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En 1936, une jeune femme écrit à « tante Odile » pour connaître les débouchés qui s’offrent à elle dans le domaine du journalisme. La réponse est décourageante : « Il est très difficile de devenir journaliste au Canada français. Ici les femmes ne sont pas admises dans les salles de rédaction. Pour “être de la profession”, je dois avouer qu’il faut avoir du cran[1]. » Une vingtaine d’années plus tard, la situation n’a guère changé. En novembre 1953, quand Monique Duval se présente à la salle de rédaction commune du Soleil et de L’événement, les deux grands quotidiens de la ville de Québec, afin de poser sa candidature pour un emploi de journaliste, elle se fait répondre par le chef des nouvelles : « Pas encore une femme !... Nous en avons déjà quatre[2]... » Elle réussit quand même à convaincre Irénée Masson de lui laisser sa chance, mais doit débuter aux pages dites « féminines[3] ». À elles seules, ces deux expériences motivent la rédaction de cet article : elles illustrent comment les femmes, confrontées à une carrière journalistique parsemée d’embuches, ont quand même réussi à se tailler une place dans ce domaine masculin avant la Révolution tranquille, comme le confirment plusieurs travaux ayant permis de faire connaître les « pionnières » du métier de journaliste au Canada français[4].

Le présent article vise à explorer la situation de ces femmes journalistes à partir du cas à la fois typique et exceptionnel d’une figure encore très peu étudiée, celle de la journaliste Odette Oligny (1900-1962). Il s’agira de montrer que les chemins escarpés qu’elle a dû gravir ne l’ont pas empêchée ni de faire du journalisme une carrière ni de formuler en filigrane de ses textes un propos parfois assez progressiste sous des dehors plutôt convenus. En tant qu’actrice importante du champ journalistique et plus largement médiatique de son époque, Oligny est intéressante en ce qu’elle tente de négocier une ligne mouvante entre les sujets et les attitudes discursives acceptables pour les femmes et ceux qui ne le sont pas (en termes de rhétorique ou d’éthos, ainsi que de style et de ton). S’appuyant sur les travaux de Chantal Savoie, de Faye Hammill et Michele Smith, de même que ceux d’Adrien Rannaud[5], notre contribution combine une analyse du champ journalistique montréalais à l’époque où Oligny vécut, une analyse de la trajectoire professionnelle de celle-ci, de même qu’une brève étude de sa conception des « pages féminines » et de la place des femmes en société.

Odette Oligny et le champ journalistique québécois

En 1940, on aurait compté à Montréal environ 200 journalistes masculins et une dizaine de journalistes féminines[6]. Celles-ci constituent donc à ce moment environ 5 % de la profession. Ce chiffre, très différent de ce que l’on observe aux États-Unis (où, dès les années 1920, la proportion de femmes journalistes dépasse 20 %[7]), ne semble pas s’éloigner de ce que nous retrouvons au même moment dans les régions de France et en Angleterre. Certes, en 1960 (première date pour laquelle nous disposons de chiffres précis) les femmes représentent 14,3 % de la population journalistique de l’ensemble de la France, mais, surreprésentées dans la capitale (82,7 % de l’ensemble des femmes journalistes françaises), elles sont sous-représentées en province, où la proportion de celles qui travaillent pour des quotidiens, des hebdomadaires et des périodiques, tombe à 6,7 %[8]. Pour la Grande-Bretagne, Howard Strick a calculé en 1957 que le ratio de femmes et d’hommes journalistes était de 1 pour 16 pour les quotidiens (et de 1 pour 3 pour les magazines[9]).

Lorsque, en dépit de telles statistiques, elles réussissent à se faire embaucher par un journal, on sait que les femmes occupent, à l’intérieur des entreprises de presse, des positions hiérarchiques subalternes, étant très rapidement confrontées à un plafond de verre. Peu promues aux postes d’édition, de rédaction, de grands reportages ou de correspondances à l’étranger, elles se voient confier plus volontiers les tâches de sténographes, de correctrices et de traductrices[10]. Au Québec, comme ailleurs, cette discrimination est d’autant plus frustrante que les femmes sont régulièrement plus qualifiées et mieux formées que leurs confrères. Alors que les journalistes canadiens-français sont souvent autodidactes, leurs collègues féminines tendent, en contraste, à posséder un certain capital culturel et à provenir de milieux plus aisés[11].

La faible incursion des femmes dans le monde journalistique s’accompagne au Québec comme dans le reste du Canada, en France et en Grande-Bretagne (et dans une moindre mesure aux États-Unis) d’une véritable ségrégation des tâches selon les sexes[12]. Jusqu’aux années 1970, les Québécoises sont très majoritairement confinées à la presse « féminine », la presse pour la jeunesse et la presse pratique ; alors qu’elles sont tolérées dans la presse culturelle, elles se trouvent généralement exclues de la presse d’information générale, la presse économique, la presse politique et la presse sportive. Selon une échelle qui suit de près leur capital symbolique, plus les sujets traités sont près de la sphère domestique (éducation des enfants, devoirs domestiques, arts), plus ils ont de probabilité d’être attribués aux femmes[13]. Ainsi, quand La Presse publie une photo de groupe des cinquante-trois membres du personnel de la rédaction à l’occasion du cinquantième anniversaire de la fondation du journal, les trois femmes qui y figurent sont représentatives de la situation du milieu médiatique québécois dans son ensemble : assises sur la rangée d’en avant, posent pour le photographe Gilberte Roby, rédactrice des mondanités, Laure Hurteau, rédactrice des pages féminines, et Édouardina Lesage, responsable entre autres du « Courrier de Colette[14] ».

Cette dichotomie est reproduite en grande partie dans le lectorat : en général, les femmes écrivent pour les femmes et les hommes pour les hommes, même si les cloisons sont en réalité moins étanches que ce que le discours dominant laisse à penser[15]. L’apparition des « pages féminines » confirme par leur nom même que ce qui se retrouve dans cette section s’adresse aux femmes et que le reste, par déduction, ne les concerne pas, et ce, même si on peut y parler d’un peu de tout. Cette séparation ne fait pas qu’exclure les femmes des débats qui, prétend-on, ne leur conviennent pas ; elle détourne aussi les hommes de certains sujets jugés incompatibles avec leur masculinité, sinon leur virilité, comme s’en désole Françoise Gaudet-Smet dans un billet nécrologique publié à la mort de Georgina Lefaivre :

Personnellement, je n’aime rien moins que ce qu’on appelle « une page féminine ». Si je lis un journal, derrière un monsieur, dans un tramway et que je le vois passer par-dessus « la page féminine », je fais du sang de coq. L’innocent ! qui ne sait pas ce qui lui manque... Si ce qui se dit là passait n’importe où ailleurs, il le lirait, mais voilà le cadre l’effarouche. Poltron, va ! […] D’ailleurs y a-t-il vraiment des problèmes féminins ? N’y a-t-il pas plutôt éternellement des problèmes humains de coeur, d’esprit, d’âme et de vie […] [16]?

Les facteurs susmentionnés du champ journalistique québécois éclairent la trajectoire d’Odette Oligny, une des rares Canadiennes françaises à vivre de sa plume avant la Révolution tranquille. Née sous le nom de famille Bernot, le 23 novembre 1900, à Troyes, en Champagne (France), dans un milieu encore largement rural, elle appartient par son père à une vieille famille troyenne. Instruit, ancien élève d’une académie de musique et exerçant avant son mariage le métier de typographe, son père dirige une fabrique d’aiguilles à bonneterie dont il a hérité en se mariant avec Julia Wadecki, fille d’un père polonais et d’une mère bourguignonne. Odette Oligny fait des études à l’école primaire de la rue Kléber, à Troyes, où elle excelle en « narration française ». Elle gagne, à l’âge de treize ans, une bourse d’études pour suivre des cours à l’École primaire supérieure de filles de Joigny, dans le but de devenir enseignante. Elle revendiquera fièrement plus tard cette instruction poussée. « On ne s’imagine plus de nos jours, écrit-elle en 1953, que l’instruction est faite seulement pour les garçons […]. Les exceptions confirmant la règle, notre époque nous a donné la preuve de la puissance de certains cerveaux féminins, touchés par le génie[17]. » Oligny ajoute, pensant sans doute à elle-même, que « la femme intelligente », « sachant maintenant qu’elle peut aspirer aux carrières autrefois réservées au seul élément masculin, travaille avec plus de coeur, sachant que ses efforts ne seront pas vains[18] ».

Par malheur pour Oligny, la Première Guerre interrompt ses études. C’est pendant cette époque troublée qu’elle fait la rencontre de Léopold (dit Léo) Oligny, un brancardier dans le corps expéditionnaire canadien, âgé de 19 ans. Ils se marient à Troyes, en septembre 1918. Une fille (Évelyne) naît en juin, à Joinville-Pont, avant que le couple ne déménage au Canada, en décembre 1919. Deux autres filles naîtront après leur installation à Montréal : Monique, née en janvier 1922, et Huguette, née en janvier 1931.

Dès son arrivée au Canada, en 1919, Odette Oligny déclare n’avoir « eu qu’un but : Faire du journalisme[19]. » Elle est convaincue que les métiers où l’on confine alors les femmes ne seront « jamais […] dans [s]es cordes » ; en revanche, « dès qu’il s’agi[t] de paperasses », elle avoue se sentir « comme le poisson dans l’eau[20] ». « Je suis devenue journaliste parce que d’aussi loin que je me souvienne, c’est le métier (le beau métier, disait Olivar Asselin) pour lequel j’avais non seulement les aspirations, mais les dispositions et je ne me vois pas en faire d’autre[21]. » Abandonnant l’idée de devenir institutrice, elle tente alors de se faire un nom par la plume, à un moment où, au Québec des années 1920 et 1930, « les modalités d’accès à l’écriture publique pour les femmes » accueillent « une palette de rôles scripturaires difficiles à envisager auparavant[22] ».

Oligny devra d’abord vaincre les résistances de sa belle-famille canadienne-française, laquelle s’oppose farouchement à un tel choix de carrière. Elle avoue avoir « eu, à [s]es débuts, le maximum de bâtons dans les roues. Il semblait impossible qu’on puisse, pour une femme gagner sa vie autrement qu’en cousant ou en “se plaçant...” [23] » Elle fait fi des objections. Déterminée à vaincre les obstacles[24], elle envoie des textes à La Presse, alors le plus grand quotidien francophone du Canada, avec un tirage de près de 200 000 exemplaires. Se voyant refuser ses articles à teneur plus politique[25], elle fait paraître dans le quotidien de la rue Saint-Jacques un premier conte en 1922[26], puis une critique de Maria Chapdelaine, en 1924[27], et un feuilleton, Le talisman du Pharaon, en 1924[28], chevauchant, comme tant d’autres de son époque, les champs littéraire et médiatique[29]. Deux ans plus tard, son roman sera édité en volume aux Éditions Édouard Garand[30], préfacé par Olivier Asselin. Elle publiera par la suite Entre vous et moi[31], un recueil de cinquante-deux « petites causeries intimes » qui portent, pour la plupart, sur le mariage, la famille et l’éducation des enfants, Le cheval d’or, un livre pour enfant[32], ainsi qu’une série de douze volumes sur Nos animaux domestiques qui s’adresse à un jeune public[33].

Pour ses articles dans La Presse et son premier roman, Oligny a dû choisir un nom de plume. Pour les femmes, en effet, l’utilisation d’un pseudonyme (composé souvent d’un seul prénom[34]), naguère une pratique usuelle, demeure la norme dans les années 1920 et Oligny ne pourra signer des textes sous son vrai nom qu’après son départ de La Presse. Le pseudonyme qu’elle adopte, Michelle de Vaubert, n’est pas sans avoir quelques accents aristocratiques et « vieille France », dont certains n’hésitent pas à se moquer[35]. Mais en même temps qu’elle se plie à l’usage du nom de plume, on sent chez elle la volonté de s’imposer dans le champ littéraire et médiatique visière levée, puisque, lorsque La Presse annonce le début de la parution de son roman en feuilleton, on prend soin de préciser qu’Odette-L. Oligny[36] en est l’autrice[37]. Pour son deuxième roman qui ne paraîtra finalement jamais, mais qui est annoncé pour une parution prochaine par Édouard Garand[38], elle décide d’ailleurs de signer de son vrai nom. À l’opposé de plusieurs de ses collègues féminines, tellement discrètes qu’on s’imagine que leur courrier est l’oeuvre d’un collectif, Odette Oligny ne souhaite pas rester dans l’ombre. À défaut d’atteindre la renommée par ses écrits littéraires, elle se fera connaître comme journaliste et chroniqueuse.

L’entrée dans le journalisme

Dès 1924, la parution du Talisman du Pharaon en feuilleton assure à Oligny une enviable réputation de romancière[39]. Elle se retrouve « [p]armi les personnalités littéraires, dont [les Éditions Édouard Garand] esp[èrent] publier bientôt un roman[40] ». Le livre se mérite le Prix d’Action intellectuelle, section littérature, offert par la Société Saint-Jean Baptiste. Non sans tenter de profiter lui-même de la réclame, l’éditeur Édouard Garand annonce (en emmêlant dans ses phrases, de manière révélatrice, les genres féminin et masculin) qu’Oligny, « qui vient de faire ses débuts, dans le monde des lettres », est « [u]n écrivain canadien […] dont le talent s’est affirmé du premier coup » et « que cet auteur est appelée [sic] à se classer au premier rang, parmi nos romanciers[41] ». En ces années, signe de sa volonté d’appuyer la cause des écrivaines et des écrivains, Oligny fait partie de l’Association des auteurs canadiens, fondée en 1921, et participe à l’organisation de certaines de ses activités[42].

Après un bref passage en 1925 comme directrice de la publicité du grand magasin Letendre, sur la rue Sainte-Catherine Est, Oligny se fait offrir par La Presse, au printemps de l’année suivante, de contribuer aux pages « féminines » du journal. Elle y rejoint Édouardina Lesage (1875-1961), dont le courrier, sous le pseudonyme de « Colette », s’étale sur un demi-siècle, ainsi que Laure Hurteau (1895-1983), une Belge d’origine qui est rédactrice des carnets mondains[43]. Caractérisées par des formes d’écriture proches de la fiction, de la conversation et des confidences intimes, les pages « féminines » de La Presse, comme celles des autres quotidiens, incluent une chronique (genre par excellence des plumes féminines à l’époque[44]), des conseils pratiques, des informations sur les loisirs et les mondanités, le tout mélangeant, d’une manière qui se veut à la fois instructive et divertissante, éducation culturelle, réflexions morales, guide pratique et potins.

Oligny semble se plaire dans le genre de la chronique, mais le sujet des mondanités l’ennuie profondément, sans qu’elle puisse y échapper, étant la dernière recrutée à La Presse. « Comme on ne fait pas toujours ce qu’on aime dans la vie, ce fut précisément ce qu’on lui confia partout où elle passa, tellement chez-nous on semble croire qu’une femme n’est bonne qu’à disserter de soupe aux choux, de robes, de colliers, de salades au homard, de réceptions chez Mme Untel ou de showers chez Mlle X... débutante[45]. » Un autre aspect de la profession qui lui déplaît spécialement découle de l’habitude qu’ont prise les journaux canadiens-français de remplir les « pages féminines » – par souci d’économie et pour parer au plus pressé, vu la cadence de la production – de passages tirés de périodiques français à la mode, comme Marie-Claire ou Votre Bonheur. Au lieu d’être invitée à coucher sur papier des pensées profondes et originales, la « jeune journaliste toute frémissante d’enthousiasme et brûlante du feu sacré » se voit offrir en cadeau à son entrée au journal une « paire de ciseaux de respectable volume », ainsi qu’un pot de colle et un pinceau, avec pour mission de s’en servir avec « dextérité[46] ». Une telle introduction « lui raba[t] passablement le caquet[47] ».

Elle espérait tant « faire de la belle ouvrage » selon la formule de Péguy ! Mais on lui prouvait par A plus B qu’elle n’avait pas tellement besoin d’user sa matière grise, que le public n’en demandait pas davantage et d’ailleurs n’y voyait que du feu et que cela suffisait. Alors, que voulez-vous ! Tout le monde n’a pas le courage d’appeler les choses par leur nom et de refuser de faire un travail insipide. On marchait et en effet, tout allait comme sur des roulettes[48]

Oligny reste quatre ans à La Presse. En 1930, Olivar Asselin, qui apprécie sa parfaite maîtrise de la langue française, lui confie la charge de s’occuper des « détestables mondanités » pour Le Canada, dont il vient tout juste d’être nommé rédacteur en chef. Oligny ne tient pas longtemps un tel poste et l’abandonne après peu de temps, faute d’intérêt et afin de se consacrer à sa troisième fille, qui vient de naître. Sentant qu’il ne peut pas se priver d’une telle collaboratrice, Asselin la relance et, pour mieux la convaincre, élargit son mandat : « comprenant [qu’elle] pouvai[t] tout de même faire autre chose que les “thés” et des “déplacements[49]” », il la nomme, en octobre 1931, rédactrice des toutes nouvelles « pages féminines » du Canada[50] qu’il a accepté de créer pour faire concurrence au « Courrier de Colette » de La Presse. Même s’il dirige un véhicule partisan, propriété du Parti libéral, le rédacteur en chef du Canada sait que son journal ne peut survivre sans accroître ses parts de marché et doit, comme le reste de la presse, se présenter « comme un objet de loisir destiné à la famille, et plus spécifiquement aux femmes[51] ».

En acceptant de devenir une journaliste à plein temps, Oligny n’est pas sans bouleverser la conception que l’on se fait d’une mère de famille canadienne-française. Une de ses filles, Huguette Oligny, se souviendra qu’elle « étai[t] la seule fille de l’école qui avait une mère qui travaillait[52] », ce qui n’est pas sans causer certains commentaires désobligeants dans la cour d’école. La plupart des collègues féminines de sa mère dans le monde de la presse sont d’ailleurs célibataires[53]. Dans une de ses premières chroniques pour le Canada, en octobre 1931, Odette Oligny semble prévenir les critiques en affirmant qu’une femme, selon son tempérament, peut mener de front une vie d’épouse et de mère et une vie professionnelle. « La femme qui a assez l’intelligence et de volonté peut certainement faire un double succès de sa famille et de la carrière qu’elle s’est choisie[54]. » Mais, dans son cas, le choix d’une carrière professionnelle est davantage une nécessité : au moment de son entrée au Canada, le couple Oligny est en crise, miné entre autres par des problèmes récurrents d’argent, et finit par se séparer (le divorce n’étant notarié que dix ans plus tard) en avril 1934, un fait rare au Canada français de l’époque[55]. Devant élever seule ses enfants, Odette Oligny éprouve un urgent besoin d’accroître ses revenus.

C’est le 22 octobre 1930 que le nom d’Oligny apparaît dans Le Canada en bas d’une première « chronique féminine[56] ». « Tous les jours, se rappellera-t-elle près de dix ans plus tard, au Canada, je faisais une chronique d’actualité, un entrefilet d’inévitables et toujours détestables mondanités, et, naturellement, les reportages les plus divers[57] ». Elle se révèle une journaliste prolixe, écrivant, entre 1931 et 1936, environ 1 500 chroniques[58]. Sont spécialement appréciées ses nombreuses entrevues avec des personnalités, dont, parmi les femmes de son temps, la championne de tennis Suzanne Lenglen, l’historienne et écrivaine Marie-Claire Daveluy, la peintre Marguerite Lemieux, la violoniste Annette Lasalle, la sculpteure Alice Nolin et la chanteuse Lucienne Boyer.

Installée dans un petit bureau, « à deux pas de la “Haute Direction[59]” », Oligny gravite au Canada dans un monde très masculin. Elle est la seule femme dans une équipe éditoriale de vingt personnes[60]. Dans la salle de rédaction, on trouve entre autres un rédacteur financier, trois rédacteurs sportifs, un chroniqueur judiciaire, un rédacteur de faits divers, un rédacteur municipal, un rédacteur politique, des critiques de musique, de spectacles et d’art, ainsi que, bien sûr, la rédactrice des « pages féminines[61] ». Oligny affirme se plaire beaucoup dans ce milieu au sommet duquel trône la figure d’Olivar Asselin. « Ça, c’était le bon temps ! Quel plaisir de travailler avec un tel chef. Vrai. Il nous galvanisait[62] ». Elle dirige les « pages féminines » du Canada de 1931 à 1936, puis de 1943 à 1949, et enfin de 1951 à 1953, ne quittant le journal libéral que pour mieux se consacrer à d’autres revues et à ses chroniques radiophoniques.

Dans les années 1940, Oligny est appuyée dans ses tâches au Canada par Marie Tétrault. Cette dernière s’occupe de la mode, fait les reportages, « “couvre”, comme on dit en argot de métier, les différents services d’activités féminines[63] » et, surtout, se charge des mondanités. Oligny écrit pour sa part la chronique et répond au courrier[64]. En 1953, à l’occasion du cinquantième anniversaire de fondation du Canada, elle a droit à sa photo, sous laquelle une légende la décrit ainsi : « Le nom de Mme Odette Oligny est identifié depuis longtemps avec les pages féminines du “Canada”. Son courrier, ses chroniques et ses propos quotidiens lui assurent une clientèle qui ne se recrute pas uniquement chez le sexe faible[65]. » Les femmes demeurent néanmoins son lectorat privilégié, puisque, dans le même article, on précise que ce sont les femmes qui « s’empressent de lire en premier lieu[66] » la « page féminine » du Canada.

Au cours de sa carrière, Oligny collabore à maintes publications : Petit Journal, Le Samedi, La Revue Populaire, Samedi-Dimanche, etc. Elle écrit aussi pour un journal de Troyes, L’Est-Éclair, dans lequel elle publie des « Lettres du Canada ». En 1948, elle publie un petit ouvrage sur le mariage, qui deviendra dès l’année suivante une revue à grand tirage, Mon mariage. Elle fonde la revue Chic, en 1954, premier hebdomadaire québécois dirigé par une femme. Elle multiplie en même temps les apparitions à la radio à partir de 1932, dans un registre qui ressemble de près à celui qui l’a fait connaître comme chroniqueuse au Canada. Elle figure dans plusieurs commerciaux. Conférencière recherchée, elle commente les défilés de mode organisés par les grands magasins. À partir de 1957, elle prend part à plusieurs émissions de télévision, dont « Rêves, Réalités », « Place aux Dames » et « Bonjour Madame ».

En 1940, Oligny n’a plus besoin de présentation « tellement elle est bien connue, non seulement des radiophiles, mais comme collaboratrice de maints quotidiens ou hebdomadaires montréalais […][67]. » Elle est une des incarnations les plus représentatives du « journalisme au féminin » du Canada français d’avant la Révolution tranquille, comme l’atteste le grand prix des Femmes journalistes, section reportages, qui lui est remis en 1952[68]. En août 1959, dans ce qui constitue pour elle une sorte de consécration, elle devient, sans renoncer à la radio et à la télévision, rédactrice en chef de la Revue moderne, avant de démissionner de ce poste en juin 1960 pour devenir directrice des pages féminines de La Patrie et de La Patrie du dimanche[69]. Elle meurt à Montréal, le 2 mai 1962.

Des changements dans les conditions de travail des femmes journalistes

L’activité débordante d’Oligny dans les périodiques, puis à la radio et éventuellement à la télévision, donne la mesure de la faible rémunération des journalistes en général, et sans doute des femmes journalistes en particulier[70]. Connue dans son milieu comme un bourreau de travail[71], Oligny reconnaît se surmener et travailler « sans bon sens[72] ». Pensant sans doute à elle-même, elle écrit d’une journaliste, que, « pendant des périodes plus ou moins longues, elle travaille comme un forçat, un forçat de l’idée, une esclave de l’actualité[73] ». Elle reconnaît qu’il faut au bon journaliste, homme ou femme, « une qualité maîtresse : travailler vite[74]. » Et pour « travailler vite », il faut :

savoir très bien de quoi on parle, être assez sûr de son style pour que le premier jet soit toujours le bon (on n’a pas le temps, dans un quotidien de bichonner, de fignoler un compte rendu, avoir le sens de l’actualité, juger d’un seul coup d’oeil, être habitué à faire la synthèse d’une situation aussi bien que d’un discours et surtout, avoir une culture assez générale pour ne pas prendre le Pirée pour un homme et ne rien ignorer de l’actualité[75].

C’est seulement en commençant par les tâches ingrates, soutient Oligny, que l’on finit par s’élever dans la profession : « […] le métier s’acquiert et il faut vraiment les avoir faits, les “chiens écrasés” pour gagner ses épaulettes[76]. »

En 1926, alors qu’elle commence à peine dans la profession, Olivar Asselin dit d’Oligny qu’« [a]ttachée à la rédaction d’un grand journal, membre par conséquent de la plus illustre corporation qui soit, et de la plus noble, elle se sert de sa plume pour répandre parmi ses innombrables lectrices de tout âge et de toute condition les sentiments, les idées, qui doivent être l’aliment de toute société chrétienne[77] ». Oligny ne déçoit pas son mentor et se situe alors dans le sillon d’une idéologie qui, pour être libérale, ne dépasse guère une vision ancillaire du rôle de la femme en société. Par exemple, dans une causerie contradictoire organisée par les Soirées Mathieu en 1934 autour de la supériorité de l’amour de l’homme sur celui de la femme, ou de celui de la femme sur celui de l’homme, Odette Oligny s’oppose à Jean Dufresne, un confrère de La Presse. « [G]rave, représentant physiquement et mentalement un type de femme moderne, cérébrale et non bas-bleu, sachant ce qu’elle veut et où elle va », Oligny avait plaidé que la femme aime mieux que l’homme, car celle-ci, quand sera célébré son mariage avec l’élu de son coeur, « le secondera, se contentant de briller dans son orbite, et l’aidera au besoin pour le rehausser toujours aux yeux du public, et partant à ses propres yeux[78] ». Cette affirmation semble d’autant plus idéologique qu’Oligny est à ce moment même en train de consommer sa séparation définitive avec son mari.

Tout comme elle imagine l’épouse sur le modèle d’une auxiliaire et d’une conseillère de son conjoint[79], Oligny imagine son rôle de chroniqueuse sur le modèle d’une amie et d’une confidente. Il s’agit pour elle de cultiver avec le public un rapport de proximité et d’intimité, ce que permet en particulier une abondante correspondance à laquelle Oligny répond, à partir de mars 1943, dans son « Courrier d’Odette ». Elle demande à ses lectrices et lecteurs de se représenter, quand ils lui écrivent, en train de converser avec elle en toute franchise et en toute confiance, comme s’ils étaient de vieilles connaissances réunies dans un salon, « mais un salon qui ne serait nullement guindé et où chacune [ici Oligny passe sans s’en apercevoir au féminin] de nous serait chez elle. Voulez-vous faire cela ? Essayons, loyalement. […] nous espérons de tout notre coeur qu’ensemble, nous allons faire du bon journalisme, moderne, humain, en prenant contact avec vous qui êtes nos lecteurs et lectrices, en vous aidant, en vous faisant plaisir[80] ».

Dans les années 1930, la conception qu’Oligny se fait d’une « page féminine » ne s’écarte pas plus par le ton que par les sujets de ce que l’on attend à l’époque d’une chroniqueuse canadienne-française. Il s’agit d’abord pour elle d’offrir un propos original et « vivant », en abordant des sujets distrayants, instructifs et convenables[81]. Les thèmes traités ne débordent pas la sphère domestique, touchant à l’éducation des enfants, aux tâches ménagères ou à la psychologie féminine, et les sujets de prédilection qu’on lui confie demeurent donc ceux des arts ménagers, de l’économie familiale, de la mode, de la décoration intérieure, de l’éducation des enfants ou des problèmes de coeur. Autrement dit, les grandes zones journalistiques qui lui sont réservées se limitent en général aux quatre « F » : « family, fashion, food and furnishings[82] ». Le cinquième « F » : féminisme, a peu droit de cité, et quand c’est le cas, c’est en suivant une définition largement traditionaliste.

Intitulée « Les mains unies », la première chronique d’Oligny au Canada porte sur le rôle indispensable de la Jeunesse ouvrière catholique féminine auprès des jeunes filles issues de famille modeste tentées par le péché, la deuxième sur les dames patronnesses, la troisième sur la tuberculose, tous des sujets qui correspondent au ton et aux thèmes d’une « page féminine » de « bonne tenue ». Sur la première « page féminine » qu’elle dirige, on peut lire, dans cet ordre, la liste des films à l’affiche au cinéma, les émissions radiophoniques « d’intérêt » du jour, un entrefilet sur un tremblement de terre à Rome, la liste des actrices et acteurs jouant dans la pièce de théâtre « Tocasson », une critique d’un concert des Cosaques de Don reproduite d’un journal parisien, l’annonce d’une pièce de théâtre au Gesù, l’annonce d’un concert de l’orchestre Provincial au Monument national, un entrefilet sur la diminution des salaires au Pérou, un entrefilet sur le rétablissement de l’actrice Ruth Nichols, l’annonce de la fin de la projection du film Le Million au Cinéma de Paris, le résumé d’une conférence sur l’industrie des boissons gazeuses, par A. L. Day, directeur de l’usine de Coca-Cola de la rue Bellechasse, l’annonce d’une souscription de l’A.C.J.C. en faveur de la Palestre nationale, ainsi que les incontournables carnets mondains.

Peu à peu, on sent cependant que la pensée d’Oligny évolue. Sa séparation n’est probablement pas sans modifier ses vues sur le rôle de la femme dans la société. On ne la reprend plus à écrire, comme elle le faisait en 1928 dans une chronique intitulée « Féminisme », que la meilleure manière de faire respecter les droits des femmes, c’est pour elles d’éduquer les jeunes garçons pour qu’ils deviennent des adultes vertueux et aimants[83]. Il lui semble désormais important en particulier de rehausser le statut des ouvrières de la plume. Écrivant en mars 1939, elle affirme qu’il est grand temps de laisser les femmes traiter de sujets « sérieux » dans la presse du Québec. « L’élément féminin […] doit tout de même être passablement rassasié de ne trouver, dans les journaux et dans les revues que de la mode et des conseils de cuisine. Tonnerre de Brest, il y a autre chose pour intéresser les femmes[84] ! » Sans contester que son lectorat soit avant tout constitué de femmes, elle est persuadée que l’actualité peut être présentée de manière à intéresser un public féminin. « Les femmes doivent être solidaires et ne pas croire elles-mêmes à la réputation de frivolité qu’on leur a faite au temps heureusement révolu du romantisme. Elles doivent “ÊTRE À LA PAGE”. Elles n’ont plus droit de se désintéresser de quoi que ce soit[85]. »

Ses prises de position ne sont pas sans occasionner quelques frictions avec des confrères qui « étaient encore des messieurs de la vieille école[86] ». Oligny se souvient que non seulement, au début de sa carrière, ses patrons avaient peu confiance dans les capacités des femmes journalistes, mais qu’ils « étaient absolument persuadés que les lectrices ne demandaient qu’à entendre parler de mode, de cuisine, de puériculture ; que tout le reste, surtout les grands événements, n’avaient pour elles aucun intérêt et leur passait, comme on dit, par-dessus la tête[87] ». « [J]eune et pleine d’ardeur », Oligny ne veut pas être confinée à une telle routine. « [R]encontrant souvent des femmes de toutes les classes et de toutes les catégories », elle sait « que leurs aspirations les portaient vers quelque chose d’autre, de différent, de plus vivant, de plus conforme à la vie nouvelle qui s’ouvrait devant elles. Car, de plus en plus, les femmes lisaient, s’instruisaient, prenaient contact avec les choses de l’art sous toutes ses formes et comprenaient que l’héritage de l’humanité, qui a demandé des siècles à se former, était aussi leur bien[88]. »

La Seconde Guerre mondiale ne fait qu’accentuer chez Oligny une telle conviction. Elle qui s’attristait déjà en 1932 du caractère « retardataire » d’une province qui refusait le droit de vote aux femmes[89], elle tient des propos très durs envers le nationalisme canadien-français qui, selon elle, maintient les femmes dans une position subalterne au moment où la France, son pays natal, est menacée. Elle s’en prend aux leaders conservateurs qui, insensibles à la mobilisation de la société sur tous les fronts – au foyer, à l’usine ou dans l’armée –, refusent de donner aux femmes la chance de montrer leur vaillance et de combattre pour les libertés menacées[90]. Afin de renseigner le lectorat sur le dévouement des femmes durant le conflit, elle inaugure dans Le Petit journal, en octobre 1940, une chronique intitulée « Les femmes et la guerre ». Elle y parle du travail des femmes en usine, des exploits des infirmières dans les hôpitaux, des bénévoles qui s’activent pour lever des fonds. Elle évoque notamment le cas d’Henriette Bourque, sortie première de sa promotion à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, et qui, ne pouvant pratiquer la profession d’avocate au Québec, doit passer son barreau en Colombie-Britannique : Oligny espère que son exemple « fera disparaître à tout jamais les derniers préjugés[91] ». Car, pour Oligny, la chose est incontestable : « On est terriblement misogyne dans la province de Québec[92]. »

Oligny est convaincue qu’une révolution se prépare au Québec, poussée par l’énergie contagieuse d’une nouvelle génération de jeunes femmes : « Les jeunes filles d’aujourd’hui sont moins couvées par leurs familles. Elles travaillent, elles ont de l’initiative, du courage, de la volonté[93]. » À l’heure où les femmes deviennent savantes, sénatrices et ministres, « aucune carrière » ne saurait leur être fermée. « Elles peuvent être avocates, médecins, chirurgiens [sic], dentistes, ingénieurs [sic][94]. » Il faut être de son époque, philosophe Oligny, car on ne peut arrêter le progrès. « La femme moderne, la femme d’aujourd’hui, clame-t-elle, est une victorieuse[95]. » Pour Oligny, les soldates canadiennes incarnent cette détermination, cette audace face aux préjugés :  

Elles sont épatantes de chic, de crânerie, de capacité, nos petites filles en kaki. […] Toutes, elles affirment que la camaraderie qui règne, l’esprit d’initiative, le travail, l’idéal quelles y mettent les transforment totalement. La voilà, la femme de demain. Qu’importe les qu’en-dira-t-on. Les générations qui poussent vont être fortes et saines. La femme douillette et pleurnicharde est morte. Tant mieux. Honneur à la jeunesse moderne ! Elle va faire accomplir au progrès un pas de géant[96]. »

En 1943, prêchant par l’exemple, Oligny s’enrôle dans le Service féminin de l’Armée canadienne en qualité d’officière, au grade de lieutenant, des Relations extérieures de l’Armée pour le Canadian Women’s Army Corps. À ce titre, elle est notamment responsable de la publicité du C.W.A.C pour le district militaire No 4, situé dans le secteur du pont Jacques-Cartier, sur la rive Sud. Son service militaire prolonge son expérience de journaliste sur un autre front, pour ainsi dire.

Pendant la guerre, la volonté qu’exprime Oligny de promouvoir les femmes dans la société canadienne-française est aidée par le tarissement des sources traditionnelles d’approvisionnement des « pages féminines ». Au dire d’Oligny, depuis que les « pages féminines » ne peuvent plus servir au public des produits repiqués des périodiques de France, les lecteurs et lectrices ont appris à apprécier les articles réellement canadiens et ils en redemandent. « Enfin, écrit-elle, il fallait écrire des articles, des vrais. Enfin, il fallait trouver de la nouvelle. Enfin, on allait pouvoir donner aux pages un caractère vraiment canadien, sans avoir besoin de se tarabiscoter la cervelle pour “arranger les articles français”. Enfin, on allait donc pouvoir “la” faire, “cette belle ouvrage[97] !”... » Surtout, Oligny se réjouit de ce que le niveau intellectuel des articles des « pages féminines » de la presse canadienne s’élève avec le développement du goût du lectorat. Le public, avance-t-elle, tolère de moins en moins « les petites rosettes à ma tante, les sucrettes d’antan, articulets mièvres qui se prétendaient féminins, comme s’il fallait absolument, pour remplir cette condition, être plus insipides que l’eau claire[98] ».

En 1943, Oligny rêve de purger définitivement un jour les « pages dites féminines […] de toutes les “nananeries” qu’on y trouvait avant [la Seconde Guerre mondiale] et qui, seules, passaient pour intéresser l’élément féminin[99]. » Elle croit que les femmes journalistes vont bientôt prendre toute la place qui leur revient en vertu de leur intelligence et de leur talent. Elle envisage un avenir pour « les jeunes filles qui n’ont pas peur de l’ouvrage » et qui, « à l’instar des Américaines », voudront s’offrir pour écrire « de grands reportages[100] ». « Ce sera nouveau. Oh ! bien sûr, il y aura dans quelque coin une couple de vieilles barbes pour jeter les hauts cris et regretter le temps des petites pages féminines toutes en sucre candi. Mais cela ne fait rien. C’est la jeunesse qui va mener, dans quelques années[101]... » Son seul regret, en pensant « à ce magnifique avenir », c’est de se dire qu’elle est « née vingt ans trop tôt[102] ».

Certaines voix lui donnent raison. En novembre 1946 a lieu le premier congrès des journalistes du Québec. La section féminine organise un thé-causerie afin de débattre du rôle du journalisme féminin. Citant les paroles du pape, selon lequel « [l]es femmes doivent prendre une part directe dans la vie de la nation[103] », on rappelle l’importance de faire pénétrer dans les foyers des idées progressistes et objectives, et on déplore, dans la foulée, la trop large place laissée à la mode dans « nombre de pages féminines[104] ». On veut bien que des articles soient consacrés aux vêtements, aux produits de beauté et aux articles de toilette féminine, mais pas au point d’ignorer tout le reste. Pour la « femme de maison », soutient-on, un peu de chimie n’est pas mauvais pour savoir bien cuisiner, un peu de comptabilité ne fait pas de tort à qui veut équilibrer un budget familial, les notions civiques sont utiles pour servir les intérêts du ménage ; pour la citoyenne, des informations sur la question des hôpitaux, des lois ouvrières, à la politique ou des allocations familiales s’avèrent primordiales[105]. La conférencière invitée, Justine de Gaspé Beaubien déclare : « Ne pourrait-on pas rédiger une seconde page féminine, destinée, celle-là, à l’éducation de la jeune fille, de la femme, de la mère, de la ménagère, de la citoyenne ? Il me semble que bien variés sont les sujets qui pourraient y être traités[106]. »

Il faut pourtant se garder de faire d’Oligny une révolutionnaire. Ce qu’elle souhaite, ce n’est pas bouleverser l’ordre patriarcal, mais seulement agrandir les horizons des femmes afin de leur rendre accessible tout ce qui doit faire leur féminité, telle que définie selon les codes de l’époque[107]. C’est ainsi que lorsqu’Oligny lance la revue Chic, le 7 février 1954, en tablant sur sa notoriété[108], ce premier hebdomadaire québécois dirigé par une femme reproduit fidèlement la division genrée des médias dans le Québec de la première moitié du xxe siècle et se plie à la division traditionnelle des sphères d’écriture[109]. Bien que le magazine attire des hommes, il cible d’abord et avant tout un public féminin, et un public féminin qui reste en grande partie lié à la sphère domestique ; à ce sujet, on prend soin de préciser qu’il « s’adresse uniquement aux femmes[110] » et sera « le journal de la femme canadienne, le journal du foyer[111] ». Le contenu du magazine est à l’avenant et respecte une vision très genrée des intérêts des femmes. Il offre ainsi chaque semaine des articles sur la mode et le maquillage, des textes d’information pratique (sur la cuisine, l’éducation des enfants, le nettoyage, la décoration, l’hygiène), un courrier des lectrices, des romans-feuilletons sentimentaux, des modèles et patrons pour la confection à domicile, des potins sur les vedettes du Québec et de France, des cours de couture, des mots croisés, etc. « Je trouve votre journal très complet, écrit une lectrice d’Arvida [...]. On y trouve de tout […], psychologie, mode, courrier, idées pratiques, cuisine, roman, le tout bien lié comme en un charmant bouquet. Et ce qui me frappe le plus, c’est que vous semblez bien connaître l’âme féminine canadienne[112]. »

Pour saisir le « féminisme » de Chic, on peut reprendre la conclusion de Lee Jollife et Tervi Catlett au sujet des revues dirigées par des femmes : selon ces chercheurs, le fait d’être dirigée par une femme ne change pas forcément les stéréotypes véhiculés par une revue, mais cela augmente surtout les descriptions positives des femmes qu’on y retrouve[113]. Chic, qui n’a duré que quelque mois, illustre l’action envisagée par Oligny à partir de la fin des années 1930 : il s’agit pour elle d’élargir les frontières de la féminité, telle que définie par l’idéologie de son temps, sans les faire éclater, tout en offrant une image magnifiée du rôle traditionnel de la femme canadienne-française. « Reine et maitresse dans son “ghetto” », comme la décrit Cécile LeBel sans l’ombre d’un reproche, « l’ambition d’être “au général” n’effleure pas son esprit[114]. » Elle n’imagine pas une femme « autre » que celle dessinée par ses contemporains ; elle souhaite simplement qu’elle soit « plus » que ce qu’ils soutiennent qu’elle est. Le fait que la revue qu’elle met sur pied ne fasse en somme qu’agrandir une « page féminine » à l’échelle d’un hebdomadaire l’illustre éloquemment.

Conclusion

Le parcours d’Odette Oligny est à la fois typique et remarquable. D’un point de vue strictement sociologique, elle répond à certains des critères déterminés par Lucie Robert dans son article « D’Angéline de Montbrun à la Chair décevante. La naissance d’une parole féminine autonome dans la littérature québécoise ». Dans cet article, Robert mentionne qu’il y a trois conditions générales qui ont permis aux femmes d’accéder au champ littéraire québécois en général et au champ journalistique en particulier. Ces trois conditions générales sont les suivantes : d’abord, l’héritage familial (tant financier que culturel), ensuite, l’accès à l’instruction de niveau secondaire puis, finalement, la laïcisation de la société[115]. Notre portrait d’Oligny montre qu’elle a grandi dans une famille bourgeoise et a eu accès à une éducation plus avancée que la moyenne des filles de sa génération et, qui plus est, une éducation française. Par ailleurs, le troisième critère, celui de la laïcisation de la société, à laquelle est corollaire la professionnalisation de l’écriture, pour les femmes, correspond au contexte social dans lequel évolue Oligny dès son arrivée au Québec, ainsi qu’aux lieux de l’exercice de son métier, soit les quotidiens La Presse et le Canada. Son entrée dans le monde des lettres, puis sa reconnaissance auprès d’un lectorat élargi et de ses pairs — dont le prolifique Olivar Asselin — n’empêchent cependant pas qu’elle soit, comme ses consoeurs, confinée aux « pages féminines » et au courrier du coeur.

Typique à certains égards, le parcours d’Oligny, une des premières journalistes canadiennes-françaises à vivre de sa plume et première femme à fonder un magazine hebdomadaire, est exceptionnel par d’autres côtés. D’abord, par sa circulation entre les réseaux et les médias, mais aussi de par la somme de ses articles et chroniques. En plus d’être large, le corpus produit au cours de sa carrière est extrêmement diversifié, non seulement en termes de sujets, mais aussi en termes de médias : radio, journal, télévision, magazine… au point où, à une certaine époque, Oligny semble être lue et entendue un peu partout.

De manière plus intéressante encore, Oligny a su trouver un équilibre dans un rôle alors pour le moins contesté de « femme de carrière », équilibre qui lui a permis de marcher sur la frontière entre le privé, le public et le politique. Au long de sa carrière, elle s’est efforcée, comme la plupart des femmes de lettres, de mettre en place une rhétorique qui « reflète les conditions de son public[116] » en traitant de sujets qui, pour être censément « féminins », favorisent l’agentivité des femmes qui la lisent. Aussi, elle arrive à se distancier des images et des discours stéréotypés associés à « la femme éternelle », moins en les récusant, qu’en les travaillant de l’intérieur, afin de brosser le portrait d’une femme capable de mener une double carrière de travailleuse et d’épouse. Il s’agit moins pour elle, en d’autres termes, de proposer à ses consoeurs de faire « autre », que de faire « plus ». C’est ainsi que si ses textes reconduisent souvent les rôles traditionnels des femmes, elle arrive à proposer des modèles d’engagement et de réussite assez audacieux à l’époque pour provoquer des réactions phallocratiques.

L’ambivalence d’Oligny est palpable dans sa condition de journaliste même : femme de carrière, financièrement autonome (et divorcée, de surcroît), elle entend prendre la pleine mesure de la pensée et de l’action des femmes dans le cadre des « pages féminines », en niant que les hommes soient seuls autorisés à dominer le discours public. La fondation de Chic s’insère dans ce combat. Revue gavée de conseils pour être coquettes et d’exemples de femmes menant une carrière professionnelle, Chic se révèle l’accomplissement de la pensée d’Oligny : elle y prône une idéologie qui tente d’équilibrer l’obligation pour les femmes d’être d’abord des filles dociles et sages, puis des épouses et des mères raisonnables, et le choix acceptable pour elles de se montrer talentueuses et ambitieuses dans tous les domaines. C’est précisément cette négociation entre progressisme et traditionalisme, et plus précisément du progressisme dans le traditionalisme, qui a permis à Odette Oligny d’occuper, pendant trente ans, une place centrale dans le monde médiatique québécois.