La tâche que se donne l’auteur n’est pas sans difficulté vu l’aveu de Plotin, au traité 6, que l’âme mène précisément une double vie : elle est « amphibie [ἀμφίβιοι] ». Il croit néanmoins que l’on peut dessiner les linéaments d’un sujet plotinien défini si l’on privilégie une approche génétique, retraçant les apories auxquelles Plotin est confronté au fur et à mesure qu’il tente de rattacher l’homme singulier à son εἶδος (l’idée de l’homme considéré en général) et de lui fournir une assise éthique. Découvrir, dans les développements de Plotin, sa conception du sujet exige aussi, aux yeux de l’auteur, de rester attentif à la « pragmatique » de son discours (p. 21), marqué par les allées et venues de la démarche dialectique, ainsi qu’à la manière dont il subvertit pour son propre usage (platonicien) les concepts qu’il emprunte à ses adversaires (aristotéliciens et stoïciens, principalement). L’auteur comprend lui-même son entreprise selon trois « moments » (ibid.). Dans un premier temps, il veut montrer comment Plotin fusionne les différentes définitions de l’homme héritées de Platon : l’homme comme âme, le corps comme instrument de l’âme (Alcibiade) ; l’âme comme réalité une (Phédon) ; l’âme comme réalité tripartite (République, Timée). Il souhaite ensuite montrer comment Plotin façonne progressivement et « en pointillés » (ibid.) un sujet fondé sur la faculté de raisonner (la διάνοια), envisagée comme moyen de lier le principe d’identité de l’homme (son εἶδος, donc) et son principe d’individuation (la μορφή au sens aristotélicien du terme). Le troisième et dernier temps de l’entreprise consiste à élucider plus avant la manière dont Plotin articule les héritages platonicien et aristotélicien, d’une part, en faisant de la μορφή une émanation de l’εἶδος et, d’autre part, en transformant les inférences qu’Aristote veut tirer du sensible en des « déductions tirées de l’intelligible » (ibid.). C. Girard ne le précise pas, mais on peut estimer que le premier moment correspond aux chapitres I à III, le second aux chapitres IV à VII et le troisième aux chapitres VIII et IX. Le chapitre X, entièrement consacré au traité 53, peut être envisagé comme étant l’aboutissement de la démarche génétique évoquée plus haut, dans la mesure où il s’appuie sur l’ensemble des développements précédents pour aborder le texte avec lequel se termine la réflexion de Plotin sur l’âme humaine. La démonstration de l’auteur implique toute une série de traités — elle s’appuie surtout sur 2, 26 à 28, 38, 49 et 53 — et elle est particulièrement complexe. On se demande d’ailleurs s’il n’aurait pas mieux fait (ne serait-ce que pour la clarté de l’exposé) d’étudier ces traités l’un après l’autre, de manière chronologique, plutôt que de privilégier une approche thématique. Son résultat, pour autant, ne manque pas de clarté : il existerait un sujet plotinien et ce sujet constituerait bel et bien une « substance » (p. 282). C’est au chapitre X, avec l’analyse du traité 53 donc, que cette thèse est le mieux éclairée. Ce traité, rappelons-le, pose directement la question du sujet : « [l]es plaisirs et les peines, les craintes et les audaces, les désirs et les aversions, et la souffrance, à qui faut-il les attribuer [τίνος ἂν εἶεν] ? ». Ces affections, on l’entend bien, appartiennent à l’être humain en tant qu’il est un vivant et non en tant qu’il participe de l’idée d’homme. Toute la difficulté est d’identifier une instance qui soit intermédiaire entre cette expérience sensible, mensongère et changeante, et une âme qui a part à l’intelligible et qui, en tant que telle, doit connaître le …
Christian Girard, L’homme sans dualité. La question du sujet. Le « nous » chez Plotin. Paris, Librairie philosophique J. Vrin (coll. « Histoire des doctrines de l’Antiquité classique »), 2023, 345 p.
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Nicolas Comtois
École pratique des hautes études, Paris
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