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Pour introduire sa réflexion sur la notion d’instrument et faire voir l’importance de la notion de causalité instrumentale, Charles Ehret évoque le problème classique de conciliation entre causalité divine et causalité naturelle : « Si Dieu est la cause de toutes choses, comment peuvent-elles avoir d’autres causes que Dieu ? » (p. 1). La solution du problème consiste à reconnaître dans les causes naturelles des instruments de la cause divine. « Ce par quoi quelque chose opère », voilà, explique Thomas dans son enseignement sur les sacrements, ce qui définit l’instrument. L’auteur de la Somme théologique « défend une causalité instrumentale qui, loin d’éclipser la causalité divine, la manifeste, comme les instruments de l’artisan manifestent la force et la fécondité de son art » (p. 1).

I. Propos de l’ouvrage

L’instrumentalité, qui s’observe tant dans la production artisanale que dans la génération naturelle, s’inscrit dans un univers où « un agent n’agit jamais seul » (p. 2). Cet agir partagé, notre auteur se propose d’en comprendre les ressorts. L’exemple de la hache du constructeur de banc illustre la double action de l’instrument : de par sa forme propre, il coupe le bois, mais en tant que manié par le menuisier, il sert de relais à l’action de l’agent principal. Ce dernier aspect révèle une transitivité essentielle, que le professeur lyonnais se propose d’interroger, en cohérence avec le titre de son ouvrage : « Comment un agent (l’instrument) peut-il faire qu’un autre (la cause principale), qui agit sur lui, agisse à travers lui ? » (p. 9). Cette transitivité essentielle serait demeurée impensée, malgré l’abondance d’études sur la causalité instrumentale, qui auraient le tort de « se concentrer sur un point qui n’est essentiel qu’en apparence » (p. 8), à savoir la double action qu’on vient d’évoquer.

À la recherche d’une théorie de l’instrumentalité dans l’oeuvre de Thomas d’Aquin, notre auteur croit la découvrir dans la théorie de l’instrumentalité sacramentelle de l’Aquinate. Ehret se propose de « distinguer les différents éléments qui entrent dans l’élaboration du concept d’instrument et, surtout, la logique de leur composition » (p. 11). Ces éléments, précise-t-il, « se réduisent à deux principaux : le mouvement (motus) et le pouvoir (virtus) » (p. 11). Le premier amène à penser l’instrument comme un moteur mû et relève de la théorie du mouvement développée par Aristote. Le deuxième se rattache à l’explication selon laquelle « l’instrument contient […] une certaine virtus, qui n’est pas la sienne », une virtus fluens (p. 12), telle celle dans la hache, constituée comme instrument par le pouvoir du menuisier, dès que ce dernier s’en empare.

II. La thèse défendue

Ces deux éléments, notre auteur est bien obligé de constater que Thomas les pense toujours d’un même élan : « Pour lui, cela ne fait pas de doute : le moteur mû est cela même qui agit en vertu d’un autre et inversement » (p. 13). Pourtant, Ehret juge préférable et même nécessaire que l’instrument thomasien s’émancipe du mouvement. Tout l’effort de son livre consiste à établir cette nécessité. Contre la notion de moteur mû, le professeur lyonnais monte la charge : « cette formule est un leurre » ; « le mouvement de l’instrument n’a aucune vertu explicative » ; « la description de l’instrument comme un moteur mû n’est adossée à aucune théorie pertinente » (p. 14). Paradoxalement, cette attaque en règle d’une notion centrale à la physique d’Aristote s’effectue au nom des principes de la Physique : « D’après les principes de la Physique d’Aristote, le mû est essentiellement en puissance, le moteur essentiellement en acte, de sorte que ce qui meut en tant que mû devrait être en acte et en puissance en même temps et sous le même rapport » (p. 14). De façon plus étonnante encore, cette négation de la consistance ontologique du moteur mû s’accompagne d’une reconnaissance du caractère « observable, comme l’est tout changement » (p. 11), du mouvement d’instruments utilisés pour mouvoir des objets (tels le bâton remué par la main et qui meut la pierre). Pleinement convaincu par son analyse, notre auteur craint ici que l’évidence des sens ne soit occasion d’aveuglement pour l’esprit : « L’évidence sensible des moteurs mus rend aveugle à leur impossibilité théorique ». Il prend bien soin de souligner cette évidence, qu’il présente comme une objection contre sa position : « Il suffit en effet d’invoquer le cas de la pierre que l’on pousse avec un bâton […] et l’affaire est réglée : il y a des moteurs mus. Comment dès lors, convaincre de la pertinence d’un problème que l’expérience de chacun paraît dissiper avant même qu’il ne se forme ? » (p. 25).

On l’aura compris, « le présent ouvrage n’a […] rien d’un Aquinas on instruments ». Clairement, « il ne restitue pas l’opinion de Thomas sur une notion donnée » (p. 17). On ne reprochera donc pas à notre Parménide moderne son infidélité à l’enseignement de l’Aquinate. Il convient cependant de s’interroger sur la valeur de sa démonstration à l’effet que « le moteur mû est contradictoire » (p. 17) et sur la justesse de sa compréhension de la définition du mouvement à l’origine de la contradiction alléguée.

III. Le problème du moteur mû

Pour notre auteur, la définition du mouvement proposée par Aristote, « l’entéléchie de ce qui est en puissance en tant que tel » (Physique III 1), atteste que « le mû est en puissance ». Or un moteur, pour mouvoir, doit être en acte. En conséquence, « le mû ne saurait […] mouvoir comme tel » (p. 21). Pas de mû moteur comme tel, donc pas de moteur mû ! Ce raisonnement censé dévoiler une incompatibilité entre la définition aristotélicienne du mouvement et l’existence de moteurs mus, le commentateur grec Jean Philopon l’avait déjà proposé comme objection :

S’il y a des choses motrices en même temps mues, sachant que le moteur en tant qu’il meut est en acte, alors certaines des choses mues sont en acte ; mais le changement a été énoncé « l’entéléchie de ce qui est en puissance en tant que tel », de sorte que soit la définition du mouvement est fausse, soit l’existence des choses qui meuvent en plus d’être mues [est fausse].

cité p. 43

À l’instar de Philopon, qui approuve la solution qu’Aristote apporte au problème, Ehret paraît d’abord se laisser convaincre. Cette solution consiste à préciser que

puisque certaines choses sont les mêmes en puissance et en entéléchie, mais non en même temps ou alors pas sous le même rapport, mais par exemple chaud en puissance et froid en entéléchie, [on voit] dès maintenant que beaucoup de choses agiront et pâtiront les unes des autres. Car tout sera en même temps capable d’agir et de pâtir. De sorte aussi que ce qui naturellement moteur est mobile.

Physique III 1, cité p. 45

Cette double capacité, le professeur lyonnais l’analyse soigneusement et n’y trouve rien à redire : « À ce stade, les choses sont parfaitement claires : un moteur peut être mû selon un mouvement simultané contraire ou selon un mouvement non simultané mais identique » (p. 45). La suite de ce que dit Aristote ne trouve cependant pas grâce à ses yeux. Quand le Stagirite affirme que « toute réalité de ce genre meut en étant aussi mue », notre auteur l’accuse de décrocher de son raisonnement, d’opérer « un glissement en direction du premier moteur » (p. 46). Ehret comprend qu’il « est nécessaire qu’un moteur naturel (qui réchauffe) soit simultanément mû sous le rapport contraire (il est refroidi) » (p. 46). Il comprend aussi qu’Aristote refuse que tout moteur soit mû (« si tout moteur matériel est mû, tout moteur ne l’est pas ») et qu’on accède au premier moteur par la mise en série de moteurs mus. Il dénonce toutefois le glissement qui s’opère, selon lui, dans la manière de comprendre que tout moteur matériel meuve en étant mû : en Physique III 2, Aristote évoque le fait que l’activité de l’agent se fait par contact, de sorte qu’en même temps il pâtit aussi ; en Physique VIII 5, le Stagirite raisonne à partir de la mise en série de moteurs mus. D’un côté, « c’est donc du patient que l’agent pâtit nécessairement et donc par le mobile que le moteur est nécessairement mû », il s’agit d’un « mouvement réciproque ». De l’autre, on a des moteurs qui se laissent mettre en série, « on peut les mettre bout à bout » (p. 47). De cette opposition, notre auteur conclut que « l’explication du mouvement nécessaire du moteur naturel n’ouvre donc aucune fenêtre sur VIII 5 » (p. 47). Son exégèse soupçonneuse le conduit à prêter à Aristote une stratégie d’exposition retorse :

C’est pourquoi Aristote diffère son explication. Il a le premier moteur en vue parce qu’il perçoit que sa définition paraît interdire les moteurs mus qui y mènent. Il ne précise donc en rien ce qu’il entend par le fait que « les réalités de ce genre meuvent en étant elles aussi mues », parce qu’il veut nous faire penser à des moteurs essentiellement mus par d’autres, c’est-à-dire simultanément moteurs et mus sous le même rapport, en une série qui en appelle un premier. Ce sont d’eux qu’il a besoin pour atteindre l’objectif de sa Physique, ce sont eux que menace sa définition, ce sont eux qu’il veut sauver, mais ce ne sont pas eux qu’il rend possible.

p. 47

En réalité, Aristote n’aurait jamais admis qu’un être meuve et soit mû en même temps sous le même rapport. Sous le rapport selon lequel sa matière n’est chaude qu’en puissance, la casserole est chauffée par le rond allumé de la cuisinière électrique ; sous le rapport où elle possède en acte une certaine chaleur, elle chauffe l’eau contenue en elle. Le rond lui-même ne chauffe que pour autant qu’un courant électrique l’active ; ce courant, à son tour, a été généré par une turbine, elle-même mue par l’eau qui la fait tourner. La définition du mouvement comme acte du mobile en tant que mobile et l’idée que le moteur n’agit que par contact (même si cette idée est illustrée par l’exemple d’une action réciproque entre un mobile et son moteur) ne menace en rien les moteurs mus en série. Qu’un agent et un patient agissent réciproquement l’un sur l’autre, ou que, par surcroît, cet agent agisse sur ce patient tout en subissant lui-même l’action d’un agent antérieur, toujours cela se fait par contact ; en raison de leur matière, tous ces êtres actualisés par une forme demeurent en puissance à d’autres formes. Cette puissance ne sera actualisée que s’ils entrent en contact avec des corps qui possèdent déjà en acte ces formes.

En outre, admettre l’existence de moteurs mus en série s’accorde parfaitement avec l’idée que le mû ne saurait mouvoir comme tel (en tant qu’il est en puissance). Cette idée, à son tour, ne fait nullement obstacle à la possible existence d’un moteur mû. Simplement, il faut comprendre que ce mû ne meut pas en tant qu’être en puissance, mais en tant que partiellement en acte (selon cette entéléchie qui caractérise le mouvement). Que l’agent pâtisse du patient, ou qu’il pâtisse d’un agent antérieur, on a affaire à des façons toutes deux légitimes et ontologiquement consistantes de constituer des moteurs mus. Qu’Aristote passe de l’une à l’autre ne discrédite en rien la pertinence de ses explications. S’il pose des moteurs mus en série, ce n’est pas simplement parce qu’il en a besoin, c’est parce que l’expérience atteste leur existence. Certes, la notion de corps simultanément moteurs et mus sous le même rapport s’avère impossible et contradictoire, mais Aristote savait faire les distinctions appropriées pour mettre sa pensée à l’abri d’une telle chimère.

IV. L’impossibilité d’un mouvement du mouvement

Le deuxième chapitre de Agir en vertu d’un autre traite du problème de l’éternité du monde, lié, d’après notre auteur, à l’élimination du moteur mû. D’entrée de jeu, Ehret affirme qu’Aristote « élimine le moteur mû explicitement, bien que discrètement, en Physique V » (p. 49). Voilà qui rend perplexe : le Stagirite éliminerait la notion clé dont il a impérativement besoin pour atteindre l’objectif de sa Physique, à savoir pour prouver l’existence d’un premier moteur immobile ? En fait, Aristote n’écarte en rien la notion de moteur mû exposée en Physique III et VIII ; ce qu’il élimine, c’est le mouvement du mouvement. Or le mouvement, en tant que procédant de l’agent, donne lieu à la catégorie de l’action ; et en tant que subi dans le patient, il donne lieu à la catégorie de la passion. Il faut donc admettre, puisque tout mouvement s’effectue dans un sujet déterminé et que ni l’action ni la passion ne sont de tels sujets, qu’il ne peut y avoir de mouvement de l’action ni de mouvement de la passion. Sur ce point, le professeur lyonnais cite pertinemment Aristote :

Il n’y a pas non plus de mouvement [dans la catégorie] de l’agent et du patient, ni de tout moteur ni de tout mû, parce qu’il n’y a pas de mouvement de mouvement, ni de génération de génération, ni, de manière générale, de changement de changement.

Physique V, cité p. 73

Néanmoins, l’aperception d’une différence entre l’agent et le patient conforte notre auteur dans son refus de concéder aux moteurs la possibilité d’être mus :

La thèse, cependant, n’a pas le même sens pour l’agent et le patient, parce que la passion, toute constante qu’elle soit, reste un mouvement : s’il n’est pas mû quant à son mouvement, le patient n’en reste pas moins mû, à savoir, par le mouvement, constant, dont il est sujet. Il n’en va pas de même pour l’agent. Nier le mouvement selon l’agir et le pâtir, c’est dire, d’une part, que si une chose peut être en mouvement, une chose-mue ne le peut, et, d’autre part, que si une chose peut mouvoir, un moteur ne peut pas être lui-même mû.

p. 73-74

L’action, peut-on rétorquer, reste un mouvement, celui que subit le mobile en provenance de l’agent. L’énoncé une chose-mue ne peut être en mouvement n’a de sens que si on entend par là que le mouvement subi ne peut être en mouvement ; l’énoncé un moteur ne peut pas être lui-même mû n’est vrai que si on l’entend au sens où l’action comme telle ne peut être sujette à un mouvement. Quand Ehret affirme « pas de mû mû, mais pas non plus de moteur mû » (p. 74), il semble se plaire à cultiver l’ambiguïté. Quand on lit : « si le mû est essentiellement en puissance, il ne saurait mouvoir » (p. 71), on s’attend à une précision subséquente (qui, malheureusement, ne vient pas) : il ne saurait mouvoir en tant même que mû. Car rien n’empêche un corps potentiellement sujet à des déterminations contraires d’agir et de pâtir sous des rapports différents. Et quand l’auteur ajoute : « et il n’y a pas de moteur mû », en présentant cet énoncé comme une conséquence patente de la définition du mouvement et un point établi explicitement en Physique V, on nage en plein sophisme, à moins d’entendre simplement qu’il n’y a pas de mouvement de l’action.

En ce qui concerne plus directement le problème de l’éternité du monde, Ehret partage des réflexions appuyées sur une érudition impressionnante, mais sa volonté d’éliminer toute influence reçue, toute « passion » chez les moteurs fausse l’explication des mouvements. Ses propos ne donnent qu’une vue tronquée des causes qui les expliquent, même dans un monde possiblement éternel. Son utilisation de l’exemple du père de Socrate, emprunté à Thomas, l’atteste, compte tenu de son silence à l’endroit de la série nécessairement finie des causes efficientes par soi :

Le père de Socrate, comme tout moteur, meut parce qu’il est en acte et non parce qu’il est mû, et c’est pourquoi il n’y a que des mouvements constants qui, s’achevant dans les formes fixes qui les scandent, se succèdent par accident, de sorte que le monde peut avoir duré éternellement.

p. 76

L’Aquinate n’aurait jamais dit : « comme tout moteur » et qu’il n’y a « que des mouvements […] qui se succèdent par accident » ; à la suite d’Aristote, il comprend, avec raison, que tous les moteurs ne sont pas mus, car le premier d’entre eux est immobile, et que son existence se démontre à partir de l’impossibilité de remonter à l’infini dans la série des causes par soi, contre distinguées des causes par accident.

V. La preuve d’un moteur premier

Dans le troisième chapitre, Ehret traite de la preuve d’un moteur premier. Il analyse en détail la prima via et met pertinemment en relief comment cette première preuve de l’existence de Dieu se base sur l’impossibilité de l’automoteur. Mais le professeur lyonnais ne tarde pas à s’écarter de la voie tracée par Thomas. Il tente de miner la valeur de la preuve prise du mouvement en faisant valoir que ce qui plaide en faveur de l’impossibilité de l’automoteur entraîne aussi l’impossibilité de moteurs mus :

Pour atteindre un premier moteur immobile, il faut prouver qu’un moteur ne saurait être mû par soi. Seulement, l’impossibilité de l’automoteur tient au fait qu’il ne saurait être à la fois en acte et en puissance sous le même rapport, ce qui rend impossible les moteurs mus, et interdit de remonter, par leur intermédiaire, à un moteur premier.

p. 100

Le principe qui « doit servir à nier la possibilité d’un être qui se mouvrait lui-même » supposerait donc « une analyse du mouvement dont l’effet sera aussi d’interdire toute transmission physique » (p. 79). L’ontologie de l’instrument, évoquée dans le titre même de l’ouvrage, ne dévoile, à ce stade-ci de la recherche, que l’être d’un non-être, elle prend la forme d’une conceptualisation de l’inconcevable, puisque l’instrument s’avère impossible : « […] l’impossibilité de l’instrument est celle de l’automoteur, au sens où l’analyse du mouvement qui rend l’automoteur impossible rend du même coup le moteur mû inconcevable » (p. 79-80).

La preuve de Thomas, souligne Ehret, « repose sur le fait que le mû, comme tel, est en puissance ». Cette potentialité du mû constitue le point capital :

C’est seulement si on comprend que le mouvement est l’actualité d’un être-en-puissance, c’est-à-dire que le mû est purement et simplement en puissance à l’égard de son terme (et nullement en acte à l’égard de son propre mouvement), que l’on peut, avec Thomas, fournir une preuve pleinement satisfaisante du principe d’altérité motrice, selon lequel le mû, essentiellement en puissance, ne saurait être moteur. Si l’on comprend autrement le mouvement, comme l’actualité d’une puissance au mouvement, alors le mû aurait l’actualité nécessaire pour s’entraîner lui-même.

p. 81

Sur ce point, notre auteur raisonne comme Thomas. Les êtres en mouvement en supposent d’autres qui les meuvent, un être mû ne saurait se mouvoir lui-même. Mais saurait-il en mouvoir d’autres ? Sa réflexion sur ce point l’amène à raisonner contre Thomas :

Mais comment alors le mû pourrait-il mouvoir un autre ? La bûche […] ne peut se chauffer elle-même ni chauffer autre chose, parce qu’en tant que mobile elle n’a pas l’actualité qui lui permettrait d’agir. C’est ce déficit d’actualité qui interdit au mû de se mouvoir lui-même, d’être automoteur, et qui lui interdit, du même coup, de mouvoir un autre, d’être un instrument.

p. 82

Ehret réitère sa position : « Le moteur mû renferme la même contradiction que l’automoteur » (p. 83). Le refus de motricité que Thomas reconnaît au mû en rapport à lui-même, devrait s’étendre à tout mû qui prétendrait mouvoir un autre. La distinction tranchée entre acte et puissance en fait foi : quand on est mû, on est mû, quand on est moteur, on est moteur. La main d’un côté, la pierre de l’autre ; le bâton devra choisir son camp ! Un passage clé de Thomas sur l’instrument indique pourtant clairement comment le contact à la fois avec un moteur et un mobile permet à l’instrument mû de mouvoir :

L’instrument par lequel le moteur meut, est mû et meut tout à la fois, car il a communication à chacun, il comporte une certaine identité à ce qui est mû. Cela est surtout manifeste dans le mouvement local. Du premier moteur jusqu’au dernier mû, un contact mutuel est nécessaire. Voilà qui atteste l’identité, par contact avec le mobile, de l’instrument intermédiaire. Ainsi, il est mû en même temps que lui, pour autant qu’il a communication avec lui. Mais il a aussi communication avec le moteur, car il meut ; de façon telle, cependant, que l’instrument par lequel ce moteur meut, ne soit pas immobile.

Commentaire de la Physique, VIII, leçon 9, 1044

Faut-il encore le souligner, ce n’est jamais « sous le même rapport et de la même manière » que l’instrument constitue « quelque chose de moteur et mû » (p. 85). En avançant le contraire, Ehret le rend inconcevable, ce qui lui donne beau jeu pour discréditer la prima via, qui perd bien sûr tout son sens une fois éliminés les moteurs mus.

VI. Un instrument sans mouvement ?

Dans une deuxième partie de l’ouvrage, que Cyrille Michon, dans sa recension[1], qualifie de pars construens, par opposition à la pars destruens qui a précédé, notre auteur se met à la recherche d’une saine définition de l’instrument, purgée de toute référence au mouvement. Il développe, en généralisant les réflexions de Thomas sur les sacrements, instruments de Dieu pour conférer aux âmes la grâce divine, un « concept métaphysique d’instrument » (p. 103). Il présente d’abord l’instrument comme un pouvoir consistant en une intentio (chap. 4), puis précise qu’il s’agit d’une intentio fluens (chap. 5), pour ensuite proposer que « ce n’est pas dans l’instrument qu’il faut chercher de quoi expliquer l’être intentionnel et fluant du pouvoir instrumental, mais dans le pouvoir même » (chap. 6, p. 171).

Dans un sacrement comme le baptême, un corps, l’eau, cause un effet spirituel, la purification de l’âme. Un agent ne peut ainsi agir au-delà de lui-même que s’il sert d’instrument. Comme instrument de Dieu, le sacrement peut causer la grâce. Cette « thèse audacieuse » de Thomas intéresse Ehret, car « le sacrement n’est d’aucune façon pertinente en mouvement », de sorte que l’explication du mode d’action impliqué pourra déboucher sur un concept d’instrument qui a « l’avantage théorique d’être théoriquement viable » (p. 103). Ce qui, pour notre auteur, veut dire qu’il permet de « lever la contradiction du moteur mû » (p. 111).

Au terme d’une démarche qu’il serait trop long de rapporter et de critiquer ici, Ehret conclut :

On trouve chez Thomas deux notions d’instrument. Une première, toute physique et plutôt évidente, selon laquelle un instrument, comme un bâton, est un moteur mû. Une autre, plus technique et, selon laquelle un instrument, comme l’eau du baptême, agit en vertu d’un autre, au sens où il a en lui, d’une certaine façon, le pouvoir de l’agent principal.

p. 211

Cette notion technique d’instrument permettrait de dépasser la contradiction entachant le moteur mû, en transplantant la notion d’instrument de la physique à la métaphysique. Libérée du mouvement, elle se définirait comme une virtus, un pouvoir, une propriété transitive, dû à son être intentionnel, qui, à la manière d’une apparence (species) sensible, ne détermine pas son sujet (comme la couleur dans l’air ou dans le sens, qui ne colore pas ce en quoi elle se trouve comme intentio).

VII. Instrument, un mot analogue

Une conclusion sur la notion d’instrument plus conforme à l’enseignement de Thomas irait, à mon avis, plutôt comme suit : le terme instrument revêt un sens plus large lorsqu’il désigne ce qui sert à une cause principale pour produire un effet spirituel plutôt que physique. Mais même dans ce cas, la notion de moteur mû garde toute sa pertinence. Certes, le mouvement alors impliqué devra aussi s’entendre de façon analogue. De la sorte, on admettra que les causes naturelles ne sont pas, pour Dieu, des instruments exactement dans le même sens que les bâtons des rouleurs de pierre. Il n’en demeure pas moins que dans les deux cas, l’instrument s’expliquera toujours à la fois par sa capacité de mouvoir tout en étant mû et par celle d’agir en vertu d’un autre en participant à son pouvoir.

En somme, il ne convient pas de séparer ce que Thomas a uni, mais de reconnaître avec lui la différence essentielle entre une cause principale et une cause instrumentale, différence qui deviendrait inintelligible sans référence à une certaine forme de mouvement : « La cause instrumentale n’agit pas en vertu de sa forme, mais par le mouvement selon lequel elle est mue par l’agent principal » (Somme théologique, Troisième partie, q. 62, a. 1).