Pierre-Luc Desjardins propose une relecture de l’oeuvre eckhartienne à l’aune de l’aristotélisme. S’autorisant du champ lexical du Thuringien, il développe une « interprétation (méta-)physicaliste » de la naissance du Fils dans l’âme (p. 25). Cette thèse s’organise en six chapitres. I) Le couple mouvement-achèvement y sert d’axe principal pour présenter la transformation (trans-formatio) de l’homme à l’image de Dieu (chap. I : « [Méta-]Physique biblique »). Tandis que la Lex vetus concerne le mouvement, l’Évangile, identifié à la Lex nova, concerne le repos auquel tout homme est finalement destiné. L’A. conçoit cette dynamique à l’aide du rapport entre « serviteur » (servus), auquel il consacre deux chapitres (II. « Étiologie et ontologie », III. « Désir et repos »), et « fils » (filius), qui est le thème des trois derniers chapitres (IV. « Détachement et lex amoris », V. « Expression et sujétion », VI. « La génération de l’image »). II) P.-L. Desjardins met en lumière l’« absolutisme ontologique » de la pensée eckhartienne (p. 73, 98) : les créatures sont tendues du néant (terminus a quo) vers l’être (terminus ad quem). Il y montre, de manière heureuse, combien le repos, qu’il soit de Dieu ou de l’âme en lui, « doit se penser comme incluant l’action […], mais excluant le mouvement » (p. 100). Étiologie et ontologie vont précisément de pair, car c’est par l’action (vertueuse) que l’homme transite de son état de serviteur à celui de fils. III) Or, qui dit action, dit aussi passion. Ce n’est nullement par un volontarisme, mais en laissant Dieu opérer en lui, que l’homme peut devenir semblable à son terme. Le couple actif-passif assume l’opposition supérieur-inférieur proposée dès le prologue de l’opus tripartitum (p. 130). C’est en attirant l’étant vers sa fin que l’agent rend le patient capable de lui (capax dei). Ainsi, le désir, encore marqué par la souffrance et l’inquiétude, est-il dépassé vers l’amour, où règnent la joie et le repos (p. 143). Ce passage est exemplifié par le paradigme du juste et de la justice. IV) Identifiant l’Abgeschiedenheit et l’humilitas (p. 172), l’A. présente le détachement comme l’aboutissement de la vertu morale, puisqu’il permet l’amour du prochain en Dieu. Remplaçant ainsi le rôle que joue la justice chez Aristote (p. 188), cette puritas vertutum est celle de l’homme noble qui laisse tomber le monde extérieur pour Dieu. On en arrive ainsi au coeur de la pensée eckhartienne : la relation intime du Père et du Fils, comme lieu de destination humaine. V) L’A. relit l’union de l’engendrant et de l’engendré en termes aristotéliciens : « Acte et puissance dans la nature reflètent pour Eckhart l’actif et le passif primordiaux que sont le Père et le Fils » (p. 205). C’est sur cette base qu’il pense la notion d’image en lien avec la béatitude. Le Thuringien articule la génération du Fils, image du Père, et la création, « d’après l’image de Dieu » (ad imaginem dei). La béatitude se conçoit alors comme une « abstraction » de tout mouvement pour ne laisser subsister que l’image de Dieu imprimée dans l’homme (p. 232). Elle se présente comme un « pâtir » où l’âme se rend entièrement réceptive à l’acte divin (p. 242). Le terme subiectum y est interprété dans le sens d’une « sujétion » ou « soumission » de l’âme à Dieu. VI) P.-L. Desjardins se concentre enfin sur le couple alteratio-generatio : l’altération est le « changement préparatoire » pour arriver à la génération où toute privation est évacuée …
Pierre-Luc Desjardins, Devenir le Fils. Physique et noétique chez Maître Eckhart. Paris, Les Éditions du Cerf (coll. « Patrimoines »), 2023, 314 p.
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Yves Meessen
Université de Lorraine, Metz
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