l’actualité (comme la Seconde Guerre mondiale). Cette dernière section est particulièrement intéressante et éclaire bien la « poétique de la mensualité » que Rannaud circonscrit dans ce chapitre. En effet, comment un magazine mensuel négocie-t-il avec « l’obsession de l’actualité typique du temps de guerre » (p. 160), par exemple? Comment le magazine se positionne-t-il par rapport aux événement récurrents et aux événements « nouveaux » de manière à faire de sa périodicité spécifique un atout (une plus-value) qui justifie en retour, peut-on le penser, un abonnement, un achat récurrent? Le retard constitutif du mensuel par rapport au quotidien crée une tension qui se résout, dans le cas de la guerre, par l’investissement de ce thème par la fiction, permettant ainsi au magazine de maintenir sa pertinence disons politique en regard des préoccupations quotidiennes. Cela n’est qu’un exemple de ce que la « mensualité » fait aux textes du magazine et que Rannaud établit avec clarté.
Cette périodicité participe, comprend-on, d’une sorte d’imaginaire de l’accompagnement (ou du compagnonnage) que véhicule le support du magazine, présence périodique, confortable, qui traite de tous les événements (les fêtes ou la politique) de manière plus ou moins égale. Cette temporalité circulaire propre au magazine, selon Rannaud, « aplanit l’actualité inquiétante et imprévisible au profit d’une unité de mesure à la fois rassurante, immuable et colorée par l’esprit du temps en perpétuelle transformation » (p. 162). Cette tension justifie également, à mon sens, la conservation du magazine comme objet de collection (conservation à laquelle appelle Madeleine, p. 107): chaque livraison se distingue des autres par ses aspects matériels, pratiques, encyclopédiques. Ils constituent une sorte de mémoire du temps qui passe, un rappel d’un quotidien célébré, dont chaque élément est important.
Cette analyse des discours et des poétiques journalistiques de La Revue moderne permet ensuite à Rannaud d’étayer de manière convaincante, avec les outils de l’histoire culturelle et de la sociocritique, les manières dont le magazine a participé à nourrir et à relayer une culture moyenne. Le chapitre sur les « Récits médiatiques de la culture moyenne » est à mon sens le plus réussi, le plus littéraire aussi. Le chapitre s’ouvre sur le récit médiatique de la Maison moderne, que fait construire La Revue moderne dans Outremont (sur l’actuelle rue de la Brunante à Montréal, p. 175). Entreprise à la fois immobilière, collective ou participative (par l’entremise des concours), publicitaire et narrative, la Maison moderne apparaît comme le symbole d’une modernité porteuse, rassembleuse, à l’image d’un certain mode de vie, innervé par un idéal de réussite matérielle, que promeut la revue. Ce récit médiatique d’une modernité « prête à habiter », pour reprendre la belle formule de l’auteur, trouve écho dans les fictions « moyennes » parues à La Revue moderne. Les analyses sociocritiques des rapports entre l’amour et le travail dans trois récits (de Madeleine, de Gabrielle Roy et de Carole Richard) permettent de bien de saisir en quoi la « culture moyenne » suit une logique discursive du compromis et propose une résolution acceptable de la dialectique entre subversion et tradition. On ne peut qu’être d’accord avec Rannaud, qui estime que cette littérature moyenne est « un corpus disparate et ambigu sur le plan de la légitimité institutionnelle mais animé d’une double croyance dans la valeur d’un objet littéraire et dans le succès auprès du grand public » (p. 192).
En fin de parcours, l’essai explore une proposition théorique, soit l’idée de l’existence d’une « matrice intime », sorte de réservoir de tonalités, de genres, de registres, de vocabulaire et de poétiques, bref un ensemble de ressources qu’exploiterait le magazine pour se présenter comme un espace de rencontre amicale, d’écoute et d’affection mutuelles entre la journaliste et ses lectrices. Cette matrice s’ajouterait à la matrice littéraire et à la matrice médiatique dans une configuration spécifique au magazine middlebrow (mais pas seulement, cf. p. 228). Si les exemples sont convaincants, je me demande si les notions de scène d’énonciation et de scénographie (au chapitre 3), telles que définies par Dominique Maingueneau, ou même celle d’imaginaire du support (un aspect de la poétique du support), théorisée par Marie-Ève Thérenty, ne suffisent pas déjà à circonscrire ces éléments. D’autant plus que cette matrice intime serait non permanente, ce qui a priori ne la situerait pas sur le même plan que les deux autres (littéraire et médiatique). Comme l’écrit Rannaud, la standardisation qui touche les publications dans les années 1940-1950 expliquerait potentiellement « la dissolution générale mais pas complète, de la matrice intime » (p. 274). Est-ce alors la récurrence du registre dans la diversité des voix qui ferait de l’intime davantage qu’une scène d’énonciation, davantage qu’une caractéristique centrale de l’imaginaire du support de La Revue moderne (ou du magazine), et bel et bien une « matrice », un « régime communicationnel en soi » (p. 228)? L’hypothèse de Rannaud est intéressante, mais reste à étoffer pour constituer, il me semble, un outil distinct dans l’étude de la presse magazine. J’attends avec beaucoup d’intérêt la suite de ses réflexions à ce propos.
« En quoi le magazine est-il un objet de la littérature? » Cette question structurante de l’essai est sans doute plus difficile à répondre, comme le souligne Rannaud en conclusion, à partir d’un corpus contemporain qu’à partir de celui de La Revue moderne. Si la « disparition progressive de la fiction, ou du moins sa migration vers des revues spécialisées, [a] également contribué à diminuer l’importance du magazine dans l’accès à la carrière littéraire » (p. 283), l’étude de Rannaud montre que le magazine a été à certains moments un passage quasi obligé. Plus encore, le magazine lui-même est un objet complexe, incontournable pour les histoires littéraire, culturelle, sociale. La progressive transformation de celui-ci en magazine féminin est à étudier plus avant : dans les années 1940 et 1950, l’éditorial disparaît, le courrier du mois aussi (il préfigure le courrier du coeur), le rapport à l’actualité politique se distend (p. 77), la section féminine « gruge finalement le reste du magazine » (p. 99). Cette standardisation, qui touche la publication et son lectorat (et leurs relations), est significative et m’intrigue particulièrement. En ce sens, la révolution du magazine (à la fois esthétique, commerciale, visuelle, politique) n’en est sans doute pas une qui tienne de la rupture; il s’agit plutôt d’une révolution « moyenne », pour ne pas dire tranquille.