Dans la présentation du premier numéro du Musée des familles (octobre 1833), Jules Janin écrit : L’élan qui caractérise le texte programmatique de Janin traduit bien la curiosité suscitée par cette publication d’un nouveau genre. Adressé à une élite ainsi qu’à un public populaire, misant sur un lectorat tant masculin que féminin, jouant sur la pluralité des codes et des tons (« gaieté » et « tristesse »), le Musée des familles reprend la formule des magazines anglais du xviiie siècle, tout en substituant l’image du « musée » à celle du « magasin ». Dynamisé par l’homme de presse Émile de Girardin, le périodique semble proposer un contenu fourre-tout, hétéroclite et encyclopédique, préparé à l’attention d’un public de masse – ce qui annonce déjà la consolidation des industries culturelles des xixe et xxe siècles. Un imaginaire des supports est ainsi mis à contribution, le musée devenant journal, puis livre, pour finalement retomber à « ce je-ne-sais-quoi à deux sous ». Entre les lignes, Janin traduit bien l’entrelacement des secteurs éditorial et journalistique durant la décennie 1830, mais surtout, les usages et les sensibilités des lecteurs et des lectrices confrontés à un objet qui s’apparente, tantôt à de larges feuilles où les voix fragmentaires se rassemblent sous le sceau d’une cacophonie propre aux poétiques journalistiques, tantôt à une ébauche de livre tablant sur le récit littérarisé des connaissances du monde. Le Musée des familles constitue en soi une première extension maximale du genre magazine dans l’aire francophone, annonçant la venue, en France, de La vie heureuse et de Fémina, au Québec, de La Revue moderne et de Châtelaine. Plus largement, il illustre, tant par ses pratiques discursives que par sa matérialité, les nombreux embranchements du littéraire et du médiatique. Au-delà de l’exemple du magazine ou de celui des revues francophones, c’est sur la voie des rapports entre presse et littérature que s’engage le présent dossier de Mémoires du livre / Studies in Book Culture. Plus spécifiquement, c’est le support, ici triplement appréhendé comme moteur poétique, valeur échangeable et matériau d’édification d’une posture singulière ou collective, qui intéresse les auteur.e.s réuni.e.s dans ce numéro. Depuis plusieurs années, et dans le sillon du renouveau de l’histoire culturelle, les études sur la presse ont été augmentées et enrichies par la mise sur pied de chantiers visant à réévaluer l’histoire de la culture médiatique en Occident. Dans l’aire francophone, les collaborations internationales et interuniversitaires, portées par un décloisonnement disciplinaire largement observable dans le champ des sciences humaines, ont notamment permis d’envisager le journal « comme une oeuvre », faisant ainsi se croiser des pratiques d’écriture et des supports médiatiques avec les méthodes d’analyse traditionnellement dévolues aux textes publiés en livre. En France, la synthèse scientifique proposée par le collectif de rédaction de La civilisation du journal dit bien, par son titre, l’orientation poursuivie dans ces travaux : mettre en relief une culture mêlant le grand récit de l’information à l’analyse de poétiques, de discours, de sensibilités et de supports inscrits autour, dans et par l’objet médiatique. Comme le précisent les directeurs de l’ouvrage à propos d’une histoire littéraire de la presse, « la littérature ne peut être limitée aux vieilles catégories génériques où on la cantonne traditionnellement et […] en particulier, le journal, parce qu’il accomplit avec une efficacité inouïe l’antique mission médiatrice dévolue à la communication littéraire, mérite peut-être plus que toute autre forme culturelle, d’être compté parmi les supports les plus légitimes de la littérature ». Cette idée de « communication littéraire », développée par les coauteurs de Lacivilisation du journal, et plus …
Parties annexes
Bibliographie
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