Résumés
Résumé
Cet article étudie la réinterprétation et l’appropriation de l’exotisme dans les traductions-adaptations des voyages imaginaires du xviiie siècle, tout particulièrement celles de Desfontaines (Les Voyages du capitaine Lemuel Gulliver), de Berault-Bercastel (Voyages récréatifs du chevalier de Quevedo) et de Louis de Mailly (Les Trois Princes de Sarendip). Les traducteurs ont comme objectif d’adapter l’oeuvre au « goût de la France » : ils sont aux prises avec un double exotisme, celui décrit dans le voyage et celui intrinsèque à l’oeuvre. Leur travail d’adaptation repose sur la recherche des équivalences culturelles, sur la suppression des passages subversifs et sur la conservation d’une représentation convenue de l’ailleurs et du merveilleux. Certains traducteurs vont jusqu’à réécrire une grande partie de ces ouvrages afin que le genre littéraire corresponde à celui du voyage.
Abstract
This article studies the reinterpretation and appropriation of exoticism in French translations-adaptations of imaginary voyages from the eighteenth century, particularly those of Desfontaines (Les Voyages du Capitaine Lemuel Gulliver), Berault-Bercastel (Voyages récréatifs du chevalier de Quevedo), and Louis de Mailly (The Three Princes of Serendip). The translators wanted to adapt the original work to the “taste of France”: they were confronted with a double exoticism, the one described in the journey and the one intrinsic to the work. Their adaptation work is based on the search for cultural equivalences, on the suppression of subversive passages and on the preservation of an agreed representation of the elsewhere and the fantastic. Some translators rewrote a large part of these works so that the literary genre fit the voyage.
Corps de l’article
Au xviiie siècle, un type de récit commence à être considéré par la critique littéraire comme un genre à part entière, celui des voyages imaginaires. Ils font partie de ce que l’on appelait la littérature d’imagination, aux côtés des contes de fées et des contes orientaux ; des littérateurs tels que Lenglet du Fresnoy et le marquis Paulmy d’Argenson les insèrent dans leurs classifications des romans, et une collection entière leur sera consacrée à la fin du xviiie siècle : Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques, publiée par l’éditeur Charles-Georges-Thomas Garnier. Ces fictions offrent des voyages qui, selon la formule de Lucien de Samosate dans l’Histoire véritable, ne disent des choses qui n’ont été ni vues, ni vécues, ni apprises d’autrui. Lucien se présente en effet comme menteur et n’hésite pas à raconter toutes sortes de fabulations dans le récit de voyage qu’il feint d’avoir fait : ce récit en langue grecque est l’une des grandes sources d’inspiration des voyages imaginaires de l’époque moderne. Si de nombreux voyages imaginaires sont écrits en langue française, les oeuvres étrangères font très tôt l’objet de traduction : l’oeuvre de Lucien est par exemple traduite par Perrot d’Ablancourt en 1654. Dès le xviie siècle, des débats ont lieu pour savoir si la traduction doit rester proche de l’original au risque d’amoindrir la beauté du texte ou si, au contraire, il faut rendre seulement l’idée du texte original et offrir au lecteur un texte écrit dans une langue agréable à lire. Perrot d’Ablancourt est alors le représentant de ce dernier courant, ses traductions sont qualifiées de « belles infidèles » par Ménage, et l’expression lui restera à jamais associée[1]. Avec son Histoire véritable, il commence ainsi une tradition de traductions libres de voyages imaginaires qui, dans certains cas, deviendront de véritables adaptations. Les traductions de voyages imaginaires peuvent cependant aussi bien relever de la traduction fidèle que de la traduction libre : la collection des Voyages imaginaires en contient des deux types. Notre étude s’intéressera au cas plus particulier de la traduction-adaptation du xviiie siècle qui est une forme de traduction libre qui accepte un degré plus important de modification du texte. Les oeuvres étudiées font toutes partie de la collection des Voyages imaginaires et étaient donc bien considérées comme appartenant à ce genre littéraire au xviiie siècle. La traduction de voyages imaginaires a cela de particulier qu’elle confronte le traducteur et le lecteur à un double exotisme : celui inhérent au voyage imaginaire qui parle de contrées étrangères et imaginaires, et celui inhérent à l’oeuvre originale, inscrite par sa langue dans un milieu culturel étranger. La notion d’horizon d’attente de Hans Robert Jauss est alors nécessaire pour mieux comprendre le travail des traducteurs de voyages imaginaires : ces derniers entreprennent en effet d’adapter des oeuvres selon un horizon d’attente différent de celui de l’original. Il s’agira ainsi de mettre en relation ce rapport à l’exotisme que revêtent ces voyages imaginaires et la manière dont les traducteurs adaptent leur texte afin de réduire l’écart esthétique entre l’oeuvre originale et l’horizon d’attente du lectorat français.
I. Adapter et atténuer l’exotisme
1. Le bon goût des Français
Les discours préfaciels des traducteurs mettent en valeur l’horizon d’attente du lecteur qu’il faut respecter : le texte doit être modifié pour qu’il puisse plaire et être compris. Bien évidemment, lorsqu’il s’agit de traduction, c’est la langue qui doit être rendue accessible pour un lectorat qui ne comprend pas celle d’origine, ce qui implique de remplacer des expressions et des références culturelles, car la langue est l’expression d’un goût et d’une manière propre à un pays. Pour ces traducteurs-adaptateurs, le sens littéral des textes n’est pas plaisant à lire s’il s’éloigne trop du goût et des moeurs des lecteurs français, il s’agit donc souvent de trouver des équivalences entre les deux domaines culturels, de supprimer ce qui pourrait choquer ou d’ajouter des passages qui permettraient de compléter des manquements du texte.
L’abbé Desfontaines parle du « bon goût qui règne en France[2] » lorsqu’il commente la traduction qu’il a faite des Voyages de Gulliver. Il est tout à fait conscient de l’écart esthétique entre l’oeuvre originale et l’horizon d’attente des lecteurs français et essaie dans sa traduction de rendre le texte accessible. Il affirme ainsi :
Je ne suis point surpris d’apprendre qu’en trois semaines, dix mille exemplaires de l’original anglois des voyages de Gulliver ont été débités à Londres & répandus en Angleterre & ailleurs. Comme tout ce que ce livre contient, a un rapport direct & immédiat aux usages des trois royaumes & aux moeurs de leurs habitans, & ne regarde nos coutumes & nos moeurs, qu’autant qu’il s’agit de l’homme en général, je suis bien éloigné de penser que ma traduction puisse avoir en ce pays-ci un aussi prodigieux succès. Je puis néanmoins dire, sans trop me flatter, qu’elle a un certain mérite que l’original n’a point : j’en ai dit les raisons ci-dessus[3].
Ses raisons, qu’il évoque plus tôt dans la préface, sont que la traduction respecte le bon goût des Français, c’est-à-dire qu’il ne les choquera pas et ne les perdra pas dans des références culturelles qu’il n’a pas. Le traducteur avouera plus tard dans ses Observations sur les écrits modernes que sa traduction des Voyages de Gulliver relevait plus de l’« imitation » que de la traduction, car « abréger, amplifier, supprimer, ajouter, ce n’est point traduire[4] ». Desfontaines revendique ainsi une traduction libre plutôt qu’une traduction fidèle en connaissance de cause[5].
Un autre voyage imaginaire relève de la traduction-adaptation selon son auteur. Il s’agit des Voyages récréatifs du chevalier de Quevedo qui est issu des Songes et discours (Sueños y discursos) de l’auteur espagnol Francisco de Quevedo y Villegas. Le traducteur, l’abbé Bérault-Bercastel, revendique dans sa préface l’adaptation qu’il fait de l’oeuvre :
Ce n’est pas un ouvrage d’invention, ce n’est pas une pure traduction que l’on donne ici, c’est un composé de l’une et de l’autre. Il étoit impossible de traduire exactement Quévédo ; il étoit dangereux de s’éloigner de ses pensées[6].
Cette forme d’imitation se définit donc par un juste milieu qu’il faut atteindre pour garder l’essence même de l’oeuvre originale sans toutefois s’appesantir sur le détail du texte. Elle s’attarde alors seulement sur l’exotisme de l’oeuvre dont l’écriture est étrangère à ce que connaît le lecteur français.
2. La recherche des équivalences
Le rapport à l’altérité du texte est ambigu : certains aspects trop étrangers à la pensée française doivent donc être adaptés, il faut trouver des équivalences dans le texte afin d’exprimer la même idée mais dans le goût français. Pour l’abbé Bérault, ce problème se trouve dans la langue même de l’auteur dont la verve et les expressions sont autant de références culturelles que le lecteur français ne serait pas capable de comprendre et d’apprécier. Quevedo est en effet un auteur qui travaille méticuleusement son texte et qui a recours à de nombreux jeux de mots et autres prouesses stylistiques difficiles, voire impossibles à traduire. Les références à des proverbes ou des particularités littéraires et historiques espagnoles abondent dans son texte. Bérault le souligne clairement ; selon lui, la traduction est limitée par ce changement de paradigme fondamental pour la compréhension complète de l’oeuvre originale :
Pour les françois & tous les étrangers, qui sont privés, dans une traduction, de ces expressions heureuses, & de mille traits relatifs aux moeurs, qui ne sont piquans que dans une langue seule ou que pour une seule nation, ils ne sont pas disposés à applaudir aux jeux de mots, ni aux fréquentes équivoques, aux phrases obscures, aux plaisanteries bouffonnes. Quelques morceaux qu’ils puissent voir à côté de ceux de cette espèce, les uns ne sauroient leur rendre les autres agréables[7].
Cette incompatibilité entre la traduction et l’accessibilité du texte pour le lectorat cible l’amène à considérer la traduction de ces types de textes comme une adaptation qui permettra de donner au lecteur une idée générale du ton de l’oeuvre dans un texte plaisant à lire. Là où l’abbé Desfontaines évoquait le « bon goût qui règne en France », l’abbé Bérault, lui, parle de « notre façon de penser » :
Il n’y avoit point d’autre moyen de plaire généralement, que de faire ce qu’un sens droit & un peu de délicatesse dictent dans la traduction de tous les ouvrages de la nature de celui-ci ; c’est-à-dire, que de changer, de retrancher, & de substituer quelque chose de plus régulier & de plus conforme à notre façon de penser[8].
Afin de rendre le texte accessible, le traducteur va alors, dans une grande partie des cas, trouver un équivalent français des références culturelles que multiplie Quevedo. Dans ces Songes et discours, le narrateur se retrouve en Enfer et y découvre les nombreuses personnes qui y résident ; la description des habitants permet à l’auteur de faire la satire de nombreux groupes de personnes ou bien de traits de caractère plus abstraits. Le narrateur rencontre notamment de nombreux personnages issus de proverbes populaires.
Le traducteur omet par exemple un très long passage qui met en scène le Roi Enragé (el Rey que rabió), symbole du passé désuet et archétype du roi miteux. Il va remplacer cet archétype par un équivalent français, la reine Guillemette qui va faire le même type de plainte que les personnages de Quevedo :
Je suis, dit-elle, la grande & puissante reine Guillemette ; &, si tu ne me connois pas, tu n’en es que plus coupable de parler de moi sans respect. Car vous autres mortels, vous êtes si peu maîtres de votre langue, que vous choquez les morts aussi facilement, & plus facilement encore que les vivans. Si vous voyez quelque château ruiné, quelque carosse délabré, quelque ajustement qui ne soit plus à la mode, quelque beauté passée, vous dites aussitôt que tout cela est du tems de la reine Guillemette[9].
Ce passage reprend la structure du discours des personnages des Songes de Quevedo : le personnage décrit les stéréotypes qui lui déplaisent et rappelle le dicton. Le discours du roi Enragé est adapté afin qu’il puisse correspondre à l’archétype français de la reine Guillemette (nous donnons la traduction moderne d’Annick Louis et Bertrand Tissier) :
Je suis – dit-il – le Roi Enragé. Et quoique vous ne me connaissiez pas, vous ne faillez jamais à vous souvenir de moi, car vous les vivants êtes si diaboliques que tout vous remémore le Roi Enragé : un mur vétuste, un muret effondré, une toque élimée, un bouracan pelé, des haillons graisseux, un habit abîmé, une femme faisandée de vieillesse et farcie d’années, et aussitôt vous dites que cela vous rappelle le Roi Enragé[10].
Les deux personnages nient tout autant ces idées reçues et critiquent les personnes qui utilisent ces dictons. Guillemette explique : « Mais vous êtes des extravagans ; mon tems vaut beaucoup mieux que le vôtre ; &, pour en être convaincu, il ne faut que vous entendre parler comme vous faites[11] ». La phrase de la reine correspond à la fin du discours du Roi Enragé qui exprime des idées similaires même si, contrairement à la reine Guillemette, il ne vente pas particulièrement son époque, mais montre que son caractère colérique peut être attribué à tout autre roi, quelle que soit l’époque de son règne. Quevedo donne cependant aux paroles du roi une tournure particulièrement comique avec des jeux de sonorités qui donnent l’impression que le roi enrage alors qu’il se défend de le faire :
Les gens n’ont-ils pas été jusqu’à dire que j’étais atteint de la rage ? Par Dieu je jure qu’ils mentent, mais comme tous en sont venus à dire que j’avais la rage le mal est sans remède, et du reste je ne suis ni le premier ni le seul roi saisi de rage, attendu qu’il n’y a – et pas davantage n’y eut et n’y aura – roi qui n’enrage du fait de son entourage. Et comment en irait-il autrement au sein d’une foule d’adulateurs enragés de dénigrer les rivaux et de se pousser auprès de lui[12] ?
Il s’agit bien évidemment d’une adaptation approximative qui parvient à rendre l’idée générale tout en modifiant grandement la lettre du texte : elle suit la même structure qu’elle modifie selon l’archétype du dicton français qui ne correspond pas exactement à l’espagnol. La reine Guillemette ne renvoie effectivement qu’à un passé délabré et miteux, alors que le Roi Enragé correspond aussi à un personnage colérique. Du point de vue stylistique, la traduction omet aussi les jeux sur les mots et les sonorités qu’il est plus difficile de rendre en français, notamment avec les nombreux polyptotes des mots « rabiar » et « haber » et les allitérations en « r ». L’ouvrage de l’abbé Bérault est donc l’exemple parfait de ce type d’adaptation par la recherche d’équivalences.
La question des références et des représentations difficiles à rendre selon les pays et les moeurs entre aussi dans le discours préfaciel de Desfontaines : il est conscient que certaines références allégoriques à la situation politique anglaise ne seront pas comprises du public français. Il évoque notamment le rapport entre les querelles des Gros-boutiens et des Petits-boutiens ou des Hauts-talons et des Bas-talons chez les Lilliputiens et les querelles politiques entre les partis des Tories et des Whigs. Mais comme ces références sont implicites dans le texte, le traducteur ne cherche pas à en faire comprendre la portée à son lectorat par de quelconques équivalences.
Outre les références ponctuelles à des proverbes ou à des questions politiques, certains auteurs vont adapter certaines oeuvres d’un point de vue idéologique. Les Voyages et aventures des trois princes de Sarendip en est un exemple particulièrement représentatif. Cette traduction est en réalité une double traduction : bien que la traduction française de Louis de Mailly porte l’indication « traduit du persan », elle est en fait la traduction d’un ouvrage en italien du xvie siècle de Cristoforo Armeno intitulé Peregrinaggio di tre giovani figliuoli del re di Serendippo (La Pérégrination des trois jeunes fils du roi de Sarendip). L’auteur d’origine arménienne a lui aussi effectué un travail de traduction à partir des Huit jardins du paradis (Hasht behesht, هشت بهشت), un ouvrage persan du xive siècle écrit par l’auteur turco-indien Amir Khosrow de Delhi. La version de Mailly est notamment fameuse pour avoir inspiré à Horace Walpole la création du mot « serendipity ». Cette succession de traductions nous permet alors de comprendre comment les auteurs ont pu adapter le texte chacun à leur tour selon les critères qui leur paraissaient importants : l’aspect le plus révélateur est le statut accordé à la religion selon les versions. Dans l’ouvrage de Khosrow, la religion musulmane est sans surprise omniprésente, car l’auteur s’inscrit dans la tradition soufie : il explique dans les paratextes que l’ouvrage doit être lu au regard des principes religieux et qu’il permet l’instruction du lecteur dans ce sens. Dans le récit cadre, le roi Bahram est l’exemple du roi juste et fort respecté de tous, mais il va se détourner du pouvoir pour passer du temps avec la belle esclave Diliram qui représente, par sa capacité de séduction et sa sorcellerie, un danger pour la foi du roi. Pour le sauver de son envoûtement, les conseillers du roi vont créer sept palais dans lesquels sept princesses vont raconter une histoire au roi et le détourner de son obsession maligne et païenne. Les sept nouvelles contées par les princesses auxquelles s’ajoute le récit-cadre qui introduit l’histoire de Bahram sont une référence aux huit jardins du paradis de la tradition musulmane ; les histoires sont toutes des portes qui permettent d’accéder au paradis si le lecteur est capable d’en comprendre le sens profond.
Dans la version italienne d’Armeno, il était alors impensable de garder ce sens apologétique musulman, il a donc fallu l’adapter à un lectorat chrétien : les prologues de Khosrow sont supprimés, et la deuxième nouvelle de la version persane devient le récit cadre chez Armeno ; les princes de Sarendip rencontrent Bahram alors qu’ils n’étaient que des personnages fictifs dans l’ouvrage original. Armeno en profite pour faire du roi, père des trois princes, un exemple de piété chrétienne qui veut se retirer dans un monastère pour y faire pénitence lorsqu’il appelle ses fils pour lui succéder :
Maintenant que je suis arrivé à un âge si grand, il est juste que, ayant pris soin si longtemps de mes sujets et des provinces de mon royaume, dans le peu de temps qu’il me reste, je pense à moi-même et au salut de mon âme. Ayant donc décidé de me retirer dans un monastère non loin de là, où je puisse sereinement considérer mes péchés et les offenses faites à mon âme, en faisant la pénitence la plus grande que je pourrai, pour acquérir la miséricorde du seigneur notre Dieu, et lui implorer le pardon pour chaque offense, j’ai voulu te faire venir auprès de moi[13].
Louis de Mailly modifie le texte à son tour : il supprime toutes les allusions à la pensée chrétienne pour préférer un roi philosophe détaché de toute considération religieuse. L’ouvrage s’adapte ainsi à la philosophie des Lumières ; l’auteur français ajoute une phrase d’ouverture bien représentative de la portée idéologique du texte : « Dans les temps heureux où les rois étoient philosophes, & s’envoyoient les uns aux autres des questions importantes pour les résoudre[14] ». D’un texte empreint d’une pensée mystique musulmane, on passe ainsi à un texte chrétien, puis à un conte philosophique des Lumières.
II. Exotisme licencieux et exotisme plaisant
1. Supprimer les rudes moeurs étrangères
Adapter, c’est aussi supprimer pour ces traducteurs. En effet, certains passages pourraient choquer les moeurs françaises reconnues pour être plus policées et délicates que celles des pays voisins : le caractère exotique de l’oeuvre littéraire n’est dans ce cas plus souhaitable. Les moeurs étrangères doivent être adaptées à celles de la France.
L’exemple le plus représentatif de ce procédé d’adaptation est certainement l’ouvrage de Desfontaines. L’abbé explique dans la préface que s’il ne l’avait pas fait, on le lui aurait reproché, et qu’il était donc de son devoir de supprimer des passages du texte :
Je ne puis néanmoins dissimuler ici que j’ai trouvé dans l’ouvrage de M. Swift des endroits foibles & même très-mauvais, des allégories impénétrables, des allusions insipides, des détails puériles, des réflexions triviales, des pensées basses, des redites ennuyeuses, des polissonneries grossières, des plaisanteries fades ; en un mot, des choses qui, rendues littéralement en françois, auroient paru indécentes, pitoyables, impertinentes, auroient révolté le bon goût qui règne en France, m’auroient même couvert de confusion, & m’auroient infailliblement attiré de justes reproches, si j’avois été assez foible & assez impudent pour les exposer aux yeux du public[15].
La traduction des Voyages de Gulliver est donc une version édulcorée de l’original ; Desfontaines y supprime toutes les scènes aux contenus licencieux qui pourtant abondent dans l’oeuvre de Swift.
Les références sexuelles sont proscrites par le traducteur : il ne traduit pas plusieurs passages du chapitre V du Voyage à Brobdingnag qui mettent en scène les dames d’honneur de la reine nues et jouant avec le narrateur. Les jeux prennent rapidement une tournure érotique et le narrateur est dégoûté par la monstruosité que prend le corps de ces femmes à cause de leurs dimensions gigantesques :
The Maids of Honour often invited Glumdalclitch to their Apartments, and desired she would bring me along with her, on Purpose to have the Pleasure of seeing and touching me. They would often strip me naked from Top to Toe, and lay me at full Length in their Bosoms ; wherewith I was much disgusted because, to say the Truth, a very offensive Smell came from their Skins ; which I do not mention, or intend, to the Disadvantage of those excellent Ladies, for whom I have all Manner of Respect[16].
Le narrateur est à la merci de ces filles d’honneur géantes qui l’utilisent comme un jouet érotique malgré son dégoût.
Les autres scènes supprimées sont celles à caractère scatologique : Desfontaines ne traduit alors pas de nombreux passages du dernier voyage qui met en scène les Yahoos. Les très nombreuses descriptions absolument dégoûtantes de la vie et de l’organisation sociale des Yahoos ont su très rapidement rebuter le traducteur. Certaines parties relèvent en effet d’une scatologie des plus répugnantes, écrites pour que le lecteur soit entièrement dégoûté de ces êtres qui correspondent à une vision très pessimiste de l’humanité. Il explique par exemple comment les Yahoos se soignent des nombreuses maladies qu’ils attrapent à cause de leur gloutonnerie et de leur manque d’hygiène :
[T]he Cure prescribed is a Mixture of their own Dung and Urine, forcibly put down the Yahoo’s Throat. This I have since often known to have been taken with Success : And do here freely recommend it to my Countrymen, for the publick Good, as an admirable Specifick against all diseases produced by Repletion[17].
Paradoxalement, les maladies attrapées à cause de leur manque d’hygiène sont soignées avec un remède a priori très peu hygiénique : le Yahoo n’est qu’un être répugnant même dans ses pratiques sanitaires. La remarque ironique de Gulliver qui conseille à ses lecteurs d’essayer ce remède aura très certainement décidé Desfontaines à supprimer ce passage. Le dernier voyage est sûrement celui qui est le plus raccourci de tous, car les Yahoos sont le sujet de nombreuses scènes choquantes.
Le traducteur des Voyages de Gulliver n’est bien évidemment pas le seul à procéder à ces suppressions. L’abbé Bérault enlève ou adapte des scènes trop scatologiques, notamment lors des satires de médecins présents en Enfer. Ces passages licencieux sont alors jugés selon les paratextes comme inaptes à la traduction, dans la mesure où l’on considère qu’ils relèvent du caractère bien spécifique d’un autre pays. Il est cependant difficile pour les auteurs de l’époque de délimiter ce qui correspondrait au caractère propre d’une nation et ce qui relève de la singularité de l’oeuvre : ce qui est considéré comme une adaptation culturelle pour l’un peut être considéré comme universel par un autre. Jonathan Swift enverra une lettre à Desfontaines pour se plaindre des nombreuses modifications qu’a reçues son texte en français en expliquant qu’il s’agissait d’allégories universelles. Il ne nie cependant pas les différences d’affinités esthétiques selon les cultures, mais dément l’interprétation de Desfontaines :
Capable de corriger un mauvais livre, entreprise plus difficile, que celle d’en composer un bon, vous n’avez pas craint de donner au public la traduction d’un ouvrage, que vous assurez être plein de polissonneries, de sottises, de puerilites, etc. Nous convenons icy, que le goût des nations n’est pas toujours le meme. Mais nous sommes portes a croire, que le bon goût est le meme par tout, où il y a des gens d’esprit, de jugement et de sçavoir. […] Les memes vices et les memes folies regnent par tout ; du moins dans tous les pais civilisés de l’Europe : et l’auteur qui n’écrit que pour une ville, une province, un royaume ou meme un siecle merite si peu d’être traduit, qu’il ne merite pas d’etre lû[18].
2. Conserver et mettre en valeur l’exotisme
Le récit de voyage est par sa nature étroitement lié à l’altérité et à l’ailleurs : l’exotisme transparaît dans ce que le narrateur décrit. Le voyage imaginaire en reprend les codes à la différence que l’exotisme de celui-ci relève en grande partie de l’imagination des auteurs. Les traducteurs ont alors tendance à traduire assez fidèlement l’altérité décrite par les voyageurs imaginaires : le jeu des dimensions est rendu dans la traduction de Desfontaines, l’Enfer aux figures grotesques et caricaturales de Quevedo apparaît chez Bérault, et l’orientalisme des contes enchâssés de Khosrow est repris chez Mailly. Cet exotisme-là participe alors au plaisir de la lecture et n’est que rarement l’objet de l’adaptation des traducteurs, il participe dans une certaine mesure à l’horizon d’attente du lecteur envers un récit de voyage.
Ces récits exploitent des thèmes qui renvoient à un exotisme finalement très littéraire qui n’est en aucun cas nouveau pour le lecteur. L’orientalisme des Voyages et aventures des trois princes de Sarendip tombe dans tous les poncifs du conte oriental mis au goût du jour par la traduction d’Antoine Galland. La structure des récits enchâssés, tous racontés par des nouvellistes à l’empereur Behram, n’est pas sans rappeler Shéhérazade ; les contes reprennent les motifs orientaux de l’éléphant, de l’esclave lascive, du perroquet que le traducteur laisse dans le texte. Là où la version italienne ne met qu’un « consigliere », un conseiller, Mailly reprend le terme orientalisant de « vizir » issu des Mille et une nuits.
Desfontaines garde de même la majorité des passages qui parlent des moeurs et de toutes autres extravagances liées à la culture des peuples rencontrés : la traduction reprend les procédés des récits de voyage. La plupart des passages qui se réfèrent aux moeurs des habitants sont ainsi conservés : on peut penser notamment aux longues descriptions des coutumes des savants de Laputa qui insèrent des formes géométriques et des représentations d’instruments jusque dans leurs assiettes. Si les descriptions des moeurs exotiques sont attendues dans un voyage imaginaire, la limite du traducteur est très certainement la plupart du temps de l’ordre de la morale : Desfontaines se garde de traduire les nombreux passages sur les Yahoos que nous avons évoqués plus haut. Les détails trop scatologiques et sexuels constituent une limite dans la représentation que l’on peut se faire de l’ailleurs. Le traducteur supprime de même un passage sur les femmes dans le deuxième chapitre du Voyage à Laputa qu’il a pu trouver trop subversif ou simplement inintéressant : les femmes de Laputa peuvent choisir leurs amants et faire tout ce qu’elles veulent sur l’île volante.
À cette exigence de moralité s’ajoute l’intérêt du lecteur qu’il faut conserver : les passages jugés ennuyeux sont alors supprimés. Desfontaines ne traduit pas les longs passages techniques du troisième voyage qui décrivent en détail les mécaniques des aimants qui permettent à l’île de Laputa de voler. Il abrège les parties qui précisent les étymologies ou les explications linguistiques de Gulliver. L’abbé Bérault va, quant à lui, souvent supprimer les passages de réflexion abstraite empreints de morale chrétienne : l’Enfer devient un moyen de faire la satire des caractères bien plus que le lieu du châtiment divin. L’exotisme traduisible relève donc d’un certain conformisme ; il ne doit pas dépasser les limites de la décence morale et il doit entrer dans les représentations que le lecteur peut se faire de l’ailleurs. Les motifs orientalisants sont à conserver, la description des coutumes est préférable à celles des technologies exotiques, l’Enfer accueille des êtres grotesques, objets de la satire.
À ce traitement du pays imaginaire s’ajoute encore l’adaptation de la voix de l’auteur même : si, nous l’avons vu, le traducteur va chercher à trouver des équivalents pour rendre le texte compréhensible pour un lectorat français, il ne s’agit cependant pas d’oublier que le texte est traduit d’une autre langue. Desfontaines avoue que sa traduction garde quelque chose d’étranger et qu’il est impossible d’obtenir un ouvrage qui répondrait totalement au goût de ses lecteurs :
Quoique j’ai fait mon possible pour ajouter l’ouvrage de M. Swift au goût de la France, je ne prétends pas cependant en avoir fait un ouvrage françois. Un étranger est toujours étranger ; quelque esprit & quelque politesse qu’il ait, il conserve toujours un peu de son accent & de ses manières[19].
Il s’agit certainement d’une manière pour le traducteur de se faire excuser des manquements à l’horizon d’attente français et des anglicismes qui se seraient glissés dans le texte, mais il s’agit aussi d’affirmer que cet ouvrage est une oeuvre hybride qui donne un accès à la culture anglaise. Cela relève aussi paradoxalement de l’horizon d’attente du lectorat français : les traductions de l’anglais vont devenir de plus en plus populaires en France, et Desfontaines, dans sa préface, note lui-même que la pratique de la langue anglaise commence à prendre de l’importance dans les milieux intellectuels. Ainsi, si la traduction doit se défaire de ce qui pourrait choquer le bon goût de la France, elle doit aussi rappeler que cette oeuvre n’est pas française et mettre en valeur son exotisme. Dès lors, Desfontaines ne manque pas de traduire tous les passages où Gulliver se dit Anglais et où il parle l’anglais : le narrateur évoque son pays dans les dialogues avec les autochtones, il tente de jouer de la musique anglaise à la cour de Brobdingnag, il s’adresse au « lecteur anglais[20] » ou cite des proverbes anglais. Cette dimension anglophone fait partie intégrante de l’oeuvre pour Desfontaines, et l’on comprend d’autant plus son importance lorsqu’on lit la continuation qu’il a écrite de Gulliver – Le Nouveau Gulliver – et qui met en scène le fils du narrateur du premier livre : même si l’ouvrage est écrit en français de la plume de Desfontaines, l’auteur y ajoute des proverbes anglais et des notes pour expliquer la manière de penser du narrateur anglais.
On constate le même traitement de la part de l’abbé Bérault : s’il supprime de nombreux personnages de proverbes espagnols dont la référence aurait échappé aux lecteurs français, il n’hésite cependant pas à garder des personnages typiquement espagnols en jouant sur l’exotisme et les stéréotypes. Ainsi le narrateur rencontre l’archétype de la duègne espagnole, Duégna Quintagnogna (« la dueña Quintañona »), vieille et fripée, qui a tenté de fonder un ordre de duègnes en Enfer, mais qui n’a pas eu l’approbation des diables. Arrive ensuite l’archétype du chevalier désargenté, Diégo Dandino, qui se demande ce qu’on pourrait lui reprocher, mais qui attaque sans raison le narrateur à la fin de son discours. La version de Quevedo est différente : il met en scène Diego de Noche qui se plaint de sa condition de pauvreté.
À l’inverse, Louis de Mailly va totalement occulter le texte italien de sa traduction : le livre indique « traduit du persan », et seul l’éditeur de la collection des Voyages imaginaires fait mention de Cristoforo Armeno. De manière générale, aucun italianisme ne reste dans le texte français, et l’exotisme est conservé bien plus au profit d’un orientalisme persan que du texte en langue italienne.
III. Réécrire et réinventer l’exotisme
Ces traductions s’apparentent d’autant plus à des adaptations que leurs auteurs, en plus de supprimer et de modifier des passages entiers, vont parfois y ajouter des parties substantielles. Le texte original est alors soit totalement oublié, soit réinterprété et augmenté au point d’obtenir une forme et un sens très différents. La traduction de Mailly est sur ce point particulièrement représentative : s’il décide de traduire avec exactitude l’ouvrage de Cristoforo Armeno jusqu’à la troisième nouvelle, il abandonne totalement la traduction à la quatrième pour écrire des nouvelles de sa propre plume. On y retrouve l’ambiguïté propre aux représentations de l’Orient de cette époque : Mailly garde les rois philosophes de la version originale, mais n’hésite pas à mettre en scène la débauche et la barbarie qu’on attribue souvent aux peuples orientaux. Par exemple, la quatrième nouvelle, qui se déroule en Inde, décrit une liberté sexuelle caractérisée par une polygamie des femmes considérée comme monstrueuse par Mailly :
Il y a un pays aux Indes, appelé Melleami, où les femmes peuvent avoir autant de maris qu’elles veulent. Il y en a quelquefois qui en ont dix ou douze, qu’elles ont soumis par leur beauté & par leurs charmes. Ce désordre, qui a quelque chose de monstrueux, & si contraire à la bonne politique, est fondé sur la religion de ces gens-là, que les autres nations traitent de barbares[21].
La plupart des maris de l’histoire vont s’entretuer par jalousie, et l’héroïne va s’accoupler avec un incube qui finira par la tuer ; cela permet à l’auteur de faire une longue digression sur les démons et de mettre en scène des rituels sataniques. On retrouve ainsi une représentation de l’Orient cruelle et sexualisée. L’Orient est aussi le lieu de la magie, et à l’instar des Mille et une nuits et plus généralement des contes merveilleux, les sorciers et les magiciens prennent part au récit : Melleami fait un pacte avec le démon ou bien les Chinois se battent contre des magiciens dans la sixième nouvelle.
Même si l’auteur réinvente ces nouvelles, il les place dans des endroits exotiques : Java, Pékin ou dans les Indes. Les lieux diffèrent de la version d’Armeno (l’une se situe à Babylone) ou de la version de Khosrow dont l’une des nouvelles se passe à Rome, lieu exotique du point de vue persan, mais qui ne correspond pas à l’orientalisme attendu dans ce type de conte en Europe. Certaines figures orientalisantes parsèment le récit tels que les vizirs et les mandarins qui ne se trouvent pas dans la version d’Armeno.
Cependant les touches d’exotisme ne servent en général qu’à donner un cadre général à l’histoire : le coeur des récits de Mailly est l’histoire d’amour impossible qui se réalise à la fin du conte selon le schéma type des contes galants européens. La localisation des contes dans des lieux lointains est alors une manière artificielle de répondre aux critères essentiels du conte oriental tout en conservant l’esthétique de la nouvelle galante. Notons notamment que la fin de l’histoire de l’empereur Bahram a été modifiée à partir de la version d’Armeno : les histoires racontées par les princesses chez Khosrow ont pour objectif de guérir le roi de son tourment amoureux pour la belle esclave Diliram, mais à la fin du livre, le roi sombre dans une grotte, métaphore de sa chute en Enfer. Dans les versions d’Armeno et de Mailly, Bahram guérit de son trouble et finit sereinement de régner jusqu’à sa mort.
Le style poétique persan de Khosrow subit aussi une adaptation profonde pour le lectorat européen. L’oeuvre originale correspond en effet à un genre littéraire propre à la littérature arabo-persane : le masnavi, long roman poétique composé de distiques rimés. Il s’agit d’un genre didactique et philosophique souvent empreint d’une mystique soufie[22]. Khosrow s’inscrit ainsi dans une tradition littéraire particulière, et son oeuvre est elle-même une imitation d’un grand classique de la littérature persane, les Sept Beautés (Haft paykar, هفتپیکر) du poète Nizami. Khosrow compose son texte en réponse à ce poète et décide de réécrire le récit de Bahram et des sept princesses à sa manière. Armeno ne pouvait pas rendre compte de ces références littéraires dans sa traduction, et a dû sortir l’oeuvre de son contexte littéraire et culturel. La forme même du masnavi ne possède pas d’équivalent dans la littérature européenne, le traducteur n’a donc pas hésité à se rapprocher des genres littéraires connus de son lectorat. Les contes de Shéhérazade n’étant pas encore connus des lecteurs du xvie siècle, Armeno décide de faire narrer les nouvelles non plus par les princesses mais par des nouvellistes : il inscrit ainsi ces récits dans la tradition italienne des nouvelles dont le Décaméron de Boccace est le parangon, là où les princesses racontaient des « fables » rimées et poétiques tout en chantant et en jouant des instruments de musique. Le titre même du livre ne va plus évoquer le nombre de nouvelles, mais va rapprocher l’oeuvre de la littérature de voyage, la « pérégrination » des trois princes de Sarendip devient alors le récit cadre.
La version originale de Khosrow est donc écrite dans un style poétique propre à ce genre littéraire, elle reprend des images assez classiques dans la littérature persane de l’époque : la gazelle pour la jeune femme, le cyprès qui symbolise la beauté ou les beaux yeux noirs des princes comparés à des narcisses. Ces images qui peuvent paraître exotiques pour le lecteur français ou italien correspondent à des lieux communs que le lecteur persan est capable de reconnaître et de comprendre : Armeno ne reprend aucune de ces images et écrit une traduction finalement très épurée de toute poésie et d’images exotiques, car ce type d’écriture ne correspondait pas à ce que l’on attendait d’un récit de voyage à cette époque, qu’il soit réel ou imaginaire. L’exotisme des lieux et des personnages suffit là où l’exotisme du style était superflu. La traduction de Mailly se nourrit ainsi des modifications importantes qu’a effectuées Armeno dans sa traduction italienne, même si le texte de Mailly s’inscrit plus particulièrement dans l’esthétique des nouvelles galantes et des contes orientaux.
Le genre littéraire est alors souvent l’élément central de l’adaptation : de nombreuses modifications ou ajouts sont souvent dus à la volonté du traducteur de faire entrer l’oeuvre dans des catégories génériques bien définies. Si les nouvelles galantes voilées de l’orientalisme du conte oriental sont déjà un exemple représentatif, l’abbé Bérault entreprend un changement plus radical. Alors que les Songes et discours (Sueños y discursos) de Quevedo entraient, comme leur nom l’indique, dans le genre littéraire bien établi du songe, l’abbé Bérault les transforme en un voyage réel du chevalier de Quevedo. Le traducteur va cependant prendre le contrepoint du récit de voyage habituellement situé dans des contrées lointaines :
Les voyageurs passent communément pour des menteurs. […] Le principe concerne les nobles aventuriers qui ont porté les armes dans les troupes de tous les souverains connus […] qui ont parcouru les Indes orientales & occidentales, les déserts de l’Afrique & de la Tartarie ; qui ont pénétré jusques dans les états du prêtre Jean, du grand & du petit Thibet ; qui ont passé & repassé la ligne, & qui ont fait neuf ou dix fois le tour du monde. Qu’on ne s’attende pas à des détails aussi curieux, en lisant mes voyages ; je n’ai jamais aimé à changer d’air. […] En un mot, chacun a son goût ; le mien me porta à voyager dans la province de la Manche & dans le voisinage de Tobozo. De tout temps cette contrée a été célèbre par les folies amoureuses de ses habitans[23].
S’il prend le contrepoint du voyageur menteur qui part dans des pays lointains, il n’hésite pas à faire une référence indirecte à Don Quichotte en plaçant le début du voyage du chevalier de Quevedo dans la même région et en évoquant la folie amoureuse du personnage de Cervantes : le décor est posé, nous sommes dans l’Espagne de l’hidalgo. Et c’est bien vers cet ailleurs hispanique que le traducteur va nous emmener, et même si le voyageur va finir par se retrouver en Enfer au milieu des diables et des damnés, l’Espagne n’est jamais loin. Cette transition du songe au voyage permet de placer le récit dans l’Espagne du siècle d’or et de donner une certaine cohérence à ce récit qui, même s’il se passe en Enfer, ne cesse d’évoquer des figures espagnoles. La figure du voyageur permet de placer l’oeuvre dans une tradition de traductions de voyages étrangers : le lecteur est déjà habitué à ce type de récit et s’attend à retrouver des traces de l’origine du narrateur dans la lettre du texte.
Conclusion
Dès lors, les trois traductions de voyages imaginaires de Desfontaines, Bérault et Mailly ont cela de commun qu’elles se rapprochent plus d’une adaptation ou, pour reprendre le terme de l’époque, d’une imitation des oeuvres originales. La question de l’altérité dans l’oeuvre et de l’oeuvre est alors au coeur des modifications textuelles. Selon les traducteurs, le texte doit s’adapter au goût des Français pour que les lecteurs prennent plaisir à le lire sans être choqués par ce qui relèverait des moeurs étrangères. Les traducteurs doivent leur épargner aussi bien les références culturelles qu’ils pourraient ne pas comprendre que les passages inintéressants car jugés trop éloignés de leurs représentations culturelles. Cependant, la traduction doit garder cette touche d’exotisme qui lui est propre : effacer son caractère étranger serait dans tous les cas un travail vain selon les préfaces des traducteurs. La traduction du voyage imaginaire confronte alors deux formes d’altérité : celle du narrateur étranger et celle du pays découvert. Les représentations de l’ailleurs sont en général conservées lorsqu’elles répondent aux attentes du genre du voyage imaginaire : la structure du texte doit alors être adaptée à ce genre littéraire qui s’accorde le plus, aux yeux des traducteurs, à ce dévoilement des terres inconnues et imaginaires, à ces îles lointaines, à ces souterrains de l’Enfer ou à ces pays de l’Orient fantasmé.
Parties annexes
Notes
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[1]
Voir Roger Zuber, Les « Belles Infidèles » et la formation du goût classique, Paris, Albin Michel, 1995, p. 189-199.
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[2]
Jonathan Swift, Voyages du capitaine Lemuel Gulliver, trad. Pierre-François Guyot Desfontaines, dans Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques, éd. C.-G.-T. Garnier, Amsterdam/Paris, [s. n.], 1787, vol. 14, p. xx.
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[3]
Ibid., p. xxvij-xxviij.
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[4]
Cité par Yen-Maï Tran-Gervat et Frédéric Weinmann, « Discours sur la traduction », dans Yves Chevrel, Annie Cointre et Yen-Maï Tran-Gervat (dir.), Histoire des traductions en langue française. xviie et xviiie siècles, 1610-1815, Lagrasse, Verdier, 2014, p. 295.
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[5]
À ce sujet, voir l’étude de Benoit Léger qui contextualise la traduction de Desfontaines autour des traductions plus fidèles des oeuvres de Swift de la même époque (« Une fleur des païs étrangers » : Desfontaines traducteur au xviiie siècle, Montréal, McGill University, Département de langue et littérature françaises, thèse de doctorat, août 1999, p. 49-57).
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[6]
Antoine-Henri de Bérault-Bercastel, Voyages récréatifs du chevalier Quévédo de Villegas, dans Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques, éd. C.-G.-T. Garnier, Amsterdam/Paris, [s. n.], 1787, vol. 15, p. 369.
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[7]
Ibid., p. 369-370.
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[8]
Ibid., p. 370.
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[9]
A.-H. de Bérault-Bercastel, Voyages récréatifs, op. cit., vol. 16, p. 46.
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[10]
Francisco de Quevedo, Songes et discours, trad. Annick Louis et Bernard Tissier, Paris, José Corti, 2003, p. 168. « Yo soy – dijo – el Rey que rabió. Y si no me conocéis, por lo menos no podéis dejar de acordarnos de mí, porque sois los vivos tan endiablados, que a todo decís que se acuerda del Rey que rabió, y en habiendo un paredón viejo, un muro caído, una gorra calva, un ferragüelo lampiño, un trapajo rancio, un vestido caduco, una mujer manida de años y rellena de siglos, luego decís que se acuerda del Rey que rabió » (F. de Quevedo, Los sueños [1627], éd. Ignacio Arellano, Madrid, Cátedra, 1991, p. 342-343).
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[11]
A.-H. de Bérault-Bercastel, Voyages récréatifs, op. cit., vol. 16, p. 46.
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[12]
F. de Quevedo, Songes et discours, op. cit., p. 168-169. « Han dado en decir que rabié y juro a Dios que mienten, sino que han dado todos en decir que rabié y no tiene ya remedio, y no soy yo el primero rey que rabió, ni el solo, que no hay rey ni le ha habido ni le habrá, a quien no levanten que rabie. Ni sé yo cómo pueden dejar de rabiar todos los reyes, porque andan siempre mordidos por las orejas de envidiosos y aduladores que rabian » (F. de Quevedo, Los sueños, op. cit., p. 343).
-
[13]
Nous traduisons. Voir le texte original : « Hora ch’io sono à così grande eta arrivato, giusta cosa è, che, havendo tanto tempo havuta cura del beneficio de miei sudditi, et delle provincie al regno mio soggette, questo poco di vita, che mi avanza io rivolga il pensiero à me stesso, et alla salute dell’anima mia. Onde havendo statuito di ritirarmi in un monasterio non guari luntano, dove chetamente, io possa considerare i peccati miei, et l’offese fatte à l’anima mia, facendone quella penitenza maggiore, ch’io potrò, per acquistare la misericordia del signor Dio, et impetrar da lui d’ogni offesa perdono, ho voluto chiamarti dinanzi à me » (Cristoforo Armeno, Peregrinaggio di tre giovani figliuoli del Re di Serendippo, Venise, Michele Tramezzino, 1557, p. 1v).
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[14]
Louis de Mailly, Le Voyage & les aventures des trois princes de Serendip, dans Voyages imaginaires, songes, visions et romans cabalistiques, éd. C.-G.-T. Garnier, Amsterdam/Paris, [s. n.], 1788, vol. 25, p. 225.
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[15]
J. Swift, Voyages du capitaine Lemuel Gulliver, op. cit., p. xix-xx.
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[16]
Jonathan Swift, Gulliver’s Travels [1726], éd. Claude Julien Rawson et Ian Higgins, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 107.
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[17]
Ibid., p. 244.
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[18]
Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, trad. Jacques Pons, éd. Émile Pons, Paris, Gallimard, 1976, p. 400-401.
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[19]
J. Swift, Voyages du capitaine Lemuel Gulliver, op. cit., p. xxxij.
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[20]
Ibid., p. 157.
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[21]
L. de Mailly, Le Voyage & les aventures des trois princes de Serendip, op. cit., p. 329.
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[22]
À ce sujet, voir Julie Scott Meisami, « Genres of Court Literature », dans Ehsan Yarshater (dir.), General Introduction to Persian Literature, éd. J. T. P. de Bruijn, London, I. B. Tauris, 2009.
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[23]
A.-H. de Bérault-Bercastel, Voyages récréatifs, op. cit., vol. 15, p. 375-376.