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Depuis la révolution numérique, la combinaison d’images dessinées et de photographies est devenue une technique courante dans le domaine de l’illustration de la littérature jeunesse. L’artiste Kata Pap emploie cette technique, entre autres dans des imagiers destinés aux enfants jusqu’à l’âge de trois ans, en détournant par le dessin le sens des objets photographiés. Cette utilisation métaphorique va à l’encontre de l’usage objectif, réaliste et factuel, fonction primaire assignée à la photographie dans les imagiers de type « early- concept book ». L’article explore les questions qui se posent à propos de l’utilisation métaphorique de la photographie du point de vue de la réception des ouvrages. Est-ce que les plus petits sont en mesure de comprendre cet emploi détourné de la photographie ? Sur la base d’un corpus international, l’article démontre les fonctions ou motivations qui sont à l’origine de la combinaison des images et des photographies dans les imagiers.

Les oeuvres de Kata Pap

Kata Pap combine la première fois la photographie avec le dessin dans son album Les trois petits cochons[1] qui fait partie d’une série de livres d’artistes des éditions Csimota. Dans cette série, l’éditeur fait appel à plusieurs jeunes auteurs-illustrateurs pour réactualiser des contes célèbres tels Le petit chaperon rouge, Blanche-Neige et Les trois petits cochons. « Cinq dessinateurs et cinq techniques différentes, le conte connu uniquement en images[2] », annonce l’éditeur sur sa page web. Les artistes ont les mains libres pour expérimenter différents matériaux afin de créer un visuel surprenant : dans ce but, ils utilisent délibérément les calques de Photoshop et des motifs réduits à des signes simples et minimalistes. Ainsi, Tibor Kárpáti[3] réalise un livre dans le style du pixel art et Mari Takács[4] se sert de l’image de tissus scannés comme calque pour les personnages des trois petits cochons figurés par des cercles.

Figure 1

La série Les trois petits cochons des éditions Csimota, couvertures des livres de Tibor Kárpáti[5], Diána Nagy[6], Dóra Nagy[7] et Mari Takács[8].

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Dans sa version de l’illustration des Trois petits cochons, Kata Pap photographie des assiettes contenant des dessins où le corps des trois petits cochons est remplacé par trois bonbons coloriés, et le loup par un biscuit. Le dessin est appliqué en tant que calque sur le cliché de l’assiette ainsi que la photo des bonbons et du biscuit. L’assiette est placée sur un fond neutre vert-gris.

Figure 2

Figure 2 (suite)

Kata Pap, A három kismalac (Les trois petits cochons), Budapest, Csimota, 2007.

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Dans les années 2000, ce type d’illustrations combinant la photographie et le dessin était encore rare en Hongrie[9], selon l’artiste Kata Pap, et le livre rencontre un tel succès qu’il est rapidement épuisé. Les trois petits cochons est réédité en 2016 dans un format kamishibai[10] (théâtre en papier) et il est légèrement rehaussé pour être plus coloré (le fond vert-gris est remplacé par une nappe de table à carreaux rouge et blanc, le loup-biscuit change, le dessin offre plus de contraste par le noircissement de certains éléments). Dans l’image qui apporte un rebondissement surprenant à l’histoire (figure 3), l’utilisation de Photoshop devient très visible : l’ombre de la main n’est pas photographiée mais créée par un calque noir et donne l’illusion d’être photographiée.

Figure 3

Kata Pap, A három kismalac – kamishibai (Les trois petits cochons), Budapest, Csimota, 2016, 7e planche)

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À la suite de cette première expérience fructueuse, l’éditeur demande à Kata Pap de réaliser d’autres imagiers au moyen de cette technique, mais cette fois destinés à un public entre zéro et deux ans. L’illustratrice réalise alors quatre livres : 1, 2, 3. Számolós könyv kicsiknek[11] (1, 2, 3. Livre à compter pour les tout- petits), Piros, sárga, kék. Színek könyv kicsiknek[12] (Rouge, jaune, bleu. Les couleurs, livre pour les tout-petits), Nevetős, sírós, ámulós, morgós. Érzelmek könyv kicsiknek[13] (Rieur, pleurnicheur, étonné, grognon. Les émotions, livre pour les tout-petits), et Reggel, délben, este. Napszakok könyv kicsiknek[14] (Matin, midi, soir. Les étapes de la journée, livre pour les tout-petits).

Figures 4 et 5

Couvertures des livres de Kata Pap, 1, 2, 3 et Rouge, jaune, bleu, Budapest, Csimota, 2016.

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Figures 6 et 7

Couvertures des livres de Kata Pap, Rieur, pleurnicheur, étonné, grognon et Matin, midi, soir, Budapest, Csimota, 2017 et 2018.

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Ces imagiers entrent dans la catégorie que Bettina Kümmerling-Meibauer et Jörg Meibauer désignent par le terme « early-concept book » :

This phrase seems appropriate as the pictures displayed in these books are vehicles to support the child’s acquisition of early concepts, such as apple or ball. A concept comprises the knowledge that the child needs to be able to refer to a given thing or entity. This process is intimately connected with the acquisition of pictorial and literary competence[15].

Les études francophones nomment les imagiers destinés aux plus jeunes âges par l’appellation « livres pour bébé » ou « livres d’éveil », qui ont eux aussi leur équivalent en anglais, « baby books » et « early learning books », mais nous insistons sur l’usage du terme « early-concept book », sans équivalent en français, car l’acquisition de concepts est au coeur des questions concernant l’usage des photographies. Ces imagiers se caractérisent par la simplicité de la mise en relation entre signifiants et signifiés[16], et les imagiers de Kata Pap ne font pas exception, malgré l’emploi détourné des éléments photographiés.

Dans les quatre imagiers de Pap, l’objet photographié est généralement inanimé tandis que le dessin qui complète la forme de la photographie représente la nature, des animaux ou des enfants, donc des entités vivantes. Les photos proviennent de l’univers familier de l’enfant, des boutons en couleur, des crayons, des blocs de construction en bois, des billes, des coquilles d’escargot. Le dessin est simple, réalisé avec des traits noirs pour la plupart sans remplissage et sans couleur. L’univers monochrome du dessin est en contraste net avec les photographies en couleur. Le blanc de la page domine le livre, et tout élément gênant est éliminé. Les objets sont photographiés de manière à être très nets, d’une netteté poussée, et ils sont éclairés pour ne former qu’une ombre légère tombant sur la page. La matérialité et la texture des objets sont également accentuées, voire exagérées, grâce à l’éclairage.

La structure des livres est conforme à la catégorie classique de l’imagier, selon un ordre qui paraît naturel et conventionnel. Ainsi, dans l’album pour compter, chaque double page correspond à un numéro ordonné augmentant de 1 à 10. Dans l’album sur les couleurs, la succession des couleurs compose un contraste marquant ; par exemple, le rouge est suivi par le vert. Dans Matin, midi, soir, une double page présente des enfants, puis une autre donne à voir la nature : les deux thèmes, l’univers humain et la nature, alternent tout au long de l’imagier.

En dehors du jeu de « pointer et nommer l’objet », chaque imagier instaure une nouvelle règle de jeu assistée par la mise en page. Ainsi, dans l’imagier pour compter, il y a un jeu de « la partie et le tout », un peu à la manière des albums à trous de Tana Hoban. Le lecteur doit reconnaître la forme photographiée de droite (les coquilles d’escargots) dans la forme du numéro de gauche, même si les escargots apparaissent tronqués par le calque qui forme le chiffre.

Figure 8

Kata Pap, 1, 2, 3, Budapest, Csimota, 2016, non paginé.

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Une étrange dimensionnalité se met alors en place, car la page de gauche semble être trouée et reçoit ainsi une profondeur, tandis que la page de droite acquiert une certaine hauteur avec les objets en trois dimensions qui y sont placés. Si le choix de l’objet photographié est motivé par la similarité formelle de l’objet qu’il remplace, un contraste est visible dans la matérialité. Dans l’exemple ci-dessus du livre à compter, six escargots forment le corps d’un mouton. La ligne en spirale de la coquille renvoie à la manière dont le dessin représente la fourrure du mouton, mais la dureté des coquilles tranche avec la douceur de la laine.

Dans l’album sur les émotions, cette dimension sensorielle renforce la qualité de l’émotion. Ainsi, les pâtes fusilli avec leur sensation rugueuse représentent bien le sentiment déplaisant de la peur.

Figure 9

Kata Pap, Nevetős, sírós, ámulós, morgós (Rieur, pleurnicheur, étonné, grognon), Budapest, Csimota, 2017, non paginé.

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Dans cet album figure un jeu d’équivalence : sur chaque double page se trouvent un enfant et un objet, le matériau qui forme les cheveux de l’enfant étant en relation directe avec l’objet de l’émotion. Ainsi, les cheveux de l’enfant étonné de voir sortir un lapin de sa chaussette sont de la même laine rouge que cette dernière, ou l’enfant heureux qui reçoit un gâteau d’anniversaire avec des bougies en forme de crayon a des cheveux en copeaux de crayon, ou encore la fillette aux cheveux en fusilli a peur d’une araignée dont le corps est un petit pois qui est utilisé comme colorant vert dans la composition des pâtes (figure 9).

Si les imagiers mettent en place des jeux de repérage qui requièrent une certaine habileté du regard, les formes représentées sont simples, facilement lisibles et identifiables. C’est l’identité visuelle de la forme qui motive le choix des objets photographiés. La question cruciale à propos des imagiers de Kata Pap concerne la réception des albums : à quel point les enfants de moins de deux ans arrivent‑ils à comprendre cette utilisation métaphorique des photographies ?

Les métaphores perceptuelles

Selon Michael et Sheila Cole[17], spécialistes américains de la psychologie du développement des enfants, ce n’est environ qu’à l’âge de six ans que les enfants commencent à comprendre le discours figuré et le langage allusif et le second degré des adultes. Toutefois, en ce qui concerne les métaphores perceptuelles, elles sont comprises et utilisées par les enfants assez tôt, dès qu’ils commencent à parler. C’est bien dans la nature de l’apprentissage de la langue que les premières syllabes ou les premiers mots prononcés ne désignent pas seulement un objet, mais ont un sens plus large, indiquant une activité liée à l’objet. Par exemple, le premier mot de mon fils aîné était « lampe » (« lámpa » en hongrois), qu’il prononçait « pa ». Suivant la logique de ce que décrivent Michael et Sheila Cole et la psychologie interactionniste, cette syllabe « pa » désignait non seulement toutes les lampes, donc une catégorie générale d’objets lumineux, mais aussi son désir d’allumer et d’éteindre la lampe et sa demande qu’on le prenne dans les bras pour qu’il puisse atteindre l’interrupteur, etc. Il est fréquent que les enfants confondent les objets selon des propriétés visuelles similaires ou qu’ils emploient délibérément des comparaisons. D’après l’exemple que rapportent les auteurs du livre de la psychologie du développement, un enfant de deux ans aurait dit en voyant les jambes enflées de sa mère que « maman a les jambes en ballon[18] ». Ces affirmations qui font sourire les adultes préparent la compréhension et l’utilisation subtile de la langue. Donc, même si le vocabulaire d’un enfant qui commence à parler ne contient essentiellement que des mots désignant des objets, cela ne veut pas dire que ces mots se réfèrent uniquement aux objets mêmes. La question de la référentialité des mots se pose d’ailleurs à l’âge de trois ans quand l’enfant commence à jouer à des jeux symboliques. Pour un enfant, un bâton peut tout autant signifier un avion, une épée laser ou une canne à pêche. Kata Pap, dans l’entretien déjà cité, reconnaît avoir été influencée dans son travail par les jeux de ses enfants personnifiant les objets[19]. Ce qui explique ce rapport entre l’objet photographié inanimé et le dessin qui l’anime.

« Early-concept photo books »

Si nous insistons sur l’usage des métaphores perceptuelles, c’est parce que cette question de la référence, dans les imagiers photographiques classiques, est considérée comme évidente. La photographie est utilisée en raison de son objectivité et de son potentiel de représentation exacte. Karim Priem[20], Elina Druker[21] ou encore Olivier Lugon[22] démontrent ce présupposé à l’égard de la photographie dans l’imagier de Mary et Edward Steichen, The First Picture Book[23], qui, par son intérêt artistique et historique, a rendu ce genre de livre, l’imagier sans texte ou « early-concept book », digne d’exploration académique. La fille d’Edward Steichen, Mary Steichen Calderone, s’attaque dans la préface de l’imagier au visuel très coloré et attrayant des livres classiques pour enfants de son époque : « Fanciful tales or pictures having for basis nothing the baby knows may lead to a later inability to distinguish between fact and fantasy[24]. » Or cette question de la prétendue incapacité de la photographie à représenter le domaine de l’imaginaire est justement au coeur du discours sur le médium depuis son invention. De Baudelaire à Barthes, on s’est constamment demandé quel médium était le plus lié à l’imaginaire en comparant le dessin ou la peinture avec la photographie, tantôt méprisant cette incapacité (chez Baudelaire[25]), tantôt la louant comme chez Mary Steichen Calderone. Ce préjugé persiste encore aujourd’hui dans la réticence à l’égard des livres photo‑illustrés pour la jeunesse.

À l’ère de la postphotographie telle que Mitchell[26] et Fontcuberta[27] la définissent et de l’expansion du mixed media, cette question concernant l’imaginaire paraît pourtant superflue. David Campany exprime la même idée au sujet des livres de photolittérature pour la jeunesse :

I look through my own sixteen-month-old daughter’s « object » books. There are images of toys, cups, clothes, babies and food that are familiar to her. There are also lions, starfish and rockets that I’m pretty sure she’s never seen in real life. Moreover, contemporary children’s books switch between photos of real things and photos of toy versions. They also switch between photos and drawings. One of my daughter’s books has a photo of a fierce lion roaring, another has a photo of cuddly toy lion while another has a hand-drawn lion. All have the word « lion » written underneath. I wonder what fantasy habit she is developing about lions[28].

L’autre argument qui est souvent répété dans la comparaison entre la peinture et la photographie concerne la spécificité du référent photographique. Tandis que la langue ou le dessin arrivent à désigner une catégorie générique ou conceptuelle, la photographie ne peut qu’enregistrer des objets uniques et spécifiques. L’appareil enregistre tout ce qui est visible devant lui, sans hiérarchie ni distinction, comme le note Campany. Ce dernier insiste également sur le fait qu’il reste un degré d’ambiguïté dans les imagiers photo- illustrés, bien qu’ils aient adopté la méthode de Steichen qui consiste à faire des photos de studio similaires aux clichés commerciaux, où les objets sont photographiés sans arrière-plan comme s’ils apparaissaient sur une page blanche. Cette élimination de l’entourage et du contexte, ainsi que l’insertion dans ce « sans espace » qui semble infini, renforcent le caractère conceptuel de la forme représentée. D’ailleurs, dans la plupart des imagiers, les objets sont photographiés depuis l’angle le plus typique, soit de face. Cette représentation typique peut faire penser à la peinture égyptienne ou encore aux icônes utilisées dans l’art du design. Toutefois, la question se pose encore : est-ce par ce procédé de détourage des objets et par l’ajout du dessin que les photos arrivent à devenir des représentations génériques, des objets- concepts ? À notre sens, oui. De plus, comme nous l’avons déjà mentionné, chez les plus petits les mots désignant des objets ne sont pas uniquement référentiels. Les mots comme les images d’objets (peu importe leur mode de représentation) excèdent la simple relation signifiant-signifié et entrent dans un réseau de signification complexe selon le contexte dans lequel ils apparaissent.

La particularité de l’album de Kata Pap repose sur le choc visuel et sur le contraste entre le dessin et la photographie. On devrait donc poser la question différemment : est-ce que les enfants de deux ans arrivent à reconnaître ce jeu de contraste ? À quel âge acquièrent-ils un savoir sur ce qu’implique la photographie visuellement et à quel âge apprennent-ils l’existence d’un lien direct entre la photographie et la réalité, c’est-à-dire le fait que la photo soit un signe indiciel ? On peut supposer que cette expérience se produit assez tôt, surtout depuis l’arrivée des téléphones intelligents : l’enfant est susceptible dès sa naissance d’être pris en photo. Les bébés reconnaissent dès l’âge de trois mois le visage de leurs parents sur une photographie[29]. Dès qu’ils sont capables de coordonner leurs mouvements et leurs gestes, ils essayent de s’emparer de cet outil qu’ils voient constamment à la portée des mains des parents. Aussitôt qu’on les laisse faire, ils trouvent un grand plaisir à appuyer sur l’écran et à provoquer un changement visuel, tandis que la reconnaissance de soi-même sur une photographie se situe à peu près en même temps que le stade du miroir (vers l’âge de 15 mois). On peut donc supposer que l’expérience de l’indicialité d’une image est assimilée au plus tard à cet âge-là. Mais est-ce que ce savoir s’active à chaque vision d’une photographie et est‑ce qu’il a une importance dans la lecture de l’image ?

Selon une expérience personnelle, il n’est plus si évident de faire la distinction entre le médium photographique et d’autres médiums[30]. Depuis l’utilisation généralisée de Photoshop et son emploi extensif dans la publicité, les images mixed media qui distordent les photos sont devenues banales. L’usage des techniques 3D pour la création d’images photoréalistes rend la distinction encore plus compliquée, et les logiciels d’intelligence artificielle ne vont qu’accentuer cette indistinction. La culture du remix[31], d’ailleurs, ne se soucie plus du référent, car toutes les représentations, toutes les images trouvent leur intérêt dans la réutilisation. Cette réutilisation est du reste le plus souvent ludique, comme le montre André Gunthert[32] à propos des selfies et de la culture du lol dont l’objectif unique est d’attirer l’attention.

Quelques exemples internationaux

Certains imagiers reprennent ce fonctionnement insoucieux de la photographie, tel le livre de Jean Lecointre Bazar bizarre[33] qui joue sur les mots dont la sonorité est proche. Bien qu’il ne contienne aucune image dessinée mais uniquement des photographies modifiées, l’album installe le lecteur de plain-pied dans l’univers imaginaire de la fusion d’objets, donc dans un régime en principe opposé à la photographie. Ce caractère insolite, cette recherche du choc visuel, cette mise en valeur de la bizarrerie, même s’ils caractérisent une grande partie des productions contemporaines, ne sont néanmoins pas nouveaux. On les retrouve dans le mouvement surréaliste et dans la littérature jeunesse. Ainsi du Coeur de Pic[34] de Lise Deharme et Claude Cahun et de Bilderbuch[35] d’Hannah Höch. Cependant, chez les surréalistes, les objets insolites, les associations au hasard, les métaphores perceptuelles visaient à révéler quelque chose d’élémentaire, d’enfoui, d’invisible, participant du monde des rêves[36]. Tandis que dans les productions contemporaines, même si celles-ci proclament cette filiation révélatrice du regard, ils ne révèlent rien d’autre que des images.

Figure 10

Couverture du livre Tomi Ungerer, Clic clac ou qu’est-ce que c’est ?, Paris, L’École des loisirs, 1989.

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Ainsi, l’album Clic clac ou qu’est-ce que c’est ?[37] de Tomi Ungerer, publié en 1989, entre de plain-pied dans la culture du remix, car plusieurs images font allusion à d’autres images. Par exemple, la photo de couverture (figure 10) fait à la fois référence à l’estampe de la vague de Hokusai[38] et à une photographie de Dora Maar réalisée pour une publicité de Pétrole Hahn[39]. Le titre Clic clac reprend le son de l’appareil photo, qui hante l’album entier sans texte. La simplicité des traits qui forment le dessin et ce son onomatopéique de l’appareil banalisent l’image. La photo est prise, et ne veut rien dire d’autre que la prise de la photo. Les images ne renvoient plus à une réalité cachée, mais dévoilent le spectacle de l’image. D’ailleurs, les photographies proviennent pour la plupart de différents magazines ou de catalogues de vente et reflètent l’éclat séduisant de la publicité. Malgré cela, il est question d’apprendre à voir, comme l’implique le sous-titre « ou qu’est-ce que c’est ? ». La vision se donne alors comme un jeu de découverte. Tomi Ungerer écrit :

Si j’ai conçu des livres d’enfants, c’était d’une part pour amuser l’enfant que je suis, et d’autre part pour choquer, pour faire sauter à la dynamique [sic] les tabous, mettre les normes à l’envers : brigands et ogres convertis, animaux de réputation contestable réhabilités… Ce sont des livres subversifs, néanmoins positifs[40]

Les albums de l’illustratrice hollandaise Tineke Meirink participent aussi de cette logique de l’apprentissage du regard. Le titre d’un de ses albums, Zie jij wak ik zie ?[41] (Tu vois ce que je vois ?), y fait explicitement allusion. Sa pratique, qu’elle appelle « Stop : Watch », consiste à se balader en veillant aux détails de l’environnement et en cherchant des formes qui peuvent être complétées de manière détournée et ludique. Cela nécessite de regarder à travers l’appareil et d’anticiper l’image. Pour l’autrice :

C’est le frisson de voir soudainement les choses différemment. Trouver de la beauté ou de l’humour dans une chose à côté de laquelle vous passez normalement. Et je pense que la force de Stop : Watch réside principalement dans l’effet de surprise[42].

Dans ce cas également, l’enfant devrait reconnaître la différence entre la photographie et le dessin. Mais l’environnement et l’arrière-plan dans lesquels se trouve l’objet sont importants, à l’opposé des albums évoqués jusqu’ici. Les deux imagiers publiés en français et intitulés Dans la rue[43] et Dans la ville[44] jouent par la mise en page sur la surprise et sur l’augmentation de la tension, car la page de droite montre la photo sans ajout de dessin et sert de cache, puis il faut tourner la page pour découvrir le dessin ajouté à l’image.

Figures 11 et 12

Tineke Meirink, Dans la rue et Dans la ville, Liouc, Le diplodocus, 2015 et 2018.

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Le texte écrit sous les images renforce l’émotion provoquée par le choc visuel : « Dans la ville j’ai souri en voyant… / un homme les jambes en l’air / j’ai été envoûtée par… / la mélodie grave d’un cor[45] », etc. Le livre invite à gambader en ville sans but apparent à la chasse aux images, mais en même temps à changer le regard des enfants sur leur environnement.

D’autres imagiers de Tineke Meirink prennent l’aspect d’un inventaire de formes, comme la page de couverture du magazine de poésie Dichter[46] qui étale des collections de pierres peintes en illustrations des poissons, ou comme l’imagier thématique Boekenbus[47] (Bibliobus) qui rassemble des véhicules insolites, ou encore Ga je mee ?[48] (Viens-tu ?) qui regroupe des images rehaussées réalisées dans la nature selon le principe du « Stop : Watch ». En plus d’enchanter le lecteur par la douceur, la simplicité et le côté ludique des dessins, les albums de Meirink montrent le monde comme une collection d’objets que l’on peut. Il n’est pas étonnant que la technique ait été utilisée dans une campagne publicitaire de téléphone intelligent, qui la présente comme une expérience de réalité augmentée[49].

Il serait possible d’énumérer encore de nombreux imagiers, plus ou moins réussis, qui combinent le dessin et la photo. Certains n’ont pour objectif que de rehausser les photos de formes mignonnes et enfantines — voir par exemple les Comptines de Marion Piffaretti[50] —, mais il est fréquent d’ajouter de petits dessins décoratifs dans les livres de recettes pour enfants ou dans les premiers livres scientifiques qui appliquent la photographie comme moyen de monstration.

Figure 13

Marion Piffaretti, Comptines, Paris, Éditions Milan, 2018, non paginé.

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Toutefois, même si les éléments dessinés n’ont qu’un rôle décoratif, leur insertion dans des imagiers véhicule un apprentissage métafictionnel et permet à l’auteur de prendre à partie ses lecteurs et ainsi de construire un espace intermédiaire entre ces derniers et le narrateur[51]. Ils approfondissent également la littératie visuelle qui peut avoir un effet, selon Bettina Kümmerling‑Meibauer[52], sur l’acquisition du langage.

Si dans les années 1930, à l’époque du First Picture Book, l’illustration par la photographie était considérée comme garante de modernité et s’inscrivait dans le progrès s’acheminant vers l’enseignement moderne parce qu’elle permettait l’accès direct à l’information sans l’intermédiaire du texte ou du dessin, la photographie contemporaine n’est plus garante que d’amusement. Comme les métaphores perceptuelles sont comprises et employées par les enfants, ces photos imaginaires réactualisent à leur tour le mythe du regard pur de l’enfant, cette fois-ci non pas parce qu’il est vierge et sans sous- entendu, mais justement parce qu’il appartient au domaine de l’imaginaire. Ce qui fait penser au dessin du chapeau dans Le petit prince figurant un boa ayant avalé un éléphant et illustrant le motif central du livre d’Antoine de Saint-Exupéry, à savoir que ce sont surtout les adultes qui ont besoin de se réapproprier la réalité grise de tous les jours pour l’investir de leur imaginaire. Car « [t] outes les grandes personnes ont d’abord été des enfants. (Mais peu d’entre elles s’en souviennent)[53] ». La société du spectacle comble ce besoin.