Figures de lecteurs dans la presse et la correspondance en Europe (XVIe‑XVIIIe siècle)Introduction[Notice]

  • Sara Harvey et
  • Judith Sribnai

Ce volume collectif propose une mise en perspective de deux pratiques d’écriture européennes qui, entre les xvie et xviiie siècles, se chevauchent, se complètent et se transforment : la correspondance et la presse périodique. Il ne s’agit pas ici d’entreprendre une histoire conjointe de ces deux productions complexes et polymorphes, mais d’en cerner, par leur rapprochement, des effets de résonnance, de continuité, de reprise ou de contraste. Une telle approche se justifie si l’on considère que la presse périodique naît dans le sillage de la correspondance avec laquelle elle entretient durablement un rapport d’imitation et/ou de concurrence. L’étude des figures de lecteur·trice, à laquelle est dédié ce numéro, témoigne de cette parenté et de ces jeux de démarcation réciproques. Centrales au sein de ces deux genres d’écrit essentiellement adressés, ces figures déterminent des choix formels, des stratégies éditoriales et économiques autant que des politiques médiatiques. Réel·le, imaginaire, construit·e ou fantasmé·e, le·la lecteur·trice mobilise la correspondance et la presse périodique, et invite à lire l’histoire de ces pratiques discursives non pas isolément, mais dans la dynamique complexe, parfois labyrinthique, de leur interaction durant tout l’Ancien Régime. La correspondance comme la presse périodique ont fait l’objet de nombreuses recherches ces dernières décennies. Nous ne reviendrons ici que sur quelques éléments qui signalent les ponts existant entre ces deux corpus, plus particulièrement autour du rôle que joue la figure de lecteur·trice dans leur constitution et leur évolution. La correspondance, d’abord, comme « ensemble de lettres réellement expédiées qui mettent en scène un je non métaphorique s’adressant à un destinataire également non métaphorique », constitue l’une des formes de l’épistolaire. Connaissant un essor remarquable à la Renaissance, notamment sous l’influence cicéronienne, la correspondance, qu’elle soit érudite ou familière, puise aux sources d’une rhétorique antique revisitée. Art de l’entretien en différé, elle repose alors sur un système de distinction et de reconnaissance entre pairs, emblématique de la production textuelle humaniste. À ce titre, elle participe à l’élaboration et à la visibilité d’une culture élitiste et érudite tournée vers l’Antiquité. Cette allégeance au passé n’empêche pas, cependant, un ancrage fort dans le temps présent et au sein de géographies précises : la correspondance dessine des réseaux socioculturels et des écosystèmes intellectuels dans lesquels priment la circulation des informations, le partage des idées, mais aussi les marques d’affection et les pauses autoréflexives. La familiarité et le caractère privé de la lettre engagent, en effet, une posture auctoriale plus informelle et ouvrent à l’actualité du sujet écrivant. Le registre familier laisse ainsi pressentir l’examen de soi sous la plume de certain·e·s humanistes, permettant de faire coïncider principe formel et processus d’individuation. Certes, la « correspondance “familière” n’implique pas correspondance intime », mais elle joue sur l’image publique que l’on souhaite transmettre de soi et le portrait de la personne privée. Dans tous les cas, le·la destinataire détermine un certain genre d’éloquence (il faut lui plaire, le·la convaincre, susciter son admiration), tout en étant une figure en partie construite par le·la locuteur·trice (qui est l’ami·e, le·la critique, le·la censeur·e, le·la juge, etc.). Cependant, lorsqu’elle est insérée dans un mélange ou une série manuscrite structurée, la lettre change de nature : la médiation du recueil transforme la relation épistolaire, fondée sur une circonstance et un·e lecteur·trice ciblé·e, en un modèle textuel capable de servir de référence. Si le·la destinataire est essentiel·le à la pratique épistolaire, ses visages et ses fonctions se modifient donc au gré des conditions matérielles de circulation de la correspondance. Réciproquement, ce·tte nouveau·elle lecteur·trice, devenu·e public au contour plus flou, affecte à son tour les traits que prend la correspondance. Au cours des xviie …

Parties annexes