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Si la presse à grand tirage était, au moment de l’affaire Dreyfus, majoritairement acquise à la cause antidreyfusarde, le milieu de l’édition contribua à faire basculer le rapport de force en faveur de ceux qui défendaient la révision du procès du capitaine Dreyfus. Le milieu de l’édition n’a pas simplement été un instrument de propagande : il a influencé la forme de la mobilisation dreyfusarde, la structure de leur argumentation et l’allure générale de leur combat.

Soutenue par une presse à grand tirage et par une véritable machine de guerre médiatique, la propagande antidreyfusarde fut l’apogée du spectaculaire : triomphe de la caricature, violence verbale tapageuse et incendiaire, baignée dans une rhétorique de l’urgence, de la méfiance et de l’exagération à outrance. Il suffit pour cela de rappeler l’étonnement cynique d’Octave Mirbeau devant l’étalage d’un camelot :

Demandez!… demandez le nouveau jouet de l’année… Demandez la façon de décerveler et d’étriper les youpins!… Vingt sous au lieu de vingt francs pour les lecteurs de La Libre Parole…
Un autre camelot passa, qui criait aussi :
Plus de Juifs! par la méthode Dumont, Guérin, Régis et Cie, dix centimes, deux sous!…
Un autre camelot passa qui criait également :
La manière de traiter les Juifs comme ils le méritent! Demandez! Regardez! C’est très beau!
Et, sur une plaquette rouge, il montra un petit soldat qui se ruait contre un vieux Juif, lui ouvrait le ventre et lui mangeait les boyaux[1]

Aux yeux des dreyfusards, cette presse antidreyfusarde était l’ennemie à combattre : une « presse immonde » qui répandait son poison dans l’esprit des gens selon Émile Zola ; des « excitateurs de révolte et [des] conseillers d’assassinat », une « bande salariée de deux mille coupe-jarrets et camelots qui […] terrorisent [la France] de leurs hurlements sauvages et de leurs cris de mort[2]… », selon Octave Mirbeau. À l’appui de cette machine de guerre médiatique, tous les procédés modernes de l’édition allaient être utilisés dans la bataille : brochures, libelles, journaux à grand tirage, livres ou revues, soutenus par des milieux éditoriaux industrialisés qui tiraient des journaux tels que La Libre parole à un demi-million d’exemplaires et Le Petit Journal à plus d’un million d’exemplaires quotidiens. Du côté des livres, Flammarion assurait le succès des best-sellers antisémites de l’époque, dont La France Juive d’Édouard Drumont, vendue à 100 000 exemplaires avant le déclenchement de la campagne antidreyfusarde, ou encore les romans de Gyp, tels que Les Femmes du colonel ou Les Cayenne de Rio.

Devant les tirages considérables de cette grande presse majoritairement antidreyfusarde, les organes éditoriaux dévoués à la cause dreyfusarde, plus marginaux et moins puissants, allaient néanmoins permettre aux partisans de la révision du procès de Dreyfus de trouver leurs organes d’expression. Plusieurs éditeurs s’illustrèrent du côté de l’édition d’ouvrages dreyfusards. Fasquelle publia en brochure la « Lettre à la France » et la « Lettre à la Jeunesse » de Zola, refusées par Le Figaro afin de ne pas déplaire à la clientèle conservatrice du journal[3], il continua à aider Zola lors de son exil, puis publia Histoire de l’affaire Dreyfus de Joseph Reinach et les mémoires du capitaine Dreyfus, Cinq années de ma vie, en 1905. Calmann Lévy publia quant à lui les romans engagés d’Anatole France, L’Anneau d’Améthyste et M. Bergeret à Paris (en 1899 et 1900), ainsi qu’un ouvrage de Paul Viollet, Les doctrines de haine, l’antisémitisme, l’antiprotestantisme, l’anticléricalisme, en 1902. Mais si ces éditeurs ont penché du côté dreyfusard pendant l’Affaire, ces quelques publications isolées n’infléchirent pas leur ligne éditoriale générale (Fasquelle publiera même Le Baron Sinaï de Gyp en 1897, la première fiction antisémite inspirée par l’Affaire). Ils ne souffrirent pas réellement des conséquences de l’Affaire et ne connurent aucun réel revers de fortune.

Deux éditeurs derrière les barricades

Parmi les éditeurs qui ont appuyé le combat dreyfusard, on pourra insister sur le rôle, la place et le combat politique mené par deux d’entre eux : Pierre-Victor Stock et Charles Péguy , qui ont lancé leur structure d’édition dans la lutte politique, ont asservi leur ligne éditoriale au combat et se sont engagés à corps perdu, sacrifiant le succès commercial à leurs convictions idéologiques. Si les avant-gardes des années 1880-1890 avaient dénoncé la dérive purement commerciale des maisons d’édition les plus importantes et avaient voulu créer des structures d’édition capables de se déterminer en fonction de critères esthétiques uniquement, Pierre-Victor Stock et Charles Péguy se sont inscrits dans le sillage de ces démarches avant-gardistes en transposant cette indépendance esthétique sur le plan politique. En combattant les arguments antidreyfusards, ils ont opposé à la logique commerciale de la presse à grand tirage une autre approche de la bataille, menant leur combat au détriment de tout souci commercial et même de viabilité : aux best-sellers antisémites se sont ainsi opposés les 150 volumes publiés par Stock et la logique communiste à l’oeuvre derrière les Cahiers de la Quinzaine. Leur prise de position politique et les moyens mis à la disposition de leur bataille ont contribué à faire de ces deux éditeurs des figures incontournables de l’engagement dreyfusard, aussi bien du point de vue de leur action personnelle que de celui de l’influence qu’ils ont eu sur la dynamique de la mobilisation. Qui plus est, ils donnent l’exemple d’un combat politique mené au nom du travail éditorial, d’une vision de l’édition comme moteur de l’engagement, de la réflexion idéologique et de l’intégrité politique.

Au sein de ces deux structures éditoriales, l’engagement de l’éditeur préexistait à celui des écrivains publiés : avant même d’accueillir des textes engagés dans la cause dreyfusarde, ces deux éditeurs ont respectivement infléchi leur ligne éditoriale pour mieux servir la cause et créé des structures d’édition prêtes à accueillir le combat. À la tête d’une ancienne librairie spécialisée dans le répertoire dramatique, Pierre-Victor Stock avait ouvert sa maison d’édition à la contestation politique au début de la dernière décennie du siècle. Il publiait notamment des anarchistes, dont Sébastien Faure, Louise Michel, Jean Grave, Malato, Pierre Kropotkine, Paul Adam ou Jean Ajalbert, et avait édité l’ouvrage antimilitariste Sous-Offs, de Lucien Descaves, s’exposant au scandale et à la censure. En 1896, au moment de la polémique qui avait opposé Édouard Drumont, Émile Zola et Bernard Lazare autour de la question de l’antisémitisme, Stock avait déjà amorcé son mouvement vers le dreyfusisme à venir à travers l’édition de Contre l’antisémitisme. Histoire d’une polémique de Bernard Lazare. Dans son Mémorandum d’un éditeur, Stock apparaît comme l’un des tout premiers instigateurs de l’engagement des écrivains dans le mouvement dreyfusard : c’est lui qui aurait poussé Bernard Lazare à prendre parti en faveur du condamné, avant l’intervention décisive de Mathieu Dreyfus. « Pourquoi? Je ne connais ni lui ni les siens. Si c’était un pauvre diable, je m’inquiéterais de lui. Mais Dreyfus et les siens sont très riches, dit-on; ils sauront bien se débrouiller sans moi, surtout s’il est innocent », aurait répondu Bernard Lazare aux conseils de Stock[4].

L’orientation politique de la maison prit à nouveau un tournant décisif au moment de la publication de la première brochure de Bernard Lazare en faveur de Dreyfus, en 1897, pour devenir une plaque tournante du dreyfusisme. Pendant l’Affaire, il ne cessera de déployer un effort de mobilisation et de diffusion soutenu. Prenant la responsabilité politique de ses publications, il apposait d’ailleurs l’achevé d’imprimé sous son propre sceau, protégeant ainsi son complice imprimeur. Pour gagner en efficacité, Stock ne négligea pas le recours à une stratégie médiatique calquée sur la machine de guerre antidreyfusarde. En faisant usage des procédés modernes de l’imprimerie, il vendit des albums de photographies et des gravures, fit coller des affiches sur les murs de Paris et fit imprimer l’« histoire d’un innocent », image d’Épinal qui racontait en 16 épisodes le martyre du capitaine, commercialisée à 5 centimes et visant la sensibilité des plus jeunes. Il publia de multiples facsimilés du bordereau et du diagramme de Bertillon, diffusant à grande échelle les preuves de l’innocence de Dreyfus et de l’injustice de sa condamnation. C’est cette même logique de volonté de combattre l’ennemi sur son propre terrain qui le poussa à publier le Sifflet, à partir de février 1898, journal illustré créé en réponse au Psst!, dans lequel Forain et Caran d’Ache menaient une guerre de caricatures redoutablement efficace pendant l’Affaire. « Il ne faut négliger aucune arme dans la guerre politique qui nous est faite », pouvait-on lire dans un prospectus datant du 15 janvier 1899, et c’est à ce titre que Stock prit part à la « guerre des images » menée par ses adversaires.

Mais, s’il sut se servir des armes de ses ennemis, c’est réellement sur le terrain du livre que Stock gagna la bataille. Non censurés et pouvant donner libre cours à leurs réflexions et à leurs voix, les écrivains dreyfusards bénéficiaient en la maison Stock d’un appui majeur, leur assurant une lisibilité immédiate et incontestée. Stock publia ainsi Bernard Lazare, Paul Brulat, Urbain Gohier et Georges Clemenceau, des savants et professeurs réputés comme Louis Havet, Gabriel Monod, Émile Duclaux, Paul Stapfer, Paul Dupuy et Albert Réville, ou encore des hommes politiques comme Yves Guyot, Joseph Reinach, Jean Jaurès ou Ludovic Trarieux. Il éditera ainsi, entre autres, Comment on condamne un innocent, La vérité sur l’Affaire Dreyfus, L’Affaire Dreyfus et Antisémitisme et révolution, de Bernard Lazare, sept volumes de Clemenceau (L’Iniquité; Contre la justice; Des juges; Justice militaire; Injustice militaire; La honte! et Vers la réparation), douze volumes de Joseph Reinach, dont L’Affaire Dreyfus. Les faussaires; Le curé de Fréjus ou les preuves morales; La voix de l’île; Le crépuscule des traîtres; Vers la justice par la vérité; Une conscience politique, le lieutenant-colonel Picquart; Les faits nouveaux, ou encore Les preuves de Jean Jaurès. Parmi les publications qui ont directement contribué à infléchir l’opinion du public en faveur de la cause dreyfusarde, citons les Lettres d’un innocent de Dreyfus lui-même, écrites de l’Ile du Diable et publiées en 1898, qui, en donnant la parole au grand absent de cette « affaire sans Dreyfus », ont projeté la souffrance humaine du condamné sur le devant de la scène et ont fait une place à l’homme oublié derrière la polémique.

L’importance du nombre de publications dreyfusardes y a confirmé l’aspect général de cette mobilisation profondément littéraire : en mars 1899, Stock consacra un catalogue de 16 pages aux publications dreyfusardes, puis un autre de 24 pages et de 116 titres à la fin de l’année. Son répertoire contient près de 150 documents lancés dans le public entre novembre 1896 et l’automne 1899. En regroupant tous les titres publiés en faveur de la cause de Dreyfus sous le titre « Publications dreyfusardes », il donnait à son mouvement une visibilité utile à la légitimité de la défense. Face à ses adversaires tout-puissants sur le terrain médiatique, ce type de publicité contribuait à prouver l’ampleur de leur mobilisation. Une activité incessante qui révèle l’implication de cet éditeur présent sur tous les fronts :

Je publie brochures sur brochures, volumes sur volumes. […] J’édite au fur et à mesure qu’ils se produisent, les sténographies des procès, des enquêtes, des instructions judiciaires, les mémoires, les plaidoiries, etc., enfin, toute la partie documentaire de l’Affaire Dreyfus avec la collaboration, en général, de la Ligue des droits de l’homme avec laquelle j’ai partie liée. Cette partie documentaire comprend pas mal de volumes formant des milliers et des milliers de pages[5].

Le succès de Stock contribua à définir la mobilisation dreyfusarde en tant que bataille littéraire. Comme l’a souligné Jean-Yves Mollier, « [l]es quelques textes théoriques de Jules Soury et les romans de Barrès ne sauraient être comparés à l’armée de petits livres à couvertures jaunes qui sortaient de la maison Stock et qui furent mis en circulation par la famille Dreyfus, la Ligue des droits de l’homme et les amis de Charles Péguy[6] ». Un déséquilibre que Félix Froissart, avocat et ancien magistrat dreyfusard, n’avait pas manqué de rappeler :

Il y a longtemps que je me propose ici une remarque qui est de jour en jour plus vraie. Il y a une littérature Dreyfusienne, il n’y a pas de littérature anti-Dreyfusienne. La première représente aujourd’hui pour le moins trente volumes ou brochures publiés pour démontrer à des divers points de vue généraux ou particuliers l’innocence de Dreyfus la seconde n’en représente pas un seul. Qu’est-ce que cela prouve? [N]on pas bien entendu que Dreyfus soit innocent, mais combien il est facile de donner des preuves et des raisonnements à l’appui de son innocence et combien il est difficile d’en donner à l’appui de sa culpabilité[7].

Pourtant, les efforts de propagande de Stock se heurtaient à une hostilité majoritaire — il rappelle dans ses mémoires que des centaines de volumes ou brochures envoyés « en vue de la propagande » lui revenaient « déchiquetés, maculés, souillés par des déjections ou surchargés de grossièretés et d’injures[8] ». L’éditeur se retrouva rapidement dans une situation financière difficile, à tel point qu’il fut par exemple obligé d’abandonner en cours de route la publication du Sifflet. En 1902, Stock écrira ainsi à Henri-Gabriel Ibels, qui signait les dessins du périodique : « Ma situation est épouvantable. Je crois que ce sont les dernières affres de l’agonie d’une vie que je dois quitter artistiquement parlant[9]. » En 1904, Stock a été obligé de brûler tous ces ouvrages devenus invendables. Mais rien n’infléchit la ferveur de son engagement : il exprima ainsi sa déception lorsque, à la fin de l’Affaire, la vigueur de son engagement ne fut pas reconnue à sa juste valeur. Alors que Dreyfus faisait publier ses mémoires, Cinq ans de ma vie, chez Fasquelle (le seul ouvrage qui aurait pu lui rapporter, selon ses dires), Stock se tourna par dépit vers la publication d’oeuvres étrangères.

Il existe évidemment une différence de taille entre la maison d’édition de Pierre-Victor Stock, qui a publié pendant l’Affaire plus d’une centaine de volumes, et la petite boutique tenue par Charles Péguy dans laquelle il mena son combat en toute indépendance et publia les ouvrages d’un cercle retreint de collaborateurs. Néanmoins, le projet éditorial de Péguy mis en place pendant l’Affaire suivait la même logique de désintéressement financier et de sacrifice à la cause idéologique, à l’inverse du mouvement de culture de masse qui traversait le monde de l’édition de l’époque. Péguy entama son aventure éditoriale par la création de la librairie Georges Bellais en mai 1898, pour la poursuivre dans ses Cahiers de la Quinzaine, dont le premier numéro parut en janvier 1900. Comme ce fut le cas pour Pierre-Victor Stock, le travail d’édition mené par Péguy dans sa Librairie Georges Bellais puis dans ses Cahiers de la Quinzaine répondait à un impératif politique surpassant tout souci de rentabilité. Rappelant ses premiers pas dans le milieu, Péguy écrira:

L’affaire Dreyfus : elle passionnait le monde quand la librairie put commencer à fonctionner, à travailler. Elle fit au commerce un tort considérable, au commerce parisien. En particulier elle nuisit au commerce des livres, parce que les gens gardaient tout leur temps et toute leur finance pour lire les journaux multipliés. Singulièrement, elle nuisit à la librairie Georges Bellais qui s’affichait dreyfusiste, qui fut rapidement notée, devant qui les antisémites manifestèrent, où les dreyfusistes fomentaient leurs manifestations. Le temps et la force employé[s] à manifester pour Dreyfus étai[en]t dérobé[s] au travail de la librairie. La fatigue entassée dans l’action dreyfusiste retombait sur la librairie[10].

Parmi les textes qu’il a édités au sein de la librairie Georges Bellais, citons notamment Histoire des variations de l’État-Major, brochure qui présentait une chronologie des principaux événements de l’affaire Dreyfus et qui confrontait les affirmations de l’état-major aux réfutations du camp adverse (« L’ouvrage dreyfusard le plus efficace ne fut-il pas une histoire des variations de l’état-major fourni par lui-même[11] ? », demande-t-il naïvement dans sa « Lettre du provincial »). Il publiera L’Action socialiste de Jaurès, ainsi que Les Loups, de Romain Rolland, transposition au théâtre des événements de l’affaire Dreyfus. Dans le sillage de cette intégrité idéologique à toute épreuve, Les Cahiers de la Quinzaine furent fondés au nom d’une indépendance éditoriale sans cesse réaffirmée à l’écart de tout circuit de publication commercial. En effet, le projet des Cahiers fut présenté comme un sursaut immédiat de la conscience après le congrès socialiste du 14 juillet 1899, dans lequel fut proclamée la nécessité de restreindre la liberté de presse au nom de l’unité du parti socialiste[12]. Refusant de se soumettre à une quelconque autorité en matière idéologique, fût-elle socialiste, Péguy voulait que les Cahiers soient un lieu où les hommes puissent s’exprimer librement, une plate-forme militante. D’avril à juin 1903, sous le titre Affaire Dreyfus, il consacrera trois cahiers aux débats parlementaires des 6 et 7 avril 1903, et publiera dans le Cahier IV-7 le compte rendu sténographique des débats qui ont opposé Jaurès et la droite nationaliste, au sujet de la réouverture du procès de Dreyfus. Ses Cahiers publieront également deux autres drames révolutionnaires de Rolland (Danton, Le Quatorze-Juillet), L’Affaire Crainquebille, d’Anatole France, La Séparation de l’Église et de l’État de Raoul Allier, et accueilleront des ouvrages sur les peuples opprimés, l’oppression nationale et coloniale, le mouvement socialiste ouvrier, l’égalité devant l’instruction ou encore l’enseignement supérieur, comptant parmi les auteurs publiés Félicien Challaye, Georges Sorel, Edmond Bernus, Julien Benda, Pierre Mille et Maxime Vuillaume.

À travers la correspondance étroite qu’il établissait lui-même entre socialisme et dreyfusisme, ses Cahiers furent jusqu’à sa mort l’organe d’expression de sa vision politique. Alors que les Cahiers de la Quinzaine étaient donnés à lire comme étant dépositaires des valeurs dreyfusistes les plus pures, l’état d’esprit qui a présidé à leur conception répondait à un idéal d’égalité. Fidèle au projet du Journal vrai qu’il avait conçu lors de ses années à l’École normale supérieure, les rubriques n’étaient pas confiées à des journalistes professionnels mais à des spécialistes de la question traitée, la publicité commerciale était absente et les informations jugées immorales du régime bourgeois (courses, théâtres de passe, Bourse) étaient bannies. Refusant toute incidence financière, il resta étranger au marché capitaliste du livre, comme il n’avait pas recours au réseau des libraires et ne versait pas de droits aux auteurs. À cela s’ajoutaient la distribution d’un grand nombre d’abonnements de propagande à huit francs et l’envoi gratuit des Cahiers à des abonnés potentiels et à des destinataires trop pauvres pour régler l’achat. Cette indépendance financière absolue se donnait donc à voir comme un geste politique : il s’agissait, selon ses dires, d’un « essai d’institution communiste et non pas une réussite d’entreprise capitaliste individuelle[13] ». Cette gestion « communiste » a néanmoins maintenu Péguy dans une situation financière quasi intenable, et les Cahiers n’ont pu survivre que grâce au mécénat d’amis dévoués.

Ainsi que l’avait fait Pierre-Victor Stock pendant l’affaire Dreyfus, Péguy revendiquait une activité d’édition inséparable de son engagement politique. La ligne éditoriale des Cahiers était donc avant tout idéaliste, désintéressée, et donnait le ton de la ferveur d’engagement de Péguy dans la bataille dreyfusienne, marquée par un sacrifice complet de sa personne :

Je me rappelle cette affaire qui pour nous pauvres gens brisait les familles comme paille, brisait comme un fétu nos chères amitiés de petites gens; rien ne comptait plus. […] Nous rompions un parentage, une amitié de vingt ans, nous qui n’avions guère passé vingt-cinq ans, nous brisions avec une sorte d’ivresse farouche, d’amertume âpre, comme nous nous fussions rompu le bras droit : Si ta main te scandalise, coupe-la. Nous nous fussions arraché un frère[14].

Des lieux clés de la mobilisation

À travers cet investissement humain et physique, Péguy et Stock ont également, par leurs activités éditoriales, infléchi la dynamique de la mobilisation dreyfusarde. En effet, leurs maisons d’édition respectives furent des foyers de mobilisation et de réflexion, des lieux de rassemblement et de rencontre des différents acteurs de l’Affaire, comme en témoignent les Souvenirs sur l’affaire de Léon Blum ainsi que les mémoires de Stock concernant cette période. Fréquentée aussi bien par la jeunesse engagée que par plusieurs grandes figures normaliennes et socialistes, comme Albert Thomas, François Simiand, Charles Andler ou Jean Jaurès, la librairie Georges Bellais, « où toute la jeunesse socialiste et dreyfusarde trouva son centre de ralliement et d’action[15] », servait ainsi de quartier général de la mobilisation. La boutique de la rue Cujas accueillait ainsi les étudiants venus se rassembler pour préparer des manifestations ou contre-manifestations, transformait son sous-sol en salle de réunion et servait de point de départ aux interventions contre les bandes antisémites. La même superposition entre lieu d’édition et milieu politique a lieu dans la boutique de Stock située au-dessus de la Comédie-Française. Celle-ci devient chaque soir le rendez-vous de tous les partisans de la révision, de novembre 1897 à l’été 1898 : la librairie ouvrait quotidiennement ses portes aux dreyfusards, parmi lesquels Mathieu Dreyfus, qui passe deux fois par jour chez lui, ainsi que plusieurs des grands noms de l’Affaire, comme Bernard Lazare, Georges Clemenceau, Joseph Reinach, Yves Guyot ou Jean Ajalbert. Dans son Mémorandum, Stock évoque ainsi la routine quotidienne de sa boutique devenue épicentre de la lutte dreyfusienne : « À cinq heures je réveillais mon dormeur [Mathieu Dreyfus] car c’était le moment pour lui de se rendre chez son avocat et, pour moi, l’instant d’accueillir les dreyfusards en renom qui se réunissaient chaque jour à la librairie[16]. » Alors qu’avant l’Affaire, Stock s’était rapproché du champ intellectuel émergent et des cercles anarchistes qui allaient jouer un grand rôle dans les rangs dreyfusards, sa maison d’édition allait réunir les différents réseaux politiques et littéraires préexistants amenés à se croiser au coeur de la bataille.

Par cette activité militante sociale, ces deux maisons d’édition représentaient de nouveaux lieux de sociabilité venus concurrencer les salons, et elles ont influencé ce qui allait caractériser l’allure générale de l’engagement intellectuel : son unité. En effet, ces lieux d’effervescence politique ont eu une répercussion directe sur la lettre même de la propagande et des écrits dreyfusards. Alors que les protestations, les pétitions et les actes d’engagement communs produits durant cette période, qui marquent l’allure de la mobilisation, naissent et se construisent au sein de ces espaces, ils se teintent d’un langage commun et acquièrent une unité de ton et de discours. La maison d’édition devient un lieu de réflexion politique, un lieu de création d’une mobilisation tissée au croisement des voix : « Des pétitions, des protestations étaient en permanence à ma librairie et aucune manifestation ne se produisait sans qu’elle y participe[17] », écrit Pierre-Victor Stock dans son Mémorandum. En rassemblant les acteurs du combat dreyfusard sous une même enseigne, les deux maisons d’édition ont tissé les liens entre politiciens et universitaires, hommes de lettres ou de sciences, personnalités célèbres et écrivains d’avant-garde. Alors que la maison de Stock rapprochait aussi bien des savants et des professeurs réputés que des hommes politiques, que Péguy réunissait à travers sa librairie puis ses Cahiers des membres des réseaux normaliens, socialistes, anarchistes et des collaborateurs de La Revue blanche, le texte commun de l’Affaire allait acquérir une dimension intellectuelle essentielle à la définition de l’identité dreyfusarde. Au carrefour des savoirs universitaires, des revendications politiques, d’un héritage scientifique ancré dans un discours de la rationalité, ce discours commun allait subir l’influence multiple de ces différentes voix qui composent la mobilisation et qui se croisent au sein de ces nouveaux lieux de sociabilité.

Aux innombrables caricatures et aux articles virulents de la presse antidreyfusarde, Stock permit aux dreyfusards d’opposer des essais, des livres documentés dans lesquels ils pouvaient déployer des réflexions argumentées qui entendaient démontrer l’innocence du condamné ou l’iniquité du procès. Dans le sillage de la figure émergente de l’intellectuel, le discours dreyfusard se tourna vers la culture savante et opposa le texte à l’image, la réflexion à l’émotion et l’intellect à l’instinct. Comme ce fut le cas lors du « Manifeste des Intellectuels », qui a signé l’entrée dans le combat d’une grande partie de la société littéraire, universitaire et savante, la logique éditoriale était de faire « poids à défaut de faire nombre ». À côté de la rhétorique de l’urgence, de la menace et de l’exagération outrancière, qui dominaient le combat antidreyfusard, il permit l’élaboration d’un discours de la raison et de la preuve, offrant des possibilités d’expression théorique que ne pouvait se permettre la presse à grand tirage. Alors que les antidreyfusards privilégiaient la propagande de masse et la culture médiatique, la présence des dreyfusards sur le marché de l’édition contribua à faire fléchir la balance intellectuelle vers la réflexion, développée dans des textes plus longs. Il existait donc une différence fondamentale entre le type de propagande des deux partis, que Stock lui-même ne manquera pas de constater :

Rien que pour ma part, j’ai publié ou me suis intéressé à plus de cent cinquante volumes, brochures, périodiques, affiches, placards, etc., tous favorables à la cause de Dreyfus. Du côté « antidreyfusard » il n’a presque rien paru en librairie, une trentaine de brochures ou volumes tout au plus et, encore, tout à fait en dernier lieu; la campagne de ce côté de la barricade a été très violente, injurieuse et mensongère, elle ne s’est faite que dans les journaux tels que : La Libre parole, l’Echo de Paris, le Gaulois, l’Intransigeant, l’Éclair, le Petit Journal, le Jour, le Paris, la Presse, la Nation, la Gazette de France, la Croix, l’Anti-Juif, pour ne citer que les principaux périodiques parisiens et en omettant ceux, nombreux, de province[18].

Les brochures furent ainsi l’un des moyens de prédilection de la bataille dreyfusarde : beaucoup plus nombreuses que les livres, imprimées dans le format in-18, très maniable et vendues 50 centimes pour la plupart, elles ont donné aux dreyfusards une indépendance éditoriale qui a été décisive dans le débat et qui a permis de renverser une opinion publique majoritairement acquise à la cause antidreyfusarde. C’est d’ailleurs ce mode de publication qui a signé le point de départ de la mobilisation : la brochure de Bernard Lazare, Une erreur judiciaire : la vérité sur l’affaire Dreyfus, parue dans le plus grand secret en 1896 à Bruxelles, puis rééditée chez Stock, consacra ce mode de publication indépendant emblématique de l’expression des voix contestataires.

Stock a également fait un geste décisif dans la mobilisation en éditant les sténogrammes des procès Zola, Esterhazy et Dreyfus. Il contribua par ces publications à l’éclatement de la vérité qui allait permettre la révision du procès et le revirement de l’opinion publique. La publication des sténogrammes des procès suffisait comme preuve : il y dévoilait, de façon plus flagrante encore que tout discours argumenté, les efforts de l’État-Major pour étouffer l’Affaire et pour imposer le silence. Ce faisant, l’éditeur devient médiateur : dans cette Affaire dominée par le secret d’État et où tous aspiraient à l’éclosion de la Vérité, Stock donne à lire le texte à la source du débat, permettant aux lecteurs de juger de la mauvaise foi des défenseurs de la « chose jugée ». Si les avocats de Zola se heurtèrent au même mur de silence qui avait entouré la condamnation de Dreyfus, à travers les mots incessamment répétés « la question ne sera pas posée » et le silence obstiné d’Esterhazy appelé à la barre, c’est en révélant cette parole non dite que Stock allait convaincre tout le monde de la nécessité de l’entendre[19]. Soulignons que la publication des sténogrammes des procès allait non seulement infléchir l’opinion publique, mais qu’elle allait marquer à tout jamais la mémoire de l’Affaire. En donnant à lire les scènes marquantes des procès, les conflits entre militaires, comme la confrontation Picquart-Henry et le refus de témoigner d’Esterhazy, c’est l’Affaire comme pièce de théâtre qui allait apparaître aux yeux de tous et qui allait marquer les esprits par sa force de suggestion.

« Tout commence en mystique et finit en politique » : Péguy et la mémoire de l’Affaire

Si l’effort éditorial de Péguy n’a pas infléchi, au même titre que les publications de Stock, le rapport de force pendant l’Affaire, notons cependant qu’il aura un impact considérable sur la mémoire de l’affaire Dreyfus et sur une réception qui perdure aujourd’hui encore. On peut en effet remarquer que Péguy fut l’un de ceux qui contribuèrent le plus à hisser le dreyfusisme au rang d’une idéologie théorisée, inscrite dans un univers de valeurs précis. Alors que dans les 16 articles qu’il donna à La Revue blanche, Péguy avait entamé une réflexion sur la nature et les valeurs du dreyfusisme, Les Cahiers de la Quinzaine firent du dreyfusisme une véritable orthodoxie au nom de laquelle furent tour à tour exclus plusieurs grands noms du mouvement, notamment Lucien Herr et Jean Jaurès. Il poursuivit dans ses Cahiers la logique de l’idéologisation du mouvement dreyfusard tel qu’elle avait été esquissée dans les pages de La Revue blanche, au point de l’ériger en système de valeurs incontournable. Sa Lettre du provincial, parue dans le premier Cahier du 5 janvier 1900, fait office de manifeste dans lequel Péguy développe sa vision du dreyfusisme et énonce la ligne éditoriale de la revue, marquée par sa fidélité à ce qu’il nommait le « véritable dreyfusisme ». Il se proclamait mu par « la passion de la vérité, la passion de la justice, l’indignation, l’impatience du faux, l’intolérance du mensonge et de l’injustice », affirmera au fil des cahiers vouloir « dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité[20] » en publiant un périodique qui « serait exactement sincère » et qui « n’embellirait jamais les faits[21] » : « Dans la croissante mêlée des mensonges démagogiques, il est indispensable qu’un périodique publie librement tout ce qu’il peut dire de vérité libre, sans aucun souci de partialité, sans aucun souci de basse utilisation[22]. » Ainsi, en poursuivant dans ses Cahiers l’esprit qui l’animait dans son combat pour la réhabilitation de Dreyfus, Péguy se réclamait avant tout d’un héritage dreyfusard qu’il ne cessera de défendre. Il s’inscrivait dans un combat qui avait pour mot d’ordre la vérité, lancé par la célèbre formule de Zola dans son texte « Scheurer-Kestner », publié le 25 novembre 1897 dans les pages du Figaro, « La vérité est en marche, et rien ne l’arrêtera[23]» et devenu le leitmotiv des textes polémiques dreyfusards. Malgré l’évolution de sa pensée, Péguy réaffirmera jusqu’à l’épuisement sa fidélité aux principes du dreyfusisme, créant au fil des ans une doctrine qui basculera progressivement vers la « mystique », et qui culminera en 1910 par la publication de Notre jeunesse. C’est donc au nom de cette vision mystique qu’il décriera la récupération « politique » de l’Affaire, sa dégradation et sa décomposition dans les mains de tous ceux qui avaient trahi l’idéal dreyfusien.

S’entourant d’une poignée de fidèles collaborateurs, Péguy créera autour de lui un cercle restreint de dreyfusards authentiques qui n’ont jamais trahi l’esprit qui animait les Cahiers depuis leur création : « J’espère que je pourrai montrer que c’est nous qui avons été les pacifistes, au sens le plus littéral du mot, et que nous avons été la droite filiation du vieux dreyfusisme[24] », écrit-il. Dans Notre Jeunesse, il réaffirmera le rôle essentiel des Cahiers non seulement dans le combat dreyfusiste, mais aussi dans la survie d’un dreyfusisme de la première heure, qui a su entretenir la flamme du combat idéologique au fil des ans :

Tout ce qu’il y avait de mystique, de fidèle, de croyant dans le dreyfusisme s’est réfugié, s’est recueilli aux cahiers, dès le principe […], comme dans la seule maison qui eût gardé le sens et la tradition, le dépôt sacré pour nous, et peut-être pour l’histoire, de la mystique dreyfusiste. Tel fut […] le premier corps de nos amis et de nos abonnés[25].

Il qualifie enfin ce cercle de collaborateurs publiés par les Cahiers de « compagnie parfaitement libre d’hommes qui croient à quelque chose, à commencer par la typographie, qui est un des plus beaux arts et métier[26] », et qui par leur fidélité au véritable dreyfusisme pourront agir contre sa décomposition.

Mais si Péguy poursuivait en solitaire un combat devenu désuet, sa vision de l’Affaire a largement influencé le souvenir des événements laissé à la postérité, et notamment sa mémoire littéraire. En effet, Notre jeunesse influença profondément Roger Martin du Gard dans la reconstitution romanesque qu’il fit des événements à travers son roman Jean Barois (1913) : il y décrivit une affaire Dreyfus teintée de la vision de Péguy, de l’enthousiasme désintéressé au moment des faits à la désillusion politique qui s’ensuivit[27]. Même s’il avait approché les événements avec une documentation importante, la vision de Péguy constituait néanmoins un regard subjectif dont il reconnaissait l’influence : « Je suis plongé dans l’Affaire […]. Malgré que j’aie pour guide le confus Péguy et le lumineux Halévy, je me noie dans le détail des faits et des affirmations contradictoires[28]. » Dans Jean Barois, Roger Martin du Gard relaie la désillusion de Péguy et donne une forme littéraire à la déception des dreyfusards après l’affaire Dreyfus, reprenant la dissension entre mystique et politique exprimée dans Notre jeunesse. Ses personnages se font les porte-parole de la colère de Péguy devant le verdict de Rennes :

Alors, tout le sens de l’affaire, tout ce pour quoi nous avions sacrifié notre vigueur, notre repos, tout a sombré dans l’acceptation d’une illégalité définitive : la cassation sans renvoi d’un tribunal qui n’avait pas le droit de la prononcer, et qui n’a pas reculé, pour faire la justice, devant le viol flagrant de la Loi[29]!

Face au désenchantement qui a suivi les faits, Grenneville regrette : « Remarquez justement combien cette crise a été brève, et vite suivie de découragements célèbres[30]… »; et faisant directement référence aux formules de Péguy : « Nous étions une poignée de dreyfusistes, ils sont une armée de dreyfusards[31]. » Le roman de Martin du Gard choisit ainsi précisément de clôturer sa reconstitution de l’affaire Dreyfus par l’évocation de la désillusion des anciens dreyfusards, après le procès de Rennes.

Par ailleurs, le héros du roman, Jean Barois est lui-même inspiré de la figure du jeune Péguy. Rendant hommage au rôle d’éditeur qu’a joué Péguy au coeur de la polémique, Martin du Gard écrit dans les notes du dossier préparatoires :

Faire de Jean un créateur de journal […]. Peindre sa vie entièrement prise par ce journal où il fait tout, où il jette toute son âme, en vitalité, sa vie profonde. Penser au rôle de Péguy, créant les Cahiers, s’y vouant avec une conscience sereine, avec une confiance de mystique (ceci me garde la sensibilité religieuse qu’il ne doit pas perdre[32]).

Il existe également deux points de convergence essentiels entre le personnage de fiction et son modèle : d’une part, la démarche idéaliste et désintéressée de Péguy dans sa conception des Cahiers de la Quinzaine (Le Semeur, comme les Cahiers, est une publication bimensuelle, imprimée par des ouvriers syndiqués; les auteurs écrivent librement, sans compromissions avec les préjugés sociaux ou les puissances d’argent); d’autre part, la référence aux manifestations antidreyfusardes qui avaient eu lieu devant la librairie de la rue Cujas et qui se reproduisent dans la fiction devant les bureaux du Semeur. La référence se fait encore plus évidente lorsqu’une canne lancée par un manifestant brise une vitre du bureau et que Barois se lève et sort un revolver d’un tiroir, dans un écho à un témoignage de Félicien Challaye, qui a raconté comment les vitres de la librairie Bellais ont été cassées à coups de cannes par les antidreyfusards : « Heureusement, ajoute-t-il, en l’absence de Péguy, qui aurait sans doute sorti le revolver d’ordonnance qu’il gardait dans son tiroir-caisse[33]. » L’image, le rôle et le discours de Péguy sur l’Affaire ont donc rejoint une mémoire de l’Affaire qui s’est construite plusieurs années après les événements. Alors que le texte de Martin du Gard trouvera un nouvel héritage intertextuel sous la plume de Bertrand Solet, qui dans son roman Il était un capitaine s’inspire directement de Jean Barois, le portrait en filigrane de l’engagement héroïque d’un jeune Péguy a rejoint la postérité littéraire de l’Affaire. L’engagement purement désintéressé du jeune éditeur, l’interprétation de son aventure polémique en termes de mystique et la conscience de son sacrifice sont dorénavant indissociables de l’empreinte laissée par l’Affaire dans la mémoire collective.

Conclusion

L’aventure éditoriale menée par Pierre-Victor Stock et par Charles Péguy autour de l’affaire Dreyfus révèle donc à quel point ces deux éditeurs ont poussé jusqu’au bout la responsabilité de l’engagement à travers leurs structures éditoriales. Faisant du livre une arme de combat au service d’une idéologie, dévouée au triomphe de la raison, l’activité éditoriale a été pour ces deux ardents dreyfusards un organe entièrement asservi à une cause politique et refusant tout compromis. Par cet engagement entier, ils montrent l’influence de l’éditeur sur la production engagée, sur le débat et sur la dynamique générale de la mobilisation. En accueillant les militants, leur maison d’édition se fait un foyer de réflexion dans lequel se construit le mouvement engagé. En réunissant les membres de différents réseaux littéraires et politiques préexistants, elles contribuent à tisser des liens entre les différents discours et à élaborer, au croisement des voix et des influences, le texte commun dreyfusard et intellectuel. En privilégiant l’édition d’essais et de livres documentés, ils ont permis l’avènement et la visibilité d’un combat qui passait par la réflexion et l’argumentation, infléchissant les termes et l’allure générale de la polémique. Ils montrent l’exemple d’une activité éditoriale qui précède et encadre la production de la pensée engagée, qui rayonne sur toute la pratique littéraire au moment de l’Affaire. Pour ces deux éditeurs qui se sont engagés à corps perdu, la fin de l’affaire Dreyfus a donc laissé, de manière différente, une cicatrice qu’ils ne surmonteront que difficilement. Alors que Stock se laissera envahir par l’amertume de n’avoir pas vu ses efforts reconnus à sa juste valeur, Péguy engagera, dans ses Cahiers, une guerre qui durera plus de dix ans, pour la reconnaissance de la qualité de cet engagement à l'état pur, de ce désintéressement à toute épreuve, de cette foi indéfectible dans les idéaux politiques qui ont mené son combat. Il s’agira d’une guerre au nom de laquelle seront condamnés tous les « traîtres » et seront sacrés les héros, parmi lesquels il revendique sa place, accompagné de ses Cahiers de la Quinzaine.