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Lorsque l’on parcourt l’abondance des livres se proposant de faire découvrir l’art aux enfants, la rareté de ceux portant sur la photographie est frappante. Il ne s’agit pas de postuler, d’emblée, un rejet spécifique de la photographie : les arts graphiques, les arts décoratifs, ou même la sculpture, sont bien moins représentés que la peinture à l’huile, qui se taille la part du lion dans les publications jeunesse sur l’art. La place de la photographie pose cependant des questions qui lui sont propres. Son adaptation aux enfants a longtemps été mise en cause par les pédagogues, comme le souligne Annie Renonciat, qui relève des réticences à son endroit jusque dans les années 1970[1]. Illisible, platement réaliste, la photographie ne ferait pas partie des corpus d’images aptes à former l’oeil et l’esprit de l’enfant. Ce n’est qu’à partir de la toute fin du xxe siècle que les spécialistes de la littérature jeunesse se penchent sur les livres pour enfants illustrés de photographies et découvrent la part qu’y prennent de grands photographes, comme Claude Cahun, Robert Doisneau, Dominique Darbois. Toutefois, Laurence Le Guen pointe, dans le secteur jeunesse, le manque d’intérêt des éditeurs pour la photographie et le peu de succès des ouvrages qui lui sont consacrés[2]. Comme l’indique Brigitte Morel, éditrice aux Grandes personnes, « [l]e livre photo reste assez difficile à vendre en France, et totalement impossible à vendre à l’étranger[3] ». Palette, maison d’édition consacrée exclusivement aux livres pour enfants sur l’art, s’ouvre à l’heure actuelle à la musique, ou à la danse, mais n’a rien publié de récent sur la photographie. Les chercheurs d’art, publié tout récemment par le Centre Pompidou, fait preuve d’un souci très net de variété quant aux artistes et aux médiums présentés, mais ne comprend aucune photographie, malgré la richesse du fonds photographique du Centre. Alors que le calendrier de l’édition sur l’art, y compris l’édition jeunesse, s’articule à l’actualité des grandes expositions, notamment parisiennes, l’exposition Cartier‑Bresson au Centre Pompidou en 2014 n’a généré qu’un numéro de la revue Dada, qui consacre aussi un numéro à l’exposition Vivian Maier au musée du Luxembourg (15 septembre 2021‑16 janvier 2022). La photographie, et en dépit même de la popularité à la fois de la pratique photographique et de certaines images photographiques patrimoniales, comme celles de Doisneau, reste apparemment un art considéré comme peu attractif, ou peu accessible pour les enfants.

Sans chercher à proposer ici une histoire éditoriale de la présence de la photographie dans le livre sur l’art pour enfants, j’interrogerai la manière dont cette production inclut la photographie comme art, en traitant donc la photographie comme un objet esthétique plutôt qu’un document ou une technique. Après un rapide tour d’horizon des publications jeunesse sur l’art consacrées à la photographie, je m’attacherai à quelques histoires de l’art pour la jeunesse pour analyser la manière dont la photographie y est intégrée. Je présenterai enfin deux collections spécifiquement dédiées à la photographie et je m’attarderai sur l’une d’entre elles : la collection « Révélateur » publiée par l’Atelier des enfants du Centre Pompidou de 1991 à 1995. Je tâcherai ainsi de montrer comment le médium livre, et plus spécifiquement l’espace photolittéraire créé par la double page, peut permettre de tisser un rapport esthétique à l’image photographique patrimoniale.

Bref panorama des livres pour enfants sur la photographie

Alors que la production documentaire sur l’art à destination de la jeunesse explose à partir des années 1990, les livres consacrés à la photographie restent rares[4]. En écartant les ouvrages qui traitent la photographie comme un témoignage historique ou une composante de l’univers médiatique — qui ne sont pas eux‑mêmes très nombreux[5] —, on peut relever deux ouvrages de référence, à destination des adolescent.es ou des éducateur.rices, celui de l’iconographe de presse Isabelle Le Fèvre‑Stassart, Objectif photographie ! (Autrement junior et SCÉRÉN‑CNDP, coll. « Arts », 2003) et celui de Floriane Herrero, Photographie contemporaine (Palette, 2013). Dans les deux cas, l’éditeur est Didier Baraud, le créateur des Éditions Palette, qui lance avec Isabelle Le Fèvre‑Stassart la collection « La vie en images » en 2005 abordée plus loin. C’est Floriane Herrero qui propose son ouvrage à un Didier Baraud réticent, sans doute échaudé par l’échec commercial de la collection « La vie en images » : il est convaincu par Nicolas Martin et, de fait, il indique que le livre, qui reçoit en 2014 le prix du livre d’art jeunesse du FILAF (Festival international du livre d’art et du film), s’est correctement vendu.

Alors que la vie d’artiste est un genre fondateur de l’écrit sur l’art, et que la biographie en nourrit encore largement la production contemporaine, les biographies de photographes sont quasi absentes du corpus qui, plus globalement, comporte peu de monographies. Celles‑ci paraissent de façon isolée dans des collections de biographies, comme celle de Nicéphore Niépce[6] dans la collection « Archimède » de L’École des loisirs — qui est plutôt une biographie d’inventeur —, ou des collections monographiques consacrées plus largement aux arts[7]. Dans l’abondante collection « Pont des arts », qui compte 74 titres en 2023, un seul album porte sur la photographie : Tic ! Tac ! d’Hélène Kérillis et Laurent Simon, sur Robert Doisneau[8]. Il est le seul photographe dont le travail est présenté par plusieurs éditeurs de manière monographique : les illustrations de l’album jeunesse de Thomas Fersen, Bucéphale, sont puisées dans la boîte « chevaux » des archives de Robert Doisneau que sa fille fait visiter au chanteur[9]. Il en va de même de l’album Dada Le Prévert (Mango, 1998), entièrement illustré de photographies de Doisneau. Robert Doisneau a par ailleurs de son vivant illustré des livres pour enfants, que j’écarte ici, comme les autres ouvrages jeunesse du même type : le corpus que je cherche à délimiter est celui qui prend pour objet la photographie comme art, dans une dimension patrimoniale. J’inclus en revanche les deux imagiers de Marc Riboud et de Catherine Chaine[10], dans la mesure où leur composition repose sur un choix dans l’oeuvre du photographe, qu’il s’agit par là de présenter aux enfants.

On trouve également des imagiers consacrés respectivement à Elliott Erwitt, Richard Kalvar et Henri Cartier‑Bresson. Tous sont dus à Marie Houblon, iconographe alors à la tête du service édition de l’agence Magnum. Elle s’appuie sur ce fonds pour créer deux collections dans la première décennie du xxie siècle : « Mon cahier de mots‑mon cahier de photos » (3 titres, 2007‑ 2009) chez Autrement, à nouveau, et la collection d’imagiers « Photos petits » chez Tourbillon (11 titres, 2003‑2013). À part celui consacré à Erwitt qui clôt la collection de Tourbillon, tous les volumes sont thématiques. En proposant, relié sous une même couverture, un ensemble de clichés pris par un même photographe, ces volumes participent à son identification comme un artiste singulier. Dans cette perspective, la réédition d’oeuvres pour la jeunesse illustrées en leur temps par des photographes est aussi un geste de patrimonialisation et contribue à poser les bases d’un canon — un ensemble d’oeuvres de référence[11].

D’autres ouvrages thématiques pour les tout‑petits mêlent l’oeuvre de photographes différents : c’est le cas des deux collections d’imagiers créées par Marie Houblon autour du fonds photographique de l’agence Magnum, de l’imagier Album créé par Grégoire Solotareff et Gabriel Bauret, et des deux collections évoquées plus loin, « La vie en images » publiée par Palette et « Révélateur » publiée par l’Atelier des enfants du Centre Pompidou. Album, paru à L’École des loisirs en 1995, est un imagier alphabétique, « prolongation[12] » de l’imagier Petit musée consacré par Grégoire Solotareff et Alain Le Saux à la peinture, avec une différence révélatrice, que les auteurs attribuent explicitement au médium. En effet, Petit musée repose sur le découpage de détails focalisant le regard sur l’élément nommé page de gauche, sans que l’intégralité du tableau ne soit jamais montrée. L’art du peintre serait donc présent dans chacun des détails, et peut‑être même d’autant plus sensible qu’on apercevrait mieux par là la touche du pinceau. Au contraire, affirment Grégoire Solotareff et Gabriel Bauret, l’art du photographe réside dans le cadrage : ni le grain ni le détail ne pourraient retenir ce qui relève de l’art dans la photographie[13], menacée de banalité par le découpage. Un bras de Picasso est encore du Picasso, en somme, tandis qu’une main arrachée à une photographie de Doisneau serait quelconque. Sur le carré de la page blanche, il est donc essentiel de délimiter le cadre de l’image photographique pour la détacher de la banalité. Il ne s’agit pas ici de discuter cette différence de statut accordé au rapport entre la composition et le détail en peinture et en photographie, mais de souligner la précaution supplémentaire que paraît exiger l’insertion de la photographie dans le livre : alors que la peinture s’imposerait d’emblée comme image d’art, la photographie implique un dispositif la pointant comme telle. On peut ajouter enfin le tout récent Eyes Open de la photographe Susan Meiselas[14], qui, lui, s’adresse à des enfants plus âgés et à des adolescent.es, en les invitant à s’inspirer de la pratique de photographes reconnus.

Le corpus est ainsi fort maigre, notamment comparé aux publications jeunesse portant sur la peinture : en 2016 par exemple, 35 livres jeunesse ont été publiés sur la peinture, deux sur la sculpture, et aucun sur l’art photographique, à moins d’inclure L’histoire vraie des grandes photos depuis 1965 de David Groison et Pierangélique Schouler, qui traite la photographie avant tout dans sa perspective documentaire. La photographie reste un sujet marginal : son traitement patrimonial implique un goût intime, ou une prise de risque, de la part des éditeur.rices et auteur.rices — ce qui contribue à la singularité des collections « La vie en images » et « Révélateur ». Cette marginalité persistante est également sensible dans les histoires de l’art où l’inclusion de la photographie, lorsqu’elle est effective, semble devoir être encore justifiée.

La photographie dans les histoires de l’art pour enfants : une exploration

L’intégration de la photographie à des ouvrages d’initiation à l’histoire des arts la pose de facto comme un élément du patrimoine artistique, en l’arrachant à l’environnement médiatique immédiat de l’enfant. Cette intégration ne va pas de soi : les auteur.rices de ces ouvrages s’en tiennent souvent à la peinture et la sculpture, en y ajoutant le cas échéant le dessin[15], ou l’architecture[16]. Le land art, la performance, les installations sont inclus somme toute plus volontiers que la photographie, dans la mesure où ils s’insèrent plus aisément dans une chronologie faisant se succéder les périodes et mouvements artistiques. Ce qui est en question est aussi la nature artistique de la photographie : les oeuvres de Jeff Koons ou d’Anish Kapoor peuvent être déstabilisantes, leur caractère artistique est évident, ce qui n’est pas le cas de la photographie. Cette dernière, servant des objectifs multiples (scientifiques, documentaires, testimoniaux), relève également d’une pratique banale, devenue quotidienne. L’image « conversationnelle » théorisée par André Gunthert[17] à propos de la place et de la fonction de la photographie sur les réseaux sociaux montre que la photographie permet la même plasticité d’usages expressifs et communicationnels que le langage. Cette banalité d’une photographie proliférante peut expliquer qu’à son propos soit formulée de façon persistante la question de la nature artistique de l’image présentée.

La double page qu’en 2020 L’art pas bête consacre à la photographie est intitulée : « Est‑ce que la photo, c’est de l’art[18] ? » La réponse apportée est d’ailleurs circulaire : « Il faudra attendre le xxe siècle pour que certains photographes acquièrent une renommée internationale et un statut d’artiste… preuve donc que faire une photo ne veut pas dire juste “enregistrer le réel”[19]. » La photographie est de l’art à partir du moment où les photographes sont des artistes. Page suivante, la qualité artistique éventuelle de la photographie publicitaire n’est pas définie plus clairement : le sont les photographies prouvant un « savoir‑faire artistique[20] ». Apparemment tautologique, le propos comporte toutefois des implicites pertinents : la photographie est un métier, qui nécessite une habileté, cette habileté technique devient artistique si elle est au service d’une subjectivité, d’une part, et si elle acquiert, d’autre part, une reconnaissance institutionnelle comme « art ».

À partir du moment où le livre promet une introduction aux « arts », plutôt qu’à « l’art », la photographie est généralement incluse aux côtés de la peinture, de la musique ou de la danse, la formulation « histoire des images » étant, elle, l’indice d’une reconfiguration plus profonde de l’histoire de l’art à partir de l’image photographique et de l’image animée, ce que je laisse ici de côté, en renvoyant simplement pour mémoire à Une histoire des images pour les enfants de David Hockney et Martin Gayford[21].

L’imagerie des arts, parue chez Fleurus, réserve un chapitre à la photographie et au cinéma[22]. Le documentaire, qui vise les six‑neuf ans, consacre huit pages à la photographie (p. 74‑81), dont la moitié à sa technique. Sont ensuite évoqués le genre du portrait et la dimension testimoniale de la photographie. Une page porte sur Robert Doisneau (p. 78), reproduisant Les Frères et L’Horloge et soulignant l’aspect « pris sur le vif » et la place des enfants dans son oeuvre. La page suivante, titrée « photographie et peinture », traite de la technique de la sérigraphie utilisée par Andy Warhol (p. 79)[23]. Éva Bensard, dans Ma petite histoire de l’art[24], sélectionne une photographie de Cartier‑Bresson parmi les 50 oeuvres qui y incarnent l’histoire de l’art : Simiane‑la‑Rotonde, France (1969)[25]. L’intertitre « La photo, c’est tout un art » attire l’attention sur la dimension artistique de l’image qu’Éva Bensard compare à un tableau[26], du fait du caractère « harmonieux » de sa composition — on remarque la persistance au xxie siècle de la fonction légitimante du lien établi avec la peinture, qui sous‑tend également l’évocation de la sérigraphie de Warhol dans L’imagerie des arts. L’art du photographe, suggère la conclusion du texte d’Éva Bensard, serait une capacité à distinguer — et à fixer sur la pellicule — un moment exceptionnel : elle reprend sans l’expliciter la conception de la photographie défendue par Cartier‑Bresson faisant de l’appareil photo un « prolongement de l’oeil[27] ». L’art photographique serait un art de la captation, de la saisie des tableaux tout faits qui se proposent à l’oeil dans le flux du réel — ceci pour synthétiser ce qui se dégage du texte d’Éva Bensard. Le noir et blanc, la symétrie des lignes, la signification donnée à l’image par le rapport entre l’affiche invitant au don du sang, au premier plan, et la fillette qui tend son bras, à l’arrière‑plan, l’absence de dimension anecdotique ou testimoniale rendent de fait très sensible la qualité esthétique de la photographie sélectionnée.

Le choix de Béatrice Fontanel, dans Mon premier imagier d’art[28] est ainsi tout à fait remarquable dans la mesure où la photographie de Martin Parr qui le clôt paraît, justement, banale. En couleurs, elle représente deux enfants en train de manger une glace au bord de la mer : une photographie de vacances, comme en connaît l’enfant. Arrachée à la série The Last Resort, difficile sans doute pour l’enfant d’y déceler l’intention ironique, mais la situation fixée sur la pellicule — la glace qui fond — est une expérience forte pour un enfant, qui attire son attention et peut susciter un rire un peu anxieux face à ces enfants barbouillés. L’adulte, alerté par le texte de l’autrice[29], peut alors faire remarquer l’harmonie des bleus, rehaussée par la voiture rouge, au premier plan, l’isolement des enfants qui rend l’image quelque peu irréelle, tandis que les éléments urbains — la large esplanade, les voitures — rejettent la mer dans un arrière‑plan flou. Mais la perception de la dimension artistique de la photographie est surtout portée par son contexte. Béatrice Fontanel inclut cette photographie dans une chronologie générale de l’art : la photographie en couleurs, datée de 1988, succède à un collage de Daniel Spoerri de 1976 et constitue la dernière étape d’un parcours commencé avec la Dame de Brassempouy. Le commentaire vient toutefois quelque peu éroder la puissance de cet implicite :

Pendant longtemps, la photographie, inventée par le Français Nicéphore Niépce en 1826, ne fut pas considérée comme un art. Le poète Baudelaire, par exemple, la méprisait un peu. Aujourd’hui ce n’est plus le cas : la photographie, comme la vidéo sont toutes deux présentées dans les plus grands musées du monde[30].

Cette opinion est certes indiquée sans ambiguïté comme désuète, mais il est remarquable qu’elle soit mentionnée à propos de la photographie, et pas de l’abstraction géométrique (représentée par une oeuvre d’Aurélie Nemours), par exemple, accusée en son temps d’être pure décoration.

Les deux volumes du Musée de l’art pour les enfants publiés par Phaidon[31], qui déclinent pour la jeunesse Le musée de l’art[32] et font partie des références du domaine, intègrent, eux, la photographie sans mettre en question sa nature artistique. Les deux livres, traduits de l’anglais, n’abordent pas l’art par ordre chronologique : chaque double page est consacrée à une oeuvre d’art occidentale, avec un empan chronologique très large, du xive siècle aux années 1990. Chaque volume traite d’une oeuvre photographique : celle de Cindy Sherman pour le Livre blanc (sur deux doubles pages), celle d’Atget pour le Livre jaune[33]. Dans les deux cas, ce n’est pas une photographie, mais un ensemble qui est proposé, pour interroger la démarche du photographe : le déguisement dans les portraits de Cindy Sherman, la documentation photographique d’un Paris en train de disparaître dans les images d’Atget. Cette démarche n’est pas réservée à la seule photographie : la double page consacrée à Hokusai présente plusieurs des Vues du mont Fuji. Il est toutefois intéressant que la photographie, comme art, ne soit pas abordée en tant qu’image unique, mais dans la mesure où la série fait apparaître la singularité d’un projet artistique. Les photographies de Cindy Sherman sont plutôt, d’ailleurs, présentées comme la trace d’une performance[34]. Est soulignée au contraire la banalité des photographies d’Atget, parce qu’elle tranche avec la pratique commune : « La plupart des gens prennent des photos d’événements, d’édifices ou de lieux particuliers. Et si, au contraire, tu photographiais tout et n’importe quoi [35]? » L’art du photographe résiderait, suggère ainsi le texte, dans l’écart par rapport à la pratique ordinaire et, plus spécifiquement, dans le cadrage.

Un regard esthétique sur la photographie : du livre sur l’art au livre d’art(iste)

C’est d’emblée « comme une forme d’art[36] » que « La vie en images » et, surtout, « Révélateur » promettent d’apprendre à regarder la photographie. Il ne s’agit donc pas seulement de créer une familiarité avec les images de grands photographes, ni d’affirmer que la photographie est un art, mais d’instituer un rapport esthétique aux photographies reproduites.

Cela passe, dans ces deux collections, par le geste de l’exposition, qui fait primer sur le contenu de la photographie — sa dimension « constative[37] » — ses qualités formelles et expressives. Dans l’un comme dans l’autre cas, la photographie est attachée au livre par des liens provisoires que le/la lecteur.rice est incité.e à rompre. Dans la collection « La vie en images », Didier Baraud, alors directeur de Palette, propose des livres très grand format (28 cm x 36 cm), composés de photographies détachables, regroupées autour d’un thème (la ville, l’enfance) : après une brève introduction, Isabelle Le Fèvre‑Stassart inscrit au dos de chaque photographie un commentaire, qui reste ainsi solidaire de l’image une fois celle‑ci détachée. L’image, de ce fait, est première : elle masque son texte d’accompagnement, tandis que sa taille l’impose au regard, loin des petits formats des imagiers photographiques évoqués jusqu’ici. L’accident gare Montparnasse frappe ainsi l’oeil par l’incongruité et la violence de la scène soulignées par la diagonale puissante qui traverse l’image : s’impose de la sorte un rapport esthétique au cliché d’un reporter anonyme dont le contexte originel ne sera plus accessible une fois l’image encadrée, comme y invite la quatrième de couverture de l’ouvrage. L’idée de la collection est très séduisante : elle fait fond sur le goût enfantin de la collection d’images, la fascination potentielle pour le grand format, la possibilité de décoration de la chambre de l’enfant. La collection est pourtant un échec : les libraires sont réticents face aux dimensions inhabituelles des ouvrages, que leur couverture souple et leur dos mince rendent peu repérables dans les rayonnages ; les pages détachables sont un frein au prêt en bibliothèque, alors que les bibliothécaires sont justement des relais essentiels du livre jeunesse exigeant.

La collection « Révélateur »[38], sur laquelle je m’attarderai davantage, est créée en 1991 par Nadine Combet au sein de l’Atelier des enfants du Centre Pompidou, qui, depuis 1985, publie une autre collection jeunesse : « L’art en jeu », créée et dirigée par Sophie Curtil. Le premier volume de « Révélateur », Feuilles et feuillages, est pensé comme un prolongement d’une exposition de l’Atelier des enfants, Feuilles. Sa publication est soutenue par une bourse des Amis du Musée national d’art moderne, obtenue par l’entremise de mesdames Chaban‑Delmas et Pompidou.

L’ouvrage est élaboré par Nadine Combet et Max‑Henri de Larminat — plasticien, poète, qui a été recruté par Danièle Giraudy à l’Atelier des enfants dès sa création, et qui est également l’auteur de plusieurs titres de « L’art en jeu »[39]. Le premier tirage de 2000 exemplaires est épuisé, le titre réimprimé en 1500 exemplaires[40], et le directeur des éditions du Centre Pompidou d’alors, Philippe Bidaine, très sensible à l’édition jeunesse, incite le duo à développer une collection. Celle‑ci compte six ouvrages publiés de 1991 à 1995 (voir bibliographie). Les titres sont tous réalisés par Nadine Combet et Max‑Henri de Larminat, en une collaboration dont tour à tour l’un ou l’autre prend la tête. Les livres sont des portfolios thématiques, chaque double, triple, voire quadruple page associant à une photographie un texte littéraire, souvent poétique, choisi par Max‑Henri de Larminat, dans une mise en page ludique jouant des découpes, des caches et de la typographie. La collection tisse de la sorte entre elles diverses généalogies : l’album des xviiie et xixe siècles[41] (évoqué par le mélange d’images et de poèmes, et la forme portfolio), le livre de photographies accompagné d’extraits littéraires, genre populaire durant les Trente Glorieuses[42] et, pour la maquette, le livre animé[43]. Les thèmes retenus naissent de l’exploration du fonds photographique du Musée national d’art moderne, dont le conservateur est alors Alain Sayag — les photographies n’appartiennent cependant pas toutes aux collections du musée.

Pensés dès l’origine par Nadine Combet comme de petites expositions portatives, destinées par exemple à la classe, ces ensembles thématiques sont rassemblés par le portefeuille que forme la couverture. La moitié des ouvrages est liée à une exposition du Centre. Feuilles et feuillages, né de l’exposition Feuilles, a été intégré au coin bibliothèque de l’exposition, où les pages étaient déployées « comme des petits paravents[44] ». Des villes et des nuits et Quatre murs une fenêtre font l’objet d’une exposition à la galerie de la Bibliothèque publique d’information, actualisant le devenir‑exposition inscrit dans le dispositif, voire l’amplifiant. Dans le cas de Des villes et des nuits, en effet, l’exposition, qui prend place dans un ensemble de manifestations pluridisciplinaires du Centre Pompidou sur le thème de la ville, de février à mai 1994, présente un choix de photographies plus large que celui proposé dans l’ouvrage : non seulement sont ajoutées des photographies, mais aussi six duos photolittéraires absents du volume, comme celui unissant Sabine Weiss et Jean Cocteau. Est par là soulignée la nature modulable du portfolio, qui n’a ni la clôture, ni la structure vectorielle du codex : dans les deux premiers volumes, les feuillets ne sont même pas numérotés. Si cette numérotation est introduite à partir de La mesure de l’eau, son rôle d’ordination paraît avant tout pratique : Max‑Henri de Larminat indique que, pour lui, l’ordre des photographies n’a pas un rôle significatif essentiel[45].

Ces portfolios ne sont pas, cependant, des objets provisoires, des manières de kits pour des expositions où s’accomplirait réellement le projet de la collection. Les manipulations nécessaires pour effectivement exposer les feuillets sont significatives : il faut les maroufler sur un support pour les rigidifier, utiliser plusieurs exemplaires afin de reconstituer l’effet de surprise créé par la tourne de pages. Si « Révélateur », à la différence de « L’art en jeu », n’exploite pas la progressivité du codex comme élément de sa médiation, la collection de Nadine Combet et de Max‑Henri de Larminat partage avec celle de Sophie Curtil le travail sur le dévoilement que permet la page. Sont ainsi utilisés gros plans, caches et découpes pour guider la lecture de la photographie. Ce travail de guidage est toutefois à entendre de manières variées. Il s’agit parfois de mettre en valeur la construction de la photographie. La pyramide inversée créée, en haut de la page de gauche, à partir du texte de Yannis Ritsos, souligne la forme triangulaire produite par la forte contreplongée de la photographie de Stanley Greene[46], qui aspire vers le haut le regard. Le mouvement du regard (du bas vers le haut, page de droite, du haut vers le bas, page de gauche) accompagne le sens du texte : Yannis Ritsos imagine vivants et morts se croiser dans un « gigantesque escalier de pierre » reliant maisons et tombeaux. Le retour à l’image, après la lecture, nimbe la photographie d’une aura funèbre, en attirant aussi l’attention sur l’escalator de gauche, chargé d’une foule qui peut être imaginée descendant aux Enfers, tandis que de rares voyageurs, sur la droite, remontent vers la surface.

Dans le même volume, la triple page qui présente Naples de Lin Delpierre permet de percevoir dans cette photographie d’une rue à première vue banale l’écho établi par le photographe entre le tableau de la Vierge à l’enfant, à droite, et la jeune femme portant un bébé, au centre : les deux découpes dans la page masquant la photographie isolent et mettent en relation ces deux détails, le texte de Borges soulignant l’effet de miroir :

La nuit, parfois, j’aperçois un visage

Qui me regarde au fond de son miroir ;

L’art a pour but d’imiter ce miroir

Qui nous apprend notre propre visage[47].

La tourne de page peut aussi ménager un effet de surprise qui renforce l’intensité perceptive et émotionnelle avec laquelle est reçue la photographie. Dans le feuillet « Billy Brandt » de Pied de plume, pied de plomb, on découvre d’abord une phrase d’Henri Michaux, interrompue avant sa fin : « Les pieds n’approuvent pas le visage, ils approuvent[48] ». Le groupe de mots manquant est remplacé par une vignette : un paysage balnéaire que laisse apparaître la découpe ménagée dans la page. De manière ludique, la double page propose une manière de rébus. La page une fois tournée et la photographie découverte, le très gros plan sur les orteils nus fait reculer brusquement le paysage de la vignette à l’arrière‑plan, et rend d’autant plus sensible la surprise du cadrage. La page ouverte forme un triptyque où la phrase de Michaux encadre la photographie, qui la ponctue en son milieu : « Les pieds n’approuvent pas le visage, ils approuvent la plage. » La mise en page crée de plus une manière d’escalier, la première proposition en haut de la page de gauche, la deuxième en bas de la page de droite, le pied figurant sur la photographie, au centre, au niveau intermédiaire. Le groupe de mots qu’avait d’abord remplacé la vignette, « la plage », est fortement mis en valeur par la typographie, en majuscules, avec des caractères gras de grande taille, ce qui souligne le dispositif ludique — c’est la réponse au rébus —, mais vient aussi équilibrer plastiquement la mise en page en fournissant un contrepoint visuel à la présence massive du pied, qui risquerait fort sans cela de faire oublier le texte.

La page n’est ainsi pas simplement un écrin pour la photographie : celle‑ci y devient l’élément d’un espace plastique et imaginaire nouveau. Les textes littéraires, en fournissant un cadre interprétatif, la lestent bien souvent d’une dimension narrative. L’association de la photographie de Dieter Appelt Sur les traces de Quetzalcoatl avec le poème « Les sourds » de Claude Roy fait des pieds salis cadrés par le photographe ceux du messager dont le poète raconte la longue route. Le serpent peint sur la pierre, entre les deux pieds, sur lequel la découpe concentre d’abord l’attention avant que la tourne de page ne montre l’image entière et la fin du poème, laisse présager la chute du texte en renforçant son atmosphère sombre : le messager n’est pas cru — quel que soit ce message dont Claude Roy ne livre pas la teneur, celle‑ci, dans le dispositif de la page, étant symbolisée énigmatiquement par le serpent.

L’articulation du texte et de la photographie déplace en somme les significations et de l’un et de l’autre, en les engageant dans une même scène imaginaire qu’animent les mouvements des pages. Le réglage en est fort délicat, comme en témoignent les essais de mise en page pour les feuillets d’Icare et compagnie conservés par Max‑Henri de Larminat. Dans le cas du poème de Patrice de La Tour du Pin accompagnant la photographie de Koudelka, le travail typographique figurant des oiseaux à partir des catégories d’anges inventées par le poète est remplacé dans le volume final par un gros plan tiré de la photographie de Koudelka : celui‑ci masque dans un premier temps les goélands au lieu de préparer au surgissement des oiseaux par l’homologie de formes proposée par la typographie. L’ondulation créée typographiquement dans l’extrait de Terre des hommes de Saint‑Exupéry, qui tisse un écho avec le vent gonflant la toile de la chaise longue sur la photographie de Philippe Salaün, est, elle, remplacée par un calligramme imitant en haut de la page de gauche le V du vol des canards migrateurs. Le travail typographique, plus simple à réaliser, peut‑être moins séduisant pour l’oeil, a l’avantage de susciter aussitôt à l’esprit l’image que travaille l’ensemble de la double page, la position du calligramme le situant imaginairement dans la ligne visuelle de l’oie et du canard de la photographie[49].

Figure 1

Essai de mise en page pour Icare et compagnie : extrait de Terre des hommes, Antoine de Saint‑Exupéry.

Archives personnelles de Max‑Henri de Larminat

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Figure 2

Mise en page définitive : Max‑Henri de Larminat, Icare et compagnie, avec la collaboration de Nadine Combet, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou et Atelier des enfants, coll. « Révélateur », 1992. Feuillet Philippe Salaün.

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Cette mise en page ne se contente pas d’assembler harmonieusement texte et image, mais joue ainsi des éléments de la page imprimée — le papier et sa blancheur, la typographie, la disposition des mots, leur sens, l’image reproduite — comme de matériaux d’où tend à émerger une oeuvre nouvelle. La continuité entre cette collection et le travail poétique et plastique de Max‑Henri de Larminat est dans cette perspective tout à fait significative. Non seulement on retrouve dans la conception graphique des volumes de « Révélateur » son goût de l’assemblage et de la manipulation des mots et des images[50], mais le travail sur la photographie de William Klein dans Des villes et des nuits est également repris et intégré à la série des « Cartes postales rectifiées », aux côtés d’une autre variation autour du même cliché. Max‑Henri de Larminat indiquant travailler à ses ouvrages d’initiation aux arts à partir de cartes postales, dans ce redoublement on peut deviner une genèse : l’intervention sur la carte postale a sans doute donné l’idée de la mise en page où la découpe délimite la forme du squale sur la carrosserie de la voiture. Deux manières de faire surgir les « images subliminales tapies, derrière d’inoffensives icônes[51] », dans une démarche qui rattache Max‑Henri de Larminat à tout un héritage surréaliste — le commentaire des « images rectifiées » attaque ainsi la « banalité », le « déjà vu qui recouvre la virulence cachée[52] » dans des termes qui évoquent le travail de Max Ernst[53]. Mais ce qui est aussi à souligner est l’écart entre la « carte postale rectifiée » et le feuillet de « Révélateur » dont le dispositif repose sur une succession et la mise en scène d’une combinaison d’éléments, et non sur une juxtaposition des deux images et une « soustraction[54] » comme dans la carte postale.

Si « Révélateur » n’a pas la clôture du codex, sa composition s’appuie de façon essentielle sur la double page : les portfolios ne sont pas les réceptacles éphémères d’oeuvres à exposer, mais bien les véhicules d’une expérience propre au livre. Sophie Curtil, à propos de « L’art en jeu », emploie l’expression de « maquettes d’auteurs » pour expliquer le principe de la collection, dont chaque volume présente une oeuvre d’art de la collection du Centre Pompidou :

Faire un livre, pour un auteur de l’Art en Jeu, c’est transmettre une émotion en la visualisant sous forme de maquette. Avec quelle maîtrise des moyens graphiques des plasticiens comme Catherine et Kimihito Okuyama, Miloš Cvach ou Max‑Henri de Larminat, pour ne citer que les plus productifs, réalisent leurs maquettes d’auteurs[55] !

L’expression est plus éclairante encore dans le cas de « Révélateur », dans la mesure où — si je mets à part la préface, et les biographies des photographes placées au dos de chaque feuillet — le texte qui accompagne la photographie est emprunté au patrimoine littéraire, à la différence de « L’art en jeu » où l’auteur.rice‑maquettiste écrit également les textes. L’auctorialité de « Révélateur » réside de manière essentielle dans la création de maquettes de pages traitées comme un espace imaginaire et plastique où la rencontre de la photographie et du texte littéraire crée un objet esthétique nouveau. Le livre sur l’art devient par là livre d’art, voire livre d’artiste[56], et ce, dans une reconfiguration du livre de dialogue défini par Yves Peyré comme « l’égalité de deux expressions dans le surgissement d’une forme nouvelle[57] ». Ici, en effet, l’accord entre l’oeuvre plastique et l’oeuvre littéraire est agencé par un troisième artiste, le maquettiste, plutôt les maquettistes, puisque c’est un duo, qui jouent en somme le rôle d’entremetteur.ses — ou, pourrait‑on dire, de révélateurs. Et c’est le travail d’un troisième médium, le livre, qui fait jaillir les correspondances du texte et de l’image, dans un agencement raffiné et complexe à manipuler, qui convient sans doute mieux à l’amateur.rice qu’à l’enfant, dans un glissement dont semble prendre acte la quatrième de couverture des deux derniers volumes : « Destinée à initier un jeune public, et digne de prendre place dans la bibliothèque d’un amateur, Révélateur est une série d’ouvrages — des portfolios — qui donne à voir l’un des arts majeurs du xxe siècle : la photographie[58]. » La « mise en page attrayante et ludique », qui crée des « correspondances subtiles[59] », a pu bien sûr être le point de départ de médiations à l’Atelier des enfants ou en bibliothèques, dont témoigne un article de La Revue des livres pour enfants[60], ou encore d’activités en classe. L’échec commercial de la collection, que Nadine Combet attribue avant tout à un manque de communication autour de celle‑ci, est sans doute dû aussi à la complexité du format, trop difficile à manipuler, et où se croisent plusieurs traditions du livre illustré. La collection, méconnue, mérite pourtant bien que les amateur.rices l’accueillent dans leurs cabinets, pour s’y délecter de ces petits théâtres de papier où Nadine Combet et Max‑Henri de Larminat, depuis les coulisses, font dialoguer si subtilement poètes et photographes.