On doit l’expression « littérature sauvage » à Jacques Dubois qui, se penchant sur les marginalités possibles des « littératures minoritaires », l’employait au pluriel pour désigner les productions « qui ne participent d’aucun des réseaux [habituels] de production-diffusion, qui s’expriment de façon plus ou moins spontanée et se manifestent à travers des canaux de fortune ». Comme le rappelle judicieusement Tanguy Habrand dans sa contribution à la présente livraison, on trouvait dans le travail que Bernard Mouralis a consacré aux Contre-littératures une première réflexion systématique sur les à-côtés de la littérature. Celle-ci rassemblait déjà, en sus de productions déjouant la norme de l’institution et évoluant en dehors des circuits du livre, des productions écrites ne participant pas de ce que l’on tient généralement pour « littéraire », à l’image des textes administratifs et horaires de chemins de fer, petites annonces et autres dictionnaires. Encore cette apparente évidence du hors-sujet ne coule-t-elle pas de source : on ne connaît que trop les problèmes inhérents à une tentative de définition de la littérature sur laquelle on ne s’entend souvent que sous couvert d’irénisme. Envisager l’acte littéraire comme une communication sociale, ainsi que l’ont proposé respectivement Alain Viala, Jean-Pierre Bertrand et Alain Vaillant, offre des prises solides sur les différents composants de cette communication et sur ses spécificités, qui vont de l’« ouverture » (soit la non-transitivité) à la « différance », en passant par la dimension fictionnelle (considérée sur le modèle de la mimésis aristotélicienne, soit, comme le dit Kendall Walton, la capacité à « faire comme si », à imaginer des mondes possibles). Ce modèle communicationnel permet de dépasser la définition qui domine depuis l’ère romantique, en vertu de laquelle on désigne par « littérature » l’ensemble des textes répondant à une visée esthétique ou relevant d’une démarche artistique. On sait les apories multiples sur lesquelles débouche une telle définition, qui, non contente de reposer sur un critère esthétique éminemment labile, s’invalide dès lors qu’on prend en considération, d’une part, l’inclusion par le canon d’une pléthore de productions échappant à cette visée (du Mémorial de Pascal à la correspondance de Samuel Beckett); et surtout, d’autre part, la nécessité d’une reconnaissance extérieure pour qu’un texte soit jugé « littéraire ». La formule célèbre de Roland Barthes, « La littérature, c’est ce qui s’enseigne, un point c’est tout », n’est à ce titre tautologique qu’en apparence, dans la mesure où elle dit bien l’importance, au sein de l’institution littéraire, de ce que Jacques Dubois nomme des « instances » d’émergence, de reconnaissance, de consécration et de canonisation, qui permettent à l’écrivain de jouer le jeu littéraire et à sa production d’être tenue pour ce qu’elle est, mise en circulation et valorisée. Selon ce principe, un écrivain amateur qui thésauriserait le résultat de son travail sans oser l’exposer au jugement d’autrui ne participerait certes pas à la dynamique du champ littéraire, mais, plus encore, ne produirait simplement pas ce qu’on appelle de la littérature. L’expression « littérature sauvage », si l’on suit le constat de Barthes, serait oxymorique : échappant non seulement aux instances qui jalonnent le cursus honorum de l’écrivain mais aussi, plus fondamentalement, au circuit du livre, ces productions se soustrayant à tout ce qui fait consensus dans la définition du littéraire semblent parfois relever bien peu de ce domaine. Pourtant, une telle représentation procède à la fois d’un textocentrisme et d’une bibliolâtrie de l’histoire littéraire pointés par Alain Vaillant, lesquels nourrissent une vision biaisée excluant de la « littérature » un nombre important de pratiques dont celle-là pourrait pourtant s’enrichir en vertu des mécanismes et des objectifs que celles-ci véhiculent …
Autour de la littérature sauvage[Notice]
- Denis Saint-Amand
Diffusion numérique : 16 novembre 2016
Un document de la revue Mémoires du livre / Studies in Book Culture
Volume 8, numéro 1, automne 2016
La littérature sauvage
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