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Nicolas Chesneau, originaire du petit village de Tourteron dans le Rethélois, s’est distingué au xvie siècle comme auteur de recueils de poésies et de pièces occasionnelles rédigés en latin, ainsi que de plusieurs ouvrages importants en prose française composés, pour la plupart, à la suite du Concile de Trente[1]. Chesneau enseignait les lettres au collège de la Marche au sein de l’université de Paris, où il avait reçu sa formation quelques années auparavant[2]. Il fit paraître à Reims en 1580, quelques mois seulement avant son décès, une traduction française des quatre livres de l’Historia ecclesiae Remensis, du chanoine rémois, chroniqueur et poète Flodoard, qui, à l’époque des derniers Valois, attendait encore une première édition imprimée dans sa version latine[3]. L’édition latine procurée par les soins de Jacques Sirmond ne parut qu’en 1611, 21 ans après la version française de Chesneau[4]. Connue pour l’acuité de ses renseignements historiques et la précision de ses analyses, l’oeuvre de Flodoard, qui date du xe siècle, fournit au lecteur un tableau détaillé de l’institution ecclésiale à Reims[5]. La version française de Chesneau fut publiée à la fin d’une longue suite de traductions qui remonte au début des guerres de religion en France[6]. Elle constitue aussi, à bien des égards, le couronnement de son oeuvre de poète et de traducteur engagé dans la bataille confessionnelle qui marque la deuxième moitié du xvie siècle en France. Cette dernière traduction d’un traité latin en prose se distingue toutefois de celles qui la précèdent, dans le bilan des publications de Chesneau traducteur. Elle propose aux lecteurs la version d’un texte ancien et non celle d’un traité contemporain récemment paru.

La version française de l’histoire volumineuse livrée à la postérité par Flodoard, lors de son décès en 966, paraît dès 1580, dans la foulée des deux publications importantes signées par Nicolas Chesneau l’année précédente : la paraphrase en épigrammes latines du De liberorum educatione de Plutarque, et Le Manuel de la recherche ou antiquité de la Foy et Doctrine de l’Eglise Catholique. Ce volume publié aux presses rémoises de Jean de Foigny, « imprimeur de monseigneur l’illustrissime cardinal de Guise », est le produit remarquable du labeur de Chesneau pendant les dernières années de sa carrière. L’initiative du chanoine originaire du Rethélois, serviteur fidèle du cardinal de Lorraine, s’inscrit dans la droite ligne d’une pratique grandissante de la traduction en langue vernaculaire à la suite du Concile de Trente[7]. Chesneau lui-même offre un témoignage capital de cette tendance forte, puisque dès 1563, l’année qui marque la clôture du Concile de Trente, il abandonne abruptement la poésie latine au profit d’une activité de traducteur français qu’il maintiendra jusqu’à la fin de sa carrière.

Le choix de Flodoard comme objet de sa dernière grande publication reflète à la fois le dévouement de Chesneau à l’institution ecclésiale rémoise étroitement associée à Charles de Guise, et le statut symbolique revêtu par l’église de Reims au coeur du royaume. L’église, où se déroule la cérémonie solennelle du sacre royal depuis des siècles[8], constitue en effet un joyau symbolique dans lequel le pouvoir séculier de la Couronne est investi d’une puissance sacrée. Notre étude vise à montrer aussi que Nicolas Chesneau s’approprie le travail de l’historiographe rémois du xe siècle, son prédécesseur au poste de chanoine de l’église de Reims, afin de le consacrer comme un témoin prestigieux, une véritable autorité fondatrice, dans le débat confessionnel qui intéresse l’intégralité de son oeuvre de traducteur. L’analyse situera cette traduction dans l’oeuvre latine et française de Chesneau à travers une description de son développement à partir de la publication des premiers recueils latins (1552-1553), jusqu’à la parution de l’unique traité vernaculaire que Chesneau signe de son propre nom en 1579. Elle examinera en dernier lieu l’impressionnante série de paratextes‑préfaces par lesquels le traducteur français de l’histoire de Flodoard s’efforce d’encadrer son travail en le présentant au public lecteur de 1580.

La traduction de l’Historia ecclesiae Remensis sera donc l’apogée d’une oeuvre qui, depuis les premières poésies latines publiées dans les années 1550 jusqu’aux versions françaises et à la réflexion sacrée des années 1570, s’élabore en permanence dans une perspective pédagogique et parénétique. Les poésies latines rassemblées dans ses recueils d’épigrammes se distinguent d’abord par une orientation pédagogique résolue, Chesneau y proposant une réflexion morale. Cette même réflexion morale, alors teintée d’une conviction théologique, marque ensuite la série de traductions françaises qu’il signe à partir de 1563, comme en témoignent les préfaces souvent longues et détaillées qui précèdent ces publications. Le Manuel de la recherche ou antiquité de la Foy et Doctrine de l’Eglise Catholique, publié en 1579 sous le nom de Chesneau lui-même, est le premier fruit de la sagesse qu’il a accumulée pendant près de 20 ans en tant que traducteur. Au début de sa traduction de l’oeuvre de Flodoard, le remarquable appareil de préfaces en prose et en vers confirme la grande valeur symbolique de ce travail de longue haleine, qui met en évidence la position du chanoine et doyen de Saint-Symphorien au sein de l’effort collectif des membres proches de l’Academia Remensis dans le renouveau culturel et spirituel de la Contre-Réforme.

Le principe pédagogique dans l’oeuvre poétique latine de Chesneau

Chesneau a publié, durant la période de sept ans qui s’étend de 1552 à 1559, plusieurs recueils de poésies latines et de nombreuses pièces de circonstance. Le premier en date parmi les recueils est une série d’épigrammes morales en deux livres intitulés Hexastichorum moralium libri duo, qui a vu le jour à Paris dès 1552, la même année où Pierre de Ronsard fait paraître ses Amours[9]. Dans ce recueil, Chesneau décrit avec clarté sa motivation de poète : c’est bien une visée pédagogique et didactique qui anime son initiative. Composer des vers en latin constitue pour lui le moyen d’offrir à ses lecteurs une oeuvre édifiante de parénèse morale[10]. Dans une préface adressée aux jeunes adolescents Jean et Christophe de Thou, fils aînés de Christophe de Thou, premier président du Parlement de Paris[11], Chesneau souligne le but de l’instruction morale à l’origine de son recueil d’épigrammes. Les élèves qui apprennent tôt les bons préceptes moraux, explique-t-il, seront les mieux protégés à l’avenir contre les tentations du vice qui abondent dans tous les milieux. Il reproduit le poncif ancien, qui remonte pour le moins à Plutarque, de la malléabilité de la jeunesse qu’il convient de bien former pour la mettre à l’abri de la corruption des hommes et de la déchéance morale :

Bien que nul âge ne soit trop tardif pour qu’un homme de bonne volonté apprenne, et que ceux qui sont endurcis par la force de l’âge puissent recevoir de l’instruction, c’est néanmoins tout d’abord la jeunesse, molle, et impressionnable comme la cire, qu’il convient de former au sens des choses et de teindre aux couleurs des bonnes lettres et des moeurs pieuses. Car les vices, qui se développent durant les années formatrices, ne s’effacent que difficilement par la suite[12].

Selon leur auteur, les épigrammes édifiantes présentées aux fils De Thou renferment, malgré leur brièveté, la substance d’une éducation morale entière et suffisante. Son recueil a donc pour but explicite de donner aux jeunes lecteurs une formation morale complète, sous une forme minimaliste qui facilitera l’assimilation rapide des préceptes latins. Ce volume, qui ouvre l’oeuvre importante signée par le chanoine de Reims, fait savoir qu’il s’intéresse à la parénèse morale et didactique.

Cette oeuvre latine comprend de nombreuses compositions, dont la plupart datent des premières années de la carrière de l’auteur. Une publication tardive, peu commentée jusqu’à présent, témoigne toutefois de l’intérêt continuel que Chesneau porte au genre de l’épigramme. Il s’agit de la paraphrase poétique latine du traité de Plutarque De liberorum educatione, qui voit le jour, tardivement selon son auteur, en février 1577[13]. En préface à cet opuscule, Chesneau adresse une longue épître à Claude Le Roy, un ancien élève du collège de la Marche[14]. Il offre à son destinataire une réflexion sur les troubles actuels du royaume des Valois, notamment sur le dépérissement des moeurs publiques et la qualité de l’éducation rhétorique en France. Dès les premières lignes de l’épître, Chesneau affirme la valeur d’une éducation fondée sur l’étude des textes anciens, puisque les auteurs antiques « considéraient que dans toute République la jeunesse elle-même constitue la pépinière très féconde à partir de laquelle les plantes de l’époque peuvent être placées en divers endroits[15] ». Citant Quintilien, il reproduit la célèbre métaphore végétale qui présente l’éducation comme un processus de culture et de jardinage, et qui doit former la base constitutive de toute vie civile bien ordonnée. Mais il ajoute que, malheureusement, la jeunesse française semble avoir perdu sa voie, car « il n’y a personne aujourd’hui qui ne voit à quel point à notre époque ulcérée les jeunes se sont éloignés de la prudence et de la bonne conduite des Anciens[16] ».

Cette revendication de la sagesse nourricière des textes antiques et des moeurs anciennes est un motif récurrent, nous le verrons, à travers toute l’oeuvre de Nicolas Chesneau. Selon lui en effet, les troubles civils qui affligent la France depuis au moins une quinzaine d’années sont en grande partie le résultat d’une véritable crise de l’éducation et dans le domaine de ce que l’on peut appeler la « culture ». Si la publication du traité de Plutarque dans une forme facilement assimilable aux habitudes de lecture contemporaines est devenue urgente, selon le paraphraste, c’est que celui-ci permet justement de combler les lacunes les plus regrettables dans l’enseignement de l’éloquence. Les jeunes Français se montrent dépourvus, déclare-t-il, de toute « discipline », dans les gestes, les paroles et l’écriture. L’éducation tout entière est devenue un exercice d’ornementation de soi, au gré des modes passagères, ce qui représente selon Chesneau un danger pour l’esprit :

Chacun invente sa formation, et la reconstruit suivant la volonté des hommes, laquelle est changeante et souvent pleine de vices. Les moeurs anciennes leur puent au nez, les valeurs religieuses les répugnent, les qualités sobres leur déplaisent. Ils se délectent de nouveautés, souriant aux choses profanes, sans posséder valeur pondérée ni modération. Mais les parents eux-mêmes, aussi, enfoncés dans je ne sais quelles ténèbres, ne cherchent aucunement à donner une éducation honorable à leurs enfants. Au lieu de leur apprendre les bonnes moeurs et un savoir qui soit digne d’admiration, ils préfèrent les rendre riches et insolents[17].

Lire le traité de Plutarque s’impose désormais, estime Chesneau, puisque l’enseignement qu’il contient offre un véritable « contrepoison » à ce fléau social généralisé qui prend racine dans l’éducation des jeunes gens et la pratique courante de l’éloquence. Pour éviter la violence des extrêmes, il faut que la parole soit châtiée, bien entraînée et parfaitement maîtrisée, c’est-à-dire un objet de disciplina, substantif qui revient souvent dans la paraphrase poétique du traité de Plutarque par Chesneau. Afin de bien organiser la pensée et les propos, le paraphraste propose de faire couler la prose plutarquienne dans le moule de la forme épigrammatique, en particulier celle des distiques élégiaques. Selon l’idée qu’il avance dans cette préface, la lecture d’une paraphrase latine en vers permet aux jeunes lecteurs d’éviter les « sinuosités » (anfractibus) de la pensée du prosateur grec, qui, sans la reformulation morcelée en petits poèmes, risquent de les égarer et de leur faire perdre la substance de la leçon ancienne. La répétition méthodique des cadences latines constitue ainsi le moyen d’inculquer aux élèves une pensée sainement édifiante, délestée des complications syntaxiques du style de Plutarque. Car celles-ci, dans la forme primitive d’un texte en prose souvent complexe, rendent les nuances de la réflexion inaccessibles au plus grand nombre de lecteurs. Un tel souci de clarté, qui motive le choix d’une adaptation linguistique propre à favoriser la bonne assimilation des raisonnements moraux, ne caractérise pas uniquement l’oeuvre latine de l’auteur rémois. Il constitue également l’un des principes fondamentaux que Nicolas Chesneau cherche à développer à travers son oeuvre de traducteur français des textes latins de théologie et d’histoire.

Nicolas Chesneau traducteur à l’époque des guerres de religion

La majeure partie de l’oeuvre latine signée par Nicolas Chesneau appartient à la période de sept ans qui s’étend entre la parution de son premier recueil de poésies épigrammatiques (Hexastichorum moralium libri duo, 1552) et la publication en 1559 de deux poèmes, à Paris chez Annet Brière[18]. À partir de cette date, outre quelques publications de circonstance adressées à des personnalités importantes, notamment aux membres de la famille et de l’entourage des Guise, Chesneau se consacre presque exclusivement à des traductions. Les oeuvres françaises du traducteur, qui apparaissent nombreuses à partir de 1562, comprennent, pour la plupart, des épîtres ou des préfaces importantes signées de son nom, dans lesquelles celui-ci explique à ses destinataires la nécessité urgente de la lecture qu’il leur propose. L’éventail de ces travaux révèle en effet chez Chesneau une orientation résolument « engagée », par laquelle il souhaite apporter sa contribution énergique à la défense de l’orthodoxie catholique. Il s’agit essentiellement de textes d’histoire et de théologie écrits en latin, dont les versions originelles latines sont souvent elles-mêmes récentes et composées par des auteurs étrangers. La plupart de ces traductions sont munies de longues épîtres de préface, dans lesquelles Chesneau dévoile l’importance de l’oeuvre qu’il souhaite présenter aux lecteurs de langue française qui sont moins à l’aise avec la prose latine. Dès 1562, lorsqu’éclate la première guerre de religion en France, il fait paraître aux presses parisiennes de Claude Frémy un volume de 352 pages in-octavo intitulé Cinq livres de la Messe évangélique et de la vérité du corps et sang de Nostre Seigneur Jésus-Christ au sacrement de l’Eucharistie. C’est la version française du traité sur la messe qui constitue le chef-d’oeuvre du théologien catholique allemand Johannes Faber von Heilbronn[19]. Dans la longue épître datée du 23 mars 1562, qui précède l’ouverture du traité traduit, Chesneau, partisan de l’Église de Rome, explique son choix d’offrir aux lecteurs français des traductions de langue vernaculaire :

Je confesse ingenuement que jusques à huy, j’avoye esté de cest advis de ne communiquer tel mystere au peuple par traduction familiere et langage vulgaire, sçachant la grandeur de ceste doctrine du S. Sacrement, et d’autre part regardant à l’infirmité de plusieurs : eu mesmement esgard que la commune translation de l’escripture saincte a beaucoup plus apporté de nuissance au monde, que de proffit, comme nous avons experimenté depuis l’audacieuse entreprinse de tant de nouvelles versions : mais la nécessité presente faict que j’ay changé d’opinion, ou plustot, que je n’ay refusé d’obeir au temps, pour mettre ceste doctrine saincte et catholique du sacrement en la main des bons : et moiennant la grace de Dieu, retirer quelqu’uns, qui trop simplement se seroient abandonnez à suyvre doctrine nouvelle, sans premièrement l’avoir examiné ou faict examiner, à sçavoir, si elle est conforme à l’ancienne religion, et à la foy de l’eglise catholique et Romaine[20].

En choisissant de traduire les cinq livres du traité du dominicain Johannes Faber sur la messe, Chesneau transgresse un principe personnel qui correspond de près à la réticence traditionnelle de l’institution catholique à l’endroit de la traduction de textes sacrés. En temps normal, explique-t-il, une telle réticence est bien justifiée par le fait qu’une multitude de versions circulant parmi le grand public induit inéluctablement les chrétiens en erreur. Or, le recours à la traduction du latin en langue vulgaire se justifie à l’heure actuelle, selon Chesneau, par une prolifération dangereuse d’écrits hérétiques, dont les auteurs visent à séduire un public facilement dérouté, détourné des principes de la vraie doctrine. Le moment est donc venu de s’engager dans la bataille des plumes et des paroles qui oppose les partisans des confessions orthodoxe et hérétique, afin de sauver quelques innocents qui risquent de s’égarer.

Publiée pour la première fois en 1562, quelques mois après la clôture du colloque de Poissy, cette traduction connaîtra un succès éditorial considérable, comme en témoigne l’existence des réimpressions et rééditions réalisées, toujours chez Claude Frémy, en 1563, 1566 et 1571. Le traité polémique de Faber, destiné à combattre la Réforme luthérienne, est une oeuvre contemporaine, que l’auteur, théologien dominicain et professeur à l’université d’Ingolstadt, a fait paraître en 1555[21]. Il s’agit d’un livre important qui est rapidement devenu l’objet d’une traduction latine par le chartreux allemand Laurentius Sirius, publiée à Cologne en 1557[22], à Anvers deux ans plus tard, puis à Paris en 1567[23], cinq ans après la parution de la version française de Chesneau. En s’inscrivant dans cette filiation prestigieuse d’auteurs et de traducteurs militants, le chanoine rémois contribue à la dissémination initiale, en France, d’une oeuvre polémique de grande envergure qui intéressait directement l’actualité turbulente du royaume. La publication du livre du moine dominicain devient ainsi une véritable oeuvre collective, dont Chesneau fournit la version française. Son travail fait partie d’un programme hautement réfléchi, qu’il décrit, au moins en partie, dans la longue épître-préface qui ouvre le volume.

La même année, quelques semaines avant qu’il ne signe la préface épistolaire publiée au début de sa traduction du traité de Faber, Nicolas Chesneau insère une épître au début d’une autre traduction qu’il vient de réaliser, dans un but complémentaire de celui qu’il revendiquera dans le grand volume traduit de Johannes Faber von Heilbronn et Laurentius Sirius. Il s’agit cette fois d’une publication plus modeste, qui vise plutôt, sinon exclusivement, des lecteurs jeunes et estudiantins éduqués sous la férule de leurs parents et de leurs premiers enseignants en matière de foi. Ce volume, intitulé Catechisme, ou briefve instruction à piété chrestienne, propose, en l’espace de 76 pages, la version française d’un texte publié en 1555, puis réédité dès 1558[24], par l’évêque de Meersburg, Michael Helding[25]. Ici encore, l’épître qui tient lieu de préface fait état des fortes inquiétudes du traducteur (et de l’auteur, Helding) concernant les moeurs contemporaines et l’adhésion à la bonne doctrine. Afin de vivre convenablement dans un tel monde, et surtout afin de résister à la tentation posée par les sirènes de l’hérésie, il convient d’offrir au public un catéchisme clair et simple, qui permettra aux fidèles de suivre la bonne voie sans se laisser égarer par les discours des malveillants :

Voyla les rudimentz et fondementz à pieté et religion que je leur propose : afin que dés leur jeune aage, ilz sachent quelle est la vraye Eglise douée et enrichie des sainctz sacrementz. Dont j’espere tel profit à l’advenir, qu’il sera mal aisé de les divertir de ceste institution premiere. Joinct qu’estant ainsi endoctrinez, ilz descouvriront facilement les ruses et falaces des ennemis de la foy : et ne s’amuseront aux fatratz et agencées paroles de ceux qui soubz couleur de leur nouvelle religion, one semé si grande confusion par tous les endroictz où ilz ont esté ouys et tolerez, qu’il n’y a pour le present en ce monde que dueil, angoisse, et tristesse[26].

La bonne éducation servira de bouclier intellectuel et spirituel aux élèves qui auront été correctement « endoctrinez » grâce à des lectures édifiantes comme celle du catéchisme de Michael Helding. Elle empêchera que les fidèles soient déstabilisés par l’éloquence séductrice des Réformateurs, en leur permettant de reconnaître, puis de déjouer, les « ruses et falaces » des suppôts de l’hérésie. Plusieurs métaphores dans ces lignes reflètent l’opposition des valeurs que Chesneau évoque de façon récurrente dans les préfaces à ses traductions. Alors que la bonne doctrine du catéchisme donne à l’élève qui assimile bien ses leçons un « fondement » inébranlable, les « ennemis de la foy » savent seulement proférer des « fatratz » et des « agencées paroles » légères et fugitives, afin de « divertir » les fidèles. À l’« institution premiere » des catéchisés qui adhèrent à la « vraye Église » s’oppose, de façon pernicieuse, la « nouvelle religion » de la Réforme calviniste. Le catéchisme ici traduit vise à former les jeunes esprits en leur faisant adopter les principes fondamentaux de la foi catholique enseignés par les Pères de l’Église[27].

Cette série de publications en français, qui marquent la période de 1562 à 1574, puis de nouveau les années 1579 et 1580, ne témoigne pas uniquement du travail de vulgarisation et de parénèse accompli par le traducteur militant. Elle constitue également le lieu d’une réflexion personnelle sur l’importance de la traduction des textes à contenu théologique doctrinaire pour le salut des lecteurs français, à une époque où, d’après notre auteur, mauvaises tentations et leçons erronées dispensées par des guides iniques et malveillants abondent à l’intérieur comme à l’extérieur du royaume. Les huit volumes de traductions françaises qui paraissent entre 1562 et 1574 attestent bien l’industrie et l’engagement de Nicolas Chesneau, toujours à l’affût, semble-t-il, de traités et de mémoires susceptibles de soutenir efficacement la cause de l’orthodoxie catholique pendant la période mouvementée qui voit se dérouler les cinq premières guerres dites « de religion ». Ces travaux du traducteur portent également la preuve que Chesneau n’hésitait pas à publier ses propres réflexions, souvent sous la forme de longues épîtres, en accompagnement des textes traduits. Ses choix de documents à traduire en français montrent aussi une tendance à privilégier des oeuvres récentes, qui contribuent directement au débat contemporain. Si en effet le chanoine de Reims revendique sans relâche la sagesse de l’Antiquité, ses choix d’objets révèlent dans plusieurs cas une sensibilité aiguë à l’égard de l’actualité littéraire et théologique. C’est aussi sans doute en partie cette sensibilité de catholique engagé qui le conduit, après de nombreuses années de travail comme traducteur et préfacier, à proposer enfin aux lecteurs un volume de ses propres réflexions en matière de foi religieuse.

Le traducteur devient théologien : le Manuel de 1579

Le travail du traducteur proche des textes et passionnément engagé dans le propos qu’il offre au public lecteur, mené pendant plus d’une douzaine d’années, informe généreusement un écrit personnel que Chesneau fait paraître en 1579. En effet, à peine deux ans après la publication de sa paraphrase latine du De liberorum educatione de Plutarque, Chesneau publie également, en langue vernaculaire, son propre « manuel » de réflexions et de principes théologiques, fruit tardif des lectures et des travaux de réécriture et de traduction qui l’ont occupé pendant de longues années. Parvenu au stade ultime de sa carrière, Chesneau signe son unique oeuvre en français qui ne soit ni une traduction ni une paraphrase. Publié à Reims et dédicacé au bien jeune comte du Rethélois, Louis de Gonzague, Le Manuel de la recherche ou antiquité de la Foy et Doctrine de l’Eglise Catholique comporte, suivant le procédé habituel de son auteur, une importante lettre d’introduction[28]. Chesneau ajoute également, comme pièces d’escorte, six sonnets de son propre cru, sur le thème général du volume et l’urgence actuelle de la réflexion qu’il contient[29]. Dans les premiers paragraphes de l’épître introductive qui ouvre le Manuel, Chesneau élabore un éventail des torts et des péchés de ceux qui adhèrent à « ne sçay quelle pretenduë Religion » hétérodoxe. Il regrette que, jusqu’à présent, les débats et les enseignements n’aient pas eu pour effet de ramener au bercail ces brebis égarées. Chesneau propose donc aux lecteurs un traité dans lequel il cherchera encore une fois à les convaincre de l’urgence d’un retour à la foi traditionnelle :

Or pour y remédier, semble (sauf meilleur advis) veu et considéré que ces esprits remuans, obstant leur protervité, n’ont peu estre ramenez au giron de l’Eglise Catholique, Apostolique, et Romaine, ne par colloques et conferences, ne par disputes et autre moiens qu’on ait voulu essayer, semble (dy-je) que la simple recherche de nostre foy venuë de père en fils par manuduction et succession des esprits et depuis le temps des Apostres jusqu’à nous, soit l’un des plus expediens moiens pour les regaigner. Ma raison est, que la plus part d’eux se sont voulu comporter en maistres, avant que d’avoir esté apprentifz : ont présumé de voler sans aesles, comme dit le proverbe, et disputer temerairement des points de la Religion sans en avoir congnu les vrais et solides fondemens[30].

Chesneau dévoile une fois de plus les thématiques souvent évoquées dans son oeuvre de poète et de traducteur. Il mentionne en premier lieu le respect de l’Antiquité, car il croit que le poids d’une tradition qui remonte aux apôtres, en passant par les premiers Pères, ne manquera pas d’emporter finalement l’adhésion de ceux qui errent encore. La métaphore des « fondements » permet à Chesneau d’expliquer l’importance de la tradition qui a livré un corpus aussi riche de textes et de doctrines. Ceux qui prennent position de façon naïve et téméraire, prévient-il, sans avoir assimilé les trésors de la doctrine traditionnelle, se précipitent vers des opinions positions faciles et erronées[31]. Ces « esprits remuans » séduits par les propos de Luther et de Calvin ne se sont jamais vraiment approprié correctement les enseignements de l’Église. « C’est qu’ils ont gousté les doctrines nouvelles, avant qu’ils sçeussent, que c’estoit de l’ancienne, seule et vraye doctrine, et en quoy elle consistoit[32]. » Plusieurs, sans cette formation de base, sont pris au dépourvu par les paroles trompeuses des pasteurs et des ministres.

Apporter un remède satisfaisant à ce problème important apparaît dès lors comme l’un des principaux objectifs identifiés par l’auteur dans l’épître-préface adressée à Louis de Gonzague. La recherche de la simplicité didactique constitue aussi une valeur constamment affichée dans les épîtres latines et françaises qui jalonnent l’oeuvre de Nicolas Chesneau depuis ses premières publications de 1552-1553. Dans cette oeuvre tardive, qui présente finalement sa propre description systématique de la bonne doctrine, il situe la valeur de la simplicité de l’expression et de la pensée au coeur de sa réflexion. Éclairer, voire simplifier l’expression des principes devient ainsi sous la plume de Chesneau le moyen de protéger la sainte dignité de la « vraye doctrine » :

Car combien que leur alleguer et les Escritures saintes, et les passages colligez des saints Docteurs, et les histoires Ecclesiastiques pour les ramener et contenir en la foy de l’Eglise Catholique, leur deut plus qu’amplement suffire : toutefois on sçait assez comment ils les depravent, tordent, et tirent par force à leur devotion. Mais qu’ont-ils à débattre contre la doctrine de tout temps retenuë et continuée en la bouche du simple peuple Chrestien, qui ne combat ne par les Escritures saintes, ne par les tesmoinages des Peres, ne par les quotations des histoires Ecclesiastiques, pour confirmation de ce qu’il croit : ains dit resolument et simplement, que la foy est derivée et descenduë de père en fils : qu’on a toujours ainsi creu, et qu’il n’en demande point autre preuve, que l’usage et l’ancienne pratique coulée de siècles en siècles jusqu’à maintenant[33]?

Prôner ainsi la nécessité de dévoiler les secrets de la doctrine aux lecteurs de langue vulgaire représente une prise de position qui éloigne l’auteur d’une philosophie herméneutique des figures et des sens divers du texte. En effet, ces pratiques de l’interprétation, fort anciennes, présentent le texte sacré comme un ensemble de signes codifié, auquel seuls peuvent accéder des initiés, c’est‑à‑dire des savants instruits sur les arcanes complexes de l’Écriture[34]. Afin de « protéger » la parole sacrée, et la vérité qu’elle contient, du regard indiscret des profanes qui dévoient le sens des textes à force de leur imposer une lecture simpliste et erronée, l’herméneutique des quatre sens de l’Écriture, à titre d’exemple, établit des grilles de lecture possibles – et autorisées – qui orientent d’emblée l’interprétation[35]. Dans cette oeuvre personnelle qui représente à bien des égards le point culminant de sa pensée, Chesneau propose de lever le mystère pour ceux qui souhaitent se nourrir à la source scripturaire de la piété catholique orthodoxe. En plaçant ainsi la notion de simplicité au centre de son oeuvre personnelle, le chanoine de Reims signale qu’il s’agit de bien plus que d’un procédé de style ou de rhétorique. L’exigence de clarté et de simplicité sans ombre, constitue, dans l’oeuvre de Nicolas Chesneau poète et traducteur, un véritable principe de pensée et de foi. C’est bien ce même principe qu’il invoque lorsqu’il présente au public sa version française de l’Historia ecclesiae Remensis de Flodoard.

L’Histoire de l’Eglise Metropolitaine de Reims de Nicolas Chesneau

Le cénacle de Reims, sous la direction du cardinal de Lorraine, s’est efforcé de faire revivre l’éloquence sacrée. De grands humanistes, tels que Gentien Hervet, se consacraient non seulement à la traduction des écrits des Pères grecs vers le latin, mais tout autant aux traductions françaises des Pères latins[36]. Il est probable que la traduction vernaculaire de La Cité de Dieu de saint Augustin ait été un travail collectif dans lequel ce savant a joué un rôle déterminant, ce qui a fait de cette grande oeuvre le fleuron d’une activité fructueuse au sein de la pépinière dynamique de la société des érudits à Reims pendant les années qui ont suivi la fin du Concile de Trente[37]. C’est également dans ce cadre qu’il faut placer l’oeuvre de Nicolas Chesneau traducteur, dont la version française de l’Historia ecclesiae Remensis de Flodoard est un effort modestement comparable au travail collectif qui a abouti à la traduction de La Cité de Dieu. Nicolas Chesneau, en choisissant une oeuvre ancienne qui rend hommage à l’église rémoise, conclut son propre oeuvre en revendiquant la dignité et la grandeur de cette église monumentale et de la société savante et spirituelle qui s’est constituée sous le patronage des Guise[38].

Dès le début de cette période, au moment où Gentien Hervet, Jacques Tigeou et Nicolas Chesneau lui-même commencent à publier des traductions françaises de traités théologiques visant à combattre l’hérésie protestante, un certain Audebert Macéré, « théologien », fait paraître la version française d’un traité polémique attribué alors à Tertullien, sous le titre Défenses contre les Hérétiques (Adversus omnes Haereseos). Dans l’épître préliminaire de cette traduction du traité ancien, adressée au cardinal Charles de Lorraine, l’oncle de Louis II de Guise et son prédécesseur dans le rôle d’archevêque de Reims, Macéré introduit le principe de l’autorité paradigmatique des exemples moraux puisés chez les Anciens. Il fournit aussi une description de son activité qui ressemble de près à celles qui paraissent sous la plume de Chesneau. Ces textes remarquables de Macéré, destinés au même protecteur rémois que la traduction de Flodoard par Chesneau, relèvent d’un mouvement de fond qui amène les lettrés proches du cénacle rémois à coucher en langue vernaculaire les oeuvres de la tradition patristique. Rendre cette pensée accessible au plus grand nombre de lecteurs, déclare Macéré, permet d’exposer les erreurs et la malveillance des ennemis de l’Église. Car la rhétorique confuse, parce que sans fondement, et les convictions passagères des tenants de la nouvelle opinion s’effritent rapidement face au monument imposant de la vérité antique :

Monseigneur, entre les defenses que nous avons en bon nombre contre les heretiques, il n’y en a point, selon mon jugement, qui mieux batte leur conscience, quelque bon semblant qu’ils facent, que ce memorable accord et venerable consentement de l’Antiquité. Car quand on leur allegue l’expresse parole de Dieu, ou raison peremptoire, ils ont tost controuvé quelque nouvellette exposition, ou solution dont ils reçoivent contentement en leur esprit, et s’en font croire aux simples et aux aveuglez au moyen d’une heureuse dexterité et fardé langage, dont par la permission de Dieu, ils sont ordinairement douez, pour donner apparence à leurs erreurs, à la confusion des reprouvez, à l’honneur et manifestation des approuvez. Mais ils n’ont dequoy se couvrir contre toute l’Antiquité[39].

La voix unanime de la tradition, affirme Macéré, chasse l’obscurité du monde et lève toute confusion, grâce à la rigoureuse clarté qu’elle apporte à l’« expresse parole » du Seigneur. Seule la doctrine développée à travers les siècles permet d’entendre la parole divine de façon claire et correcte, dans sa nudité originelle[40]. La description dans ces pages des vains gestes des « hérétiques » anticipe celle que produira Chesneau presque 20 ans plus tard, dans l’épître préliminaire de sa traduction de Flodoard. Selon Macéré, l’Église universelle se fonde sur la vérité d’une tradition singulière qui est le résultat de témoignages multiples, transmis de siècle en siècle. Les fidèles transmettent la doctrine de l’Église dans leurs écrits, « depuis le temps des Apostres jusqu’à nous[41] ». Macéré allègue l’exemple de Tertullien parce que celui-ci « a fondé la plus grande et meilleure partie de sesdites Defenses sur l’accord et succession de ses predecesseurs, et généralement sur la coustume et l’Antiquité, dont (comme j’espere) le lecteur catholique recevra en ces grans et horribles troubles non moins de frais courage que de consolation[42] ».

Dans sa version française de l’Historia ecclesiae Remensis de Flodoard, Nicolas Chesneau poursuit le même objectif qu’un traducteur comme Macéré, lequel consiste à rendre la pensée de la tradition catholique accessible aux lecteurs dans une langue limpide. De façon semblable au Manuel de la recherche ou antiquité de la Foy et Doctrine de l’Eglise Catholique publié l’année précédente, la traduction de Flodoard comporte une section préliminaire très importante, qui revêt un aspect monumental. Une première épître, brève mais significative, adressée à Louis II de Lorraine, archevêque et duc de Reims depuis 1574, et placée juste après la page titre et le privilège royal, ouvre le volume[43]. Elle est suivie d’une épître plus longue, adressée « au clergé et peuple de Reims[44] ». Un « catalogue » chronologique de tous les archevêques de l’Église métropolitaine de Reims, jusqu’au temps présent, occupe les cinq pages suivantes; 82 personnages, dont Louis II de Lorraine, y sont nommés[45]. Une brève notice apparaît à la suite de cette liste, qui énumère et nomme les « Eveschez sujetz et responsables au Siege de Reims[46] ». À ces textes en prose et listes succède une section de poésies, qui compte sept pages[47]. Nicolas Chesneau lui-même y contribue avec trois sonnets et une longue ode faisant l’éloge de Flodoard et des habitants de Reims. Son neveu, Charles Gilmer, « Principal du Collège de Reims en l’Université de Paris », et Nicolas Pintheau, maître du Séminaire de Reims établi par le cardinal de Lorraine en 1567[48], signent chacun un sonnet. Le titre que donne Chesneau à la section des trois sonnets qu’il a rédigés ne manque pas de souligner le parallèle qui subsiste entre l’auteur du traité latin et son traducteur : « Trois sonnetz sur la version et publication de l’Histoire de Floard [sic] jadis Chanoine de Reims[49]. »  

L’épître à Louis II de Lorraine

Une brève épître adressée à l’archevêque de Reims, Louis II cardinal de Lorraine, apparaît au début du volume. Chesneau annonce qu’il a bien voulu faire paraître l’oeuvre afin de la rendre plus accessible au public, étant donné que l’histoire de la grande cathédrale rémoise demeure largement inconnue non seulement des Français, mais aussi des habitants de Reims eux-mêmes. À l’heure actuelle, observe-t-il, la difficulté linguistique et la rareté du texte latin font en sorte que seuls quelques lecteurs privilégiés peuvent profiter du récit capital que contient le volume de Flodoard. Il affirme sa conviction que l’église de Reims, « premiere Metropolitaine de la Gaule Belgique », en raison de son ancienneté, occupe une place phare au sein de la Chrétienté. Mais dans l’état actuel des choses, le texte latin n’est pas seulement difficile à lire, il est aussi difficile à trouver. Le chef-d’oeuvre de Flodoard mérite depuis longtemps que l’on s’en occupe, à la fois pour améliorer la lisibilité du texte et pour en assurer la diffusion. Il fallait toutefois compter avec la complexité d’un écrit, transmis dans un état corrompu. Chesneau précise que son travail a été d’abord celui du philologue qui collationne les versions manuscrites. Il s’est ensuite acquitté de la tâche du traducteur :

Car on trouve quelques viels exemplaires en aucunes Biblioteques de ce Roiaume : et mesmement par deçà j’en ay veu et leu trois escrits de diverses mains, toutefois depravez et corrompuz en maints endroits, difficiles à lire pour l’incommodité de la vieille escriture, et mal-aisez à remettre[50].

Que le texte de Flodoard paraisse d’abord en latin ou en langue vernaculaire[51], le traducteur n’hésite pas à déclarer que désormais son objectif principal doit être d’en exposer le contenu au public avec autant de clarté que possible, et dans les meilleurs délais. L’enjeu, précise Chesneau, n’est pas celui de la vaine érudition, puisque l’histoire signée par Flodoard offre aux lecteurs contemporains une riche perspective sur l’importance de l’église rémoise, sur son enracinement perpétuel dans la cité et dans la région. À travers cette oeuvre longuement préparée, Chesneau dépose auprès du public le fruit d’une véritable initiative didactique, car il souhaite avant tout éduquer les lecteurs rémois et français, à commencer par les membres du clergé :

Mais comme de long temps au paravant j’estoy fort desireux d’apprendre et remerquer quelque chose de cette antiquité et noblesse, spécialement pour en faire bonne part à vostre Clergé et Peuple de Reims, finalement apres une exacte et diligente leçon et collation desdits exemplaires, je me suis mis en peine de faire imprimer cette Histoire de Floard, non en Latin (qui est son langage) mais nouvellement par moy traduite en nostre vulgaire, avec la plus grande facilité et syncerité, qu’il m’a esté possible[52].

Afin de nourrir la clarté pédagogique de l’oeuvre, Chesneau a pris soin de procurer une version française à partir d’un texte latin fiable. Il ajoute néanmoins que ses corrections du texte latin ne se bornent pas à rétablir une version proche de l’écrit de Flodoard. Plusieurs tournures latines de l’historien du xe siècle risquant de confondre les lecteurs, il a pris l’initiative d’alléger le style et de simplifier l’expression des idées dans la version française qu’il présente au public.

Il importe surtout à Chesneau que la voix de Flodoard parvienne à l’oreille du clergé et des fidèles rémois. Afin de s’en assurer, le traducteur affirme s’être éloigné de la lettre du texte à plusieurs endroits, dans le but de transmettre au lecteur un propos clair. Il a dû retoucher la syntaxe parfois retorse qui caractérise le texte latin du chanoine médiéval. Cinq siècles après que Flodoard eut apporté les dernières touches à la vaste fresque de l’église de Reims, son homologue et traducteur français déclare que la tradition locale reste toujours en vigueur : la grande église continue d’accueillir les fidèles et la succession des évêques demeure intacte. Les représentants de la foi romaine à Reims sont en effet tributaires d’une longue tradition :

C’est donc, mon Seigneur, que Floard entreprenant le discours des Evesques voz devanciers, et repliquant non moins fidèlement, que diligemment leurs vies et moeurs, aujourd’huy se presente humblement devant vostre reverence Illustrissime, vestu simplement à la Françoise, sans aucuns desguisemens estranges : à fin que sous cet habit familier et modeste, il reçoive la courtoisie de voz armoiries trescatholiques, il puisse en asseurance voiager par tout, et principalement se communiquer à ceux qui ont en estime et recommendation, la Religion Catholique, Apostolique et Romaine[53].

L’auteur souligne ainsi l’appartenance du cardinal de Lorraine à la longue filiation d’archevêques qui ont tenu le gouvernail de la cathédrale à travers les siècles. La répétition continuelle des possessifs – « vostre ville et Eglise de Reims », « entre voz Remois », « d’icelle vostre Eglise », « vostre Clergé et Peuple de Reims », « voz armoiries trescatholiques », « des Evesques voz devanciers » – vise à mettre en évidence la force des liens qui subsistent entre le destinataire et la vieille institution qu’il est appelé à protéger et à guider.

Une telle appartenance confère naturellement des droits, mais elle impose également des obligations à celui qui revêt l’autorité archiépiscopale et cardinalice. Sous les couleurs d’une allégorie vivante qui se présente « humblement » au cardinal, c’est la tradition entière des archevêques de Reims que Chesneau dépose aux pieds de Louis II de Lorraine. Ces manières souriantes couvrent en réalité une exhortation morale, car l’humilité du personnage qui espère recevoir « la courtoisie » de l’archevêque ne l’empêche pas de communiquer une injonction contraignante. Aussi le livre du traducteur Chesneau apporte-t-il un témoignage ancien de l’autorité investie dans l’Église métropolitaine de Reims sous les auspices de l’Église universelle de Rome.

L’épître au clergé et au peuple

Ayant déclaré à Louis II de Lorraine son intention de dispenser, par sa traduction du grand livre de Flodoard, une instruction édifiante au « clergé et peuple » de Reims, Chesneau ajoute une seconde lettre, adressée précisément à ces deux destinataires. Dans cette épître, qui est bien plus longue que la précédente, il explique plus en détail l’importance que revêt selon lui l’oeuvre de Flodoard. Il loue d’abord les « anciens » à la fois pour leur culture lettrée et pour la sagesse qui leur fit apprécier le caractère fugitif de l’existence; il observe notamment que, pour eux, « tout le temps qui n’estoit employé aux estudes, estoit inutilement perdu[54] ». Cette parcimonie à l’égard du temps vécu leur a permis de produire pour la postérité « tant de beaux et plaisants fruits, desquels ils ont richement orné leurs siècles[55] ». Chesneau insiste sur le fait que ces fruits, « que l’edacité du temps n’a peu gourmander, ny la vieillesse consumer », sont « durables pour la source dont ils sont decoulez ». La sagesse préservée par cette tradition offre à l’homme, être passager, une source de protection contre l’erreur et l’illusion de ses jugements et de ses perceptions provisoires. Par ce recours aux enseignements de l’historien et chroniqueur du xe siècle, Chesneau souhaite procurer à ses concitoyens un contrepoison qui les prémunit contre les tentations multiples de l’hérésie. Les témoins de la tradition ecclésiale sont invoqués pour servir « comme d’antidotes, remedes propres et convenables contre les pestilencieuses fumées, et vanitez dangereuses de cestuy nostre temps[56] ». 

L’époque contemporaine pose donc aux fidèles, selon Chesneau, une menace d’ordre spirituel contre laquelle seule peut militer une perspective enrichie par les leçons de la longue durée. Contre la tentation superficielle, puisque temporaire et incertaine, la sagesse pérenne des Anciens se lève en bouclier protecteur. Des témoignages de ce type permettent surtout aux défenseurs de l’orthodoxie catholique de réaffirmer la dignité du fondement inébranlable qui encadre leur pratique de la foi. La tradition de la théologie et de l’histoire ecclésiale constitue un véritable rempart contre l’innovation diabolique :

Ce sont donc les escrits des anciens Theologiens, et des Historiographes ecclesiastiques, que nous devons principalement rechercher, feuilleter, et embrasser, soit pour nous maintenir en pieté et devotion, soit pour nous contenir en paix, charité et union, soit pour rembarrer les adversaires, et leur faire paroistre comme ils sont venuz à tard pour introduire un ordre sans ordre, une Eglise sans chef, et un ministère sans succession : brief, qu’ils sont vrais Antechrists, courrans çà et là sans succession légitime[57].

Tout en reconnaissant la sagesse de ses destinataires, Chesneau tient à leur apporter quelques preuves décisives du bon droit de l’Église catholique au sein de laquelle ils ont grandi. Il leur rappelle le lien fort qui existe entre l’institution ecclésiale à Reims et celle de Rome. En s’adressant directement au clergé et aux habitants, le traducteur et chanoine les appelle « citoyens », soulignant ainsi le rapport entre l’intégration civile et l’attachement à l’Église. Il répète à plusieurs reprises les adjectifs et les pronoms possessifs au pluriel – « Flodoard, jadis vostre concitoien », « comme vous estes fermes en tous points de nostre religion », « vous cognoistrez qu’anciennement vous avez eu au milieu de vous un personnage notable », « un brief narré de la fondation et dénomination de vostre Cité » – pour renforcer l’idée d’une identité collective fondée largement sur l’appartenance à l’Église catholique.

Si en effet les « Antechrists » que sont les tenants de la Réforme protestante demeurent « sans succession légitime », c’est que, dans la perspective avancée ici par Chesneau, ils n’appartiennent pas à la cité dont l’identité dépend justement de l’adhésion à la doctrine de l’Église mère. Dépourvus d’antécédents et de succession légitimes, sans attaches fiables, ils incarnent précisément la situation des faibles, des vulnérables aptes à se laisser séduire par, puis à porter, les modes passagères les plus funestes. Le mérite de l’oeuvre de Flodoard réside dans le fait qu’elle met devant les yeux de ses lecteurs l’histoire d’une succession ancienne – « deduit par bon ordre la su-ccession de voz pasteurs »[58] – qui remonte jusqu’aux premiers émissaires de Rome, envoyés « de S. Pierre prince des Apostres »[59] pour enseigner la bonne doctrine de la foi chrétienne. Cela explique, selon Chesneau, que la foi des Rémois demeure ferme face à la l’attrait de l’hérésie. Bien connaître ses origines permet à chacun de se protéger contre les tentations d’un siècle inique et instable, « pour n’estre transporté aux nouvelletez de ce siecle calamiteux »[60]. Afin d’éclaircir cette question des origines et des droits, Chesneau dresse une généalogie des autorités spirituelles à Reims, qui remonte aux origines fondatrices, sacrées, à partir de l’actuel archevêque rémois :

Que s’il vous plait prendre la peine de retrograder, et en montant rechercher, vous procederez inclusivement depuis Mon Seigneur nostre Archevesque Louys de Lorraine, illustrissime et reverendissime Cardinal de Guise : et comme par degrez vous appercevrez la vérité de mon dire. Et passans plus outre de S. Sixte à S. Pierre, et de S. Pierre à Jésus Christ nostre Seigneur, finalement vous parviendrez au Père celeste, lequel a envoié son Fils çà bas pour assembler et sauver son Eglise : en laquelle il a ordonné des Pasteurs et Gouverneurs pour la regir et conduire, tandis qu’elle est voiagere en ce monde[61].

Une lignée aussi prestigieuse, qui s’étend jusqu’aux Apôtres et même jusqu’au « Père celeste », ne permet aucun doute sur les allégeances qu’il convient de maintenir. Chesneau déclare qu’il faut à tout prix rester fidèle aux injonctions des autorités ecclésiastiques, car celles-ci incarnent la voie de la vérité sacrée. Il ajoute que les hommes qui adhèrent aux opinions de Luther et de Calvin demeurent incapables de montrer une filiation comparable, allant jusqu’aux origines de la foi chrétienne. Devant la question des origines qui confèrent légitimité, les égarés se montrent confondus, sans repères :

Au contraire, la succession de Calvin, en retrogradant ne passe plus outre, que jusques à Farel premier Ministre du cinquiesme Évangile à Genève. Je n’en dis pas moins de Martin Luther, ny des autres Heresiarques, qui se sont intruz d’eux-mesmes : et ne sçauroient monstrer de qui ils ont receu l’imposition des mains, ny déduire leur succession. Car ils ne pourroient remerquer qu’ils aient esté envoiez d’aucuns des Apostres, ny de leurs disciples : comme de nostre part il nous est fort aisé de nommer et raconter l’ordre de noz Evesques jusques à ceux de nostre temps, qui ont le maniement et la charge de noz Églises[62].

L’histoire, qui signifie ici une sorte de généalogie institutionnelle, se porte ainsi garante de la vérité. Chesneau ajoute encore un argument de poids, précisant qu’il existe un riche corpus d’écrits qui permet d’illustrer l’évolution de la doctrine et les péripéties parfois difficiles de l’Église catholique à Reims. Tel est justement le rôle du livre de Flodoard pour le peuple de Reims et de l’ancienne église qui l’accueille et l’abrite en son sein maternel. Son ouvrage contient les annales, le traducteur le rappelle, d’une église bien particulière, celle où l’histoire sacrée la plus antique et l’histoire de la royauté française convergent. Pour cette raison, c’est bien à Reims que se déroule, depuis Clovis, le sacre solennel des rois de France. Le préfacier et traducteur défend la légitimité de la cérémonie du sacre royal et de la Sainte Ampoule, confirmant la légende royale selon laquelle celle-ci fut « miraculeusement envoyée du ciel, et apportée par une Colombe à S. Rémy » qui baptisa à Reims « Clovis premier Roy Chrestien de la France[63] ».

Chesneau se montre ainsi comme un passeur modeste et dévoué, dont le rôle reste celui de présentateur d’un témoignage éclairant. Cependant, même si son activité suscite un intérêt partisan, il affirme que son seul but en tant que traducteur de cette immense oeuvre est de contribuer à la gloire de son église en rendant accessible aux lecteurs français le texte de son précieux historiographe. Loin de prétendre à l’éloquence d’un beau style, il souhaite seulement offrir une version française du livre de Flodoard[64].

Nicolas Chesneau publie sa traduction volumineuse de l’Historia ecclesiae Remensis au terme d’une carrière de poète et de traducteur largement consacrée à l’écriture de vers didactiques et de versions françaises de textes catholiques militants, qui s’inscrivent dans la bataille confessionnelle entre les tenants de l’orthodoxie traditionnelle et les pasteurs et ministres des Réformes protestantes. L’analyse des épîtres-préface montre que le chanoine de Reims intègre ce volume capital à la fois dans le contexte politique de son époque et dans celui de sa propre pratique de traducteur de textes au service du côté catholique du conflit qui dure depuis des décennies. En achevant ainsi la série de traductions qui font l’objet principal de ses activités d’auteur à partir du début des guerres en France, Chesneau couronne aussi sa propre carrière d’écrivain didactique engagé aux côtés des Guise. Son travail d’appropriation se construit sur le socle d’une pratique de traducteur toujours soucieux de bien encadrer par ses propres réflexions, dans des épîtres souvent longues attachées au début de chaque volume, les oeuvres qu’il soumet à ses lecteurs.