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À Plus on est de fous, plus on lit, le 1er septembre 2021, l’écrivaine à succès Arlette Cousture rapportait que « trois éditeurs avaient refusé le manuscrit des Filles de Caleb [1] ». Ce n’est qu’après avoir vu « sa femme et sa fille se battre pour le lire » que Jacques Fortin, directeur de Québec Amérique (dont le comité de lecture avait d’abord refusé le texte), a pris la décision d’ajouter le titre à son catalogue. Fortin aurait ensuite admis à Cousture avoir publié Les filles de Caleb, l’un des plus grands best-sellers de la littérature québécoise, « sans le lire ». Ce scénario est classique, et l’histoire de l’édition est remplie d’anecdotes qui réitèrent le double mépris dont sont frappés les manuscrits « écrits par des femmes, pour des femmes », d’emblée suspects d’être ennuyeux et prévisibles. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’autrice J.K. Rowling n’a d’abord voulu signer la série Harry Potter que par ses initiales, c’est-à-dire pour éviter d’être identifiée à son genre.
Les exemples de l’entrée d’Arlette Cousture et de J.K. Rowling dans le champ littéraire attestent en soi de la difficulté, pour les autrices, de pénétrer « dans un monde d’hommes », tout autant qu’ils témoignent des préjugés dont on éclabousse, dans le même mouvement, leur lectorat. Les travaux de Mylène Bédard[2], d’Isabelle Boisclair[3], d’Adrien Rannaud[4], de Lori Saint-Martin[5], de Chantal Savoie[6] et de Patricia Smart[7] ont bien documenté comment les pratiques littéraires des femmes ont été, dans l’histoire du Québec, marginalisées et soumises aux rapports de force prévalant plus globalement dans la société patriarcale.
L’objectif de ce numéro thématique est de déplacer la focale en insistant surtout sur la présence/absence des femmes dans tous les maillons de la chaîne du livre. Si notre connaissance de l’histoire des femmes écrivaines et journalistes s’affine de plus en plus, il reste à éclairer celle de leur présence au sein des maisons d’édition, du monde de l’illustration et du graphisme, des imprimeries, des librairies, des associations. Et qu’en est-il également de leur implication dans les périodiques, en particulier au sein de publications spécialisées s’adressant aux femmes et, pour cette raison même, longtemps boudées par la recherche? Souvent écartées de tout poste à responsabilité, les femmes ont développé des stratégies alternatives, qui nous obligent à appréhender autrement leurs pratiques. C’est notamment pour cette raison qu’il importe de fouiller des sources inédites, comme les correspondances et les autres documents d’archives, voire de questionner le type d’archives convoqué par l’histoire des femmes, dont la mémoire risque de s’exprimer dans des documents moins convenus (agendas personnels, calendriers annotés, notes éparses). Ces sources sont susceptibles d’offrir des données qui changent non pas le cours de l’histoire, mais notre façon de l’interpréter et, corollairement, de la raconter. La richesse des archives des maisons d’édition et des femmes de lettres (journalistes, chroniqueuses, autrices et écrivaines) nous permet de poser des questions différentes, afin de renouveler tant la perspective critique que l’approche méthodologique portée sur notre objet.
Si le travail sur les corpus produits par des autrices et écrivaines se fait depuis quelques décennies déjà, il faut aussi chercher en amont des publications, dans le processus éditorial lui-même, pour rétablir avec le plus d’exactitude le fil du récit et faire émerger la voix des femmes qui, justement, n’en ont pas eue. Le présent dossier offre quelques pistes de réflexion à ce sujet. Certains des articles présentés se situent sur le terrain de la sociologie, d’autres sur celui des études littéraires, des sciences de l’information et de la bibliothéconomie, de l’ethnographie et de l’histoire. Le croisement des disciplines permet de varier les perspectives critiques et les objets spécifiques en plus de révéler la profondeur scientifique de la problématique d’ensemble. Malgré la variété des approches qu’ils mettent en oeuvre, tous les articles cherchent à comprendre la manière dont le recours aux archives peut permettre de mettre en lumière la participation de femmes dans l’histoire du livre et de l’édition.
Ce numéro thématique se veut l’occasion de faire le point sur l’état de la recherche en histoire de l’édition sous l’angle de la présence des femmes : il s’ouvre ainsi sur un premier ensemble de textes consacré à des questions institutionnelles. Le texte de Josée Vincent, d’abord, revient sur l’un des chantiers scientifiques les plus importants de la discipline, alors qu’il recense et analyse la place occupée par les femmes dans le Dictionnaire historique des gens du livre au Québec. Cet article permet de poser les conditions sociologiques ayant permis aux femmes de pénétrer la chaîne du livre : beaucoup plus que leurs collègues masculins, elles ont dû exhiber diplômes et scolarisation. Dans la foulée, on conçoit bien l’inadéquation entre le travail réel des femmes et leur reconnaissance à long terme, dans l’histoire. Car s’il est un motif à l’origine de ce numéro, c’est bien le refus d’oublier. Refus d’oublier les secrétaires, les illustratrices, les traductrices, les directrices de collection, les bibliothécaires, bref, toutes ces actrices du monde du livre sans qui la production n’aurait pas été possible; ces femmes ayant activement participé à faire en sorte que le monde du livre est aujourd’hui ce qu’il est. Dans cet esprit, l’article de Marie D. Martel revient sur l’apport déterminant des femmes dans le secteur de la bibliothéconomie, mais en s’intéressant à un objet inédit, l’oeuvre des livres gratuits. Cette porte d’entrée permet de réévaluer le récit traditionnel qui tend à faire des élites masculines les premiers vecteurs de la diffusion du livre au Québec. L’intérêt d’une Joséphine Marchand envers l’implantation de bibliothèques pour enfants a contribué à former de nouvelles générations de lectrices et de lecteurs, un phénomène dont a pu bénéficier, plus tard, tout le système-livre.
Caroline Loranger montre ensuite à quel point les autrices publiées par Édouard Garand maîtrisent les enjeux de la négociation éditoriale, en particulier en matière de discours économique. Malgré la condescendance peu voilée de l’éditeur à leur égard, elles imposent à Garand un véritable bras de fer, parfaitement conscientes des enjeux financiers de l’édition populaire. La plongée dans ces correspondances met particulièrement à mal la qualité de « passe-temps », de « loisir », que l’on se plait à l’époque à associer aux pratiques littéraires des femmes. Particulièrement attentives aux questions pécuniaires, à la diffusion et à la réception de leurs romans, ces femmes développent une posture d’autrices professionnelles encore peu documentée pour le Québec.
Faisant un bond dans le temps, l’article de Catherine Parent est consacré à la présidence houleuse de Claire Martin à la Société des écrivains canadiens. Que change le fait d’être « femme » et présidente, au sein de cette association traditionnellement dominée par les hommes? L’article montre une difficile prise de parole, ou devrions-nous plutôt dire un dialogue de sourds, une absence d’écoute de la part de ses collègues. Rapidement assimilées à une influence indue qu’aurait exercé sur elle l’éditeur Pierre Tisseyre, les positions de Martin ne sont visiblement pas considérées comme autonomes. Cet épisode de la vie littéraire montre en effet comment une femme, dans les années 1960, est rapidement dépouillée de toute forme d’agentivité. Le volet des articles s’intéressant à des structures du monde du livre se clôt sur un texte d’Élise Couture‑Grondin et de Marie‑Hélène Jeannotte portant sur la revue Kanatha, fondée en 1974 par Éléonore Sioui, écrivaine wandate. Ici, la nécessité de la prise de parole ne se conjugue pas uniquement au féminin mais concerne plus largement toute la reconnaissance de l’identité autochtone. En évaluant l’impact de Kanatha sur la trajectoire même de Sioui, Couture‑Grondin et Jeannotte réfléchissent aussi à la nature de cette revue comme document d’archives, venant attester d’un moment fort de la conscience autochtone, insistant sur l’importance de parler désormais pour « soi-même ». Dans un jeu d’échos, la prise de parole de Sioui répercute les enjeux féministes des années 1970.
Le deuxième volet de ce numéro thématique se penche plus spécifiquement sur des trajectoires, que nous qualifions « d’exemplaires » tant pour la valeur remarquable de ces parcours que pour les enseignements qu’ils contiennent. Les trajectoires individuelles étudiées permettent de percevoir des profils sociologiques qui, s’ils présentent des similarités entre les actrices, s’inscrivent aussi souvent en marge du parcours plus généralement emprunté par les femmes à certaines époques (le cas d’Odette Oligny est frappant à cet effet). L’accès aux sources de première main (journaux, revues, magazines) nous permet de constater aussi que les femmes de lettres, les journalistes, les éditrices tentent de normaliser, dans leur discours, une trajectoire extraordinaire pour la rendre acceptable auprès des gardiens de la doxa. Placée en série, l’étude de ces trajectoires permet de dégager certains motifs récurrents, tant du point de vue de la production que de la circulation des livres et de leur réception. Julie Roy nous ramène d’abord dans les années 1860 et 1870, en s’intéressant à une figure aujourd’hui méconnue, Georgiana Charlebois, qui signe Graziella. Survenant relativement tôt dans l’histoire culturelle du Québec, cette entrée d’une femme dans l’univers de la presse révèle concrètement les stratégies discursives que vont mettre en place ces pionnières du journalisme dans un « monde de pantalons. » Témoignant des difficultés, pour une femme du dernier tiers du XIXe siècle, à évoluer dans la sphère publique, cet article montre pourtant comment des pionnières comme Graziella paveront la voie à d’autres, qui seront plus nombreuses, au tournant du XXe siècle. Ici encore, le texte du journal peut être considéré comme une archive particulièrement précieuse. C’est aussi le cas pour l’éphémère revue Chic, fondée par Odette Oligny dans les années 1950 et dont le contenu atteste d’un discours « du milieu » (parfois progressiste, parfois moins) concernant le rôle social des femmes. La trajectoire d’Oligny, figure incontournable de la presse québécoise des années 1920 aux années 1960, mérite ainsi d’être relue sous l’angle de son ambiguïté. Cela est tout aussi vrai pour la trajectoire de Françoise Gaudet-Smet, que revisitent Valérie Bouchard et Jocelyne Mathieu, en se penchant plus particulièrement sur la revue Paysana. Dans cette étude de cas, Bouchard et Mathieu montrent à quel point le réseau entourant cette publication est essentiellement féminin. En 1940, ce sont pas moins de 15 femmes qui font partie de l’équipe, dont l’histoire n’aura pourtant retenu qu’une poignée de noms (outre Gaudet-Smet, notons Cécile Chabot, Germaine Guèvremont, Jeanne Grisé Allard). C’est dire à quel point les femmes du livre et de l’imprimé se soumettent, à l’époque, à un processus d’anonymisation qui les condamne à l’invisibilité. C’est là qu’interviennent encore une fois, et heureusement, les archives : les photographies de l’époque, reproduites dans l’article, montrent en un coup d’oeil ces visages oubliés, mais qui forment une véritable communauté, voire une « famille ».
Portant sur la même période, l’article de Louise Bienvenue revient sur une des premières « vedettes » de la littérature québécoise, l’autrice et historienne Marie-Claire Daveluy. La réflexion mobilise ici un type d’archives relativement peu exploité, soit les lettres de lectrices et lecteurs qui écrivent à leur autrice favorite. Par-delà le côté attachant de ces témoignages d’enfants, c’est tout le rapport d’identification avec une femme qui les inspire que cette source fait ainsi surgir. En ce sens, tout comme Joséphine Marchand avant elle, Marie-Claire Daveluy vient jouer une fonction de médiatrice fondamentale pour une nouvelle génération de lecteurs. On aurait ainsi bien tort d’envisager le rapport des femmes à la littérature jeunesse qu’en le réduisant à un rôle qui prolonge leur action d’éducatrice ou de mère : encore une fois, par le biais d’une production souvent délégitimée (la littérature jeunesse ou les bibliothèques pour enfants), ces actrices propagent pourtant l’amour du livre et la soif de connaissances. Le lectorat de Perrine et Charlot forme ainsi la base des futurs succès de l’édition littéraire québécoise.
Ces trajectoires font aussi apparaître l’exceptionnalité qui confirme pourtant la règle de l’exclusion. Par exemple, dans les maisons d’édition, les structures administratives ont d’abord été très verticales et hiérarchiques. Inévitablement, ces rapports ont donc nécessairement reproduit les dynamiques de pouvoir inhérentes aux rapports sociaux de sexe (et de genre). Les archives nous informent sur les possibilités d’accès des femmes au monde de l’édition et sur les modalités de leur pleine intégration dans le milieu : l’article d’Adrien Rannaud insiste par exemple sur la trajectoire de Simone Bussières, qui, en tant qu’éditrice, innove et modifie les pratiques. Dès 1969, Bussières fonde les Presses laurentiennes, qui deviendront, notamment grâce à la collection « Le choix de… », un joueur important dans l’édition de « classiques » québécois. Par l’étude de l’éthos développé par l’éditrice dans ses correspondances avec ses auteurs, de même que par l’analyse de ses pratiques éditoriales, l’article de Rannaud, qui clôt notre dossier, tend à démontrer que le monde du livre n’a pourtant pas été « qu’un monde d’hommes », pour peu que l’on déplace le regard.
Finalement, on comprend bien, à la lecture de ce numéro, que les femmes ont eu à négocier constamment la fine ligne qui sépare l’aspect politique de leur travail et les limites imposées par leur genre, quant à leur implication ou à leur prise de position. Cela paraît banal, mais les questions qui concernent la prise de parole (Quoi dire? Quoi taire? Quand?) sont particulièrement sensibles pour le « deuxième sexe » selon les époques, lui qui n’est pas autorisé à la même liberté d’expression ou risque d’être jugé beaucoup plus sévèrement que les hommes pour des prises de position similaires. Or, ouvrir une boîte d’archives, c’est tendre l’oreille pour tenter d’entendre ces voix tues, oubliées. En prendre conscience vient avec une responsabilité politique : celle de restituer le rôle que les femmes ont vraiment joué dans le cours de l’histoire du livre en particulier, et du monde en général. Qu’elles apparaissent sur des photos dont on a omis la légende, que leurs notes nous parviennent sur des jeux d’épreuves oubliées, les archives du livre et de l’édition pointent vers un dernier constat : les femmes ont été présentes, mais le narrateur sexiste du grand récit de la littérature québécoise, incluant l’histoire du livre et de l’imprimé, nous a parfois trompé·es.
Parties annexes
Notes
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[1]
Arlette Cousture, Les filles de Caleb, tome 1 « Le Chant du Coq », Montréal, Québec-Amérique, 464 p.
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[2]
Mylène Bédard, Écrire en temps d’insurrections. Pratiques épistolaires et usages de la presse chez les femmes patriotes (1830-1840), Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 2015, 335 p.
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[3]
Isabelle Boisclair, Ouvrir la voie/x. Le processus constitutif d’un sous-champ littéraire féministe au Québec (1960-1990), Montréal, Éditions Nota bene, 2004, 392 p.
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[4]
Adrien Rannaud, De l’amour et de l’audace. Femmes et roman au Québec dans les années 1930, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2018, 336 p.
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[5]
Lori Saint-Martin, Le nom de la mère. Mères, filles, écritures dans la littérature québécoise au féminin, Montréal, Éditions Alias poche, 2017, 442 p.
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[6]
Chantal Savoie, Les femmes de lettres canadienne-françaises au tournant du XXe siècle, Montréal, Nota Bene, 2014, 243 p.
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[7]
Patricia Smart, De Marie de l’Incarnation à Nelly Arcan. Se dire, se faire par l’écriture intime, Montréal, Boréal, 2014, 430 p.