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Christopher B. Zeichmann enseigne au Emmanuel College de l’Université de Toronto et à l’Université Ryerson. Il a suscité un nouvel intérêt pour les interprétations des récits de la guérison miraculeuse du serviteur du centurion de Capharnaüm avec Queer Readings of the Centurion at Capernaum : Their History and Politics, publié en 2022 par SBL Press. Cette monographie s’inscrit dans un courant de recherche biblique s’orientant vers les interprétations queers des textes sacrés en proposant un regard neuf sur le récit de la guérison de l’esclave du centurion de Capharnaüm — un récit qui a fait l’objet de diverses interprétations homoérotiques depuis les années 1950. Zeichmann explore les interprétations du texte en les mettant en relation avec les différents discours sexuels, politiques et théologiques de la fin du xxe siècle et du début du xxie siècle. Le thème central de l’ouvrage est la manière dont les interprétations contemporaines des textes anciens sont influencées par le contexte socioculturel dans lequel elles se développent. Comment les lectures queers de la guérison du serviteur du centurion ont-elles évolué avec le temps ?

Divisé en 5 chapitres, le livre est essentiellement une recension chronologique et critique des écrits qui retracent l’évolution de la tension entre les interprétations homoérotiques et hétéronormatives de l’épisode de la guérison du παῖς du centurion qui se termine par une tentative de répondre à la question de savoir si le centurion a eu des relations sexuelles avec le garçon que Jésus a guéri.

Le chapitre 1 examine les interprétations homoérotiques du centurion de Capharnaüm à travers le prisme des lectures homophiles, une approche principalement européenne conçue pour analyser le désir homosexuel sans le pathologiser ou le considérer déviant. Dans le contexte des discussions sur la légalité des relations homosexuelles, la figure du centurion a été utilisée pour influencer le débat sur l’âge du consentement. Des liens entre l’interprétation homophile du centurion et la pédérastie ont été explorés, notamment en France entre les années 1960 et 1980, une époque où plusieurs intellectuels et écrivains français militaient activement pour l’abolition de l’âge minimal du consentement sexuel[1]. Toutefois, cette analyse ne saurait être interprétée comme suggérant que les individus homosexuels sont prédisposés à la pédophilie. L’auteur dénonce l’usage erroné et préjudiciable de ces discussions par des discours antihomosexualistes, en particulier chrétiens, et l’impact négatif que certains intellectuels cherchant à déstigmatiser la pédérastie ont sur le discours public. Finalement, le chapitre 1 critique le manque de réactivité du monde universitaire aux cas d’abus sexuels sur enfants impliquant d’éminents biblistes, que l’auteur ose nommer.

Le chapitre 2 explore la transition des lectures homophiles vers des lectures homosexuelles du centurion de Capharnaüm, mettant en évidence la façon dont ces interprétations, enracinées dans le contexte anglophone, ont évolué pour s’aligner sur les politiques d’assimilation et de respectabilité. Vers le tournant du millénaire, ces lectures ont été motivées par des enjeux tels que la légalisation du mariage pour tous et l’inclusion de soldats ouvertement homosexuels dans les forces armées. En réponse, des interprétations hétéronormatives ont nié toute dimension homoérotique dans la relation entre le centurion et le παῖς. Ces réfutations s’appuient souvent sur la conviction que les Juifs s’abstenaient de toute relation homosexuelle. Le chapitre conclut que ces débats reflètent les tensions entre la reconnaissance fluctuante des individus queers par l’État et la persistance de l’homophobie.

Le chapitre 3 explore la réception géographique et culturellement spécifique de l’exégèse homoérotique de la guérison du παῖς du centurion, notant son écho principalement en Amérique du Nord, en Europe de l’Ouest et dans certaines régions anglophones de l’Océanie, tandis qu’elle suscite peu d’intérêt dans des régions comme l’Amérique latine, l’Europe de l’Est, l’Afrique et l’Asie, ainsi que parmi les interprètes de couleur, les femmes et les personnes non binaires. Cette différence est attribuée à des héritages coloniaux et patriarcaux qui rendent problématique la représentation d’un officier militaire, supposément impliqué dans une relation avec un enfant, comme modèle de disciple chrétien. L’article suggère que les interprétations supersessionnistes, qui présentent Jésus et le centurion gentil comme supérieurs aux Juifs de leur époque, sont un problème courant dans le développement des traditions herméneutiques minoritaires, notamment les interprétations queers de la Bible.

Le chapitre 4 explore la marginalisation de l’interprétation homoérotique de la guérison du παῖς du centurion dans le domaine des études bibliques universitaires, malgré son approbation dans les sphères non universitaires. Cette marginalisation est attribuée à la dominance des « travaux de l’ombre » — des recherches réalisées en dehors du cadre universitaire conventionnel, souvent par des autodidactes ou des personnes ayant une modeste formation en études bibliques. Les auteurs de ces travaux sont souvent perçus comme manquant de crédibilité en raison de leur absence de qualification formelle et de leur incapacité à maîtriser les langues anciennes. En outre, leur militantisme, qui consiste à déduire des implications normatives directement de leurs analyses exégétiques, est généralement mal perçu par l’université, qui préfère une interprétation plus objective et impartiale. L’auteur examine la tension entre les interprétations activistes et scolastiques de la Bible, en mettant un accent particulier sur l’exemple de l’interprétation homoérotique de la guérison du παῖς du centurion. Il constate qu’au-delà de l’université, les recherches non institutionnelles ou « de l’ombre » peuvent avoir une influence importante, notamment grâce à leur visibilité médiatique et leur réception par les communautés religieuses. Cette dynamique renforce l’image de l’érudit désintéressé et contribue à l’inertie universitaire, au détriment d’une analyse plus profonde des implications sociales et politiques de l’interprétation biblique.

Au chapitre 5, l’auteur présente son analyse personnelle de la péricope. Selon lui, l’analyse des récits de la guérison du παῖς du centurion dans les Évangiles offre un terrain fertile pour l’exploration des implications de l’esclavage sexuel dans l’Empire romain, ainsi que des attitudes juives et chrétiennes primitives à l’égard de cette pratique. En particulier, le texte examine la question complexe de la possibilité d’une interprétation homoérotique de ces récits, en tenant compte de l’ambiguïté intrinsèque des termes et des contextes impliqués. L’interprétation de la péricope est ardue en raison de l’emploi du terme grec παῖς, qui peut désigner tant un enfant, un esclave ou un partenaire sexuel plus jeune dans un contexte homoérotique. L’usage de ce terme dans les Évangiles n’est pas clairement défini et donne lieu à une pléthore d’interprétations, ce qui crée une ambiguïté considérable quant à la nature exacte de la relation entre le centurion et le παῖς. Un point de discorde particulier réside dans l’usage par Luc du terme grec ἔντιμος pour qualifier le παῖς du centurion. Bien que ce terme soit souvent traduit par « cher » ou « précieux », ce qui pourrait suggérer une certaine proximité affective, une analyse lexicographique suggère que ἔντιμος pourrait plutôt signaler l’importance ou l’honneur associé au rôle du παῖς pour le centurion, en raison de ses accomplissements en tant qu’esclave. Les attitudes envers l’esclavage sexuel, selon l’auteur, variaient parmi les Juifs et les premiers adeptes du Christ Jésus. Les écrits juifs antiques semblent largement reconnaître la pratique et soulignent que l’homosexualité existait même au plus haut niveau de la société juive (selon Flavius Josèphe, le roi Hérode le Grand et son fils Alexandre ont eu des relations sexuelles avec des eunuques de la cour).

Les attitudes des premiers adeptes du Christ Jésus étaient plus nuancées. Paul est souvent indifférent à la question des relations sexuelles avec les esclaves. Par exemple, Paul assume avec désinvolture la disponibilité sexuelle des esclaves dans son interprétation allégorique d’Agar en Ga 4,21-5,1, ainsi que la bassesse de la progéniture qui en résulte. En 1 Th 4,3-8, Paul demande aux hommes de Thessalonique de trouver un exutoire sexuel non marital, une catégorie de partenaires sexuels qui pourrait inclure les esclaves. L’auteur note que des exégètes ont soutenu que Paul lui-même avait eu des relations sexuelles avec Onésime, l’esclave dont il est question dans l’épître à Philémon. Plusieurs autres textes chrétiens anciens traitent les esclaves comme des partenaires sexuels légitimes. Les Actes d’André 17-21 décrivent, avec une approbation implicite, la chrétienne Maximilla qui entre dans la chasteté en forçant son esclave Euclia à avoir des rapports sexuels avec son mari à sa place. Clément d’Alexandrie décourageait les hommes chrétiens de montrer de l’affection sexuelle envers des esclaves en présence de leur femme (Paed. 12,84). L’analyse des Évangiles réalisée par l’auteur révèle des récits divergents de la relation entre le centurion et le παῖς. L’Évangile de Jean dépeint une relation patrifiliale dépourvue de connotations sexuelles, tandis que l’Évangile de Luc présente le παῖς comme un esclave de rang élevé qui n’a probablement pas de responsabilités sexuelles envers le centurion. En revanche, l’Évangile de Matthieu et le Document Q, plus anciens, présentent des récits plus ambigus, où le statut précis du παῖς et la nature de sa relation avec le centurion sont moins clairement définis. Il convient selon l’auteur de noter que la nature exacte de la relation entre le centurion et le παῖς dans les Évangiles est l’objet de nombreuses interprétations et demeure incertaine. Toutefois, la possibilité d’une interprétation homoérotique ne peut être définitivement exclue.

L’ouvrage est bien organisé et offre une exploration détaillée de la tension entre les interprétations homoérotiques et hétéronormatives de l’épisode du centurion à Capharnaüm. L’auteur construit habilement son argumentation en recensant une série d’écrits exposant différentes lectures de ce texte, en examinant la dynamique entre les interprétations homophiles et homosexuelles, et en analysant les enjeux politiques et sociaux sous-jacents. Les arguments de l’auteur sont clairement présentés et soutenus par des preuves approfondies. Toutefois, l’auteur aurait pu davantage se concentrer sur la discussion des implications théologiques de ses conclusions.

L’auteur analyse une grande diversité de textes anciens et s’appuie sur moult travaux universitaires pour soutenir ses interprétations. Son approche peut sembler trop insistante dans sa volonté de mettre de l’avant les lectures homoérotiques du texte, mais l’ouvrage constitue indéniablement un apport pertinent à l’exégèse biblique. L’étude des herméneutiques homoérotiques du centurion de Capharnaüm jette un nouvel éclairage sur une péricope qui a souvent été abordée d’un point de vue anachroniquement puritain. L’ouvrage de Zeichmann ne se contente pas de revisiter les textes bibliques, mais s’efforce également de démystifier chronologiquement la manière dont ces textes sont reçus et interprétés à travers différents contextes culturels et historiques. L’un des principaux atouts de l’ouvrage réside en effet dans l’excellent travail de recension et de critique d’une variété de lectures du texte qui fait apparaître les enjeux sociaux et politiques complexes influençant ces interprétations.

Queer Readings of the Centurion at Capernaum : Their History and Politics de Zeichmann est une étude qui met en lumière la manière dont les interprétations de ce texte ont évolué au fil du temps et ont été façonnées par les discours sexuels, politiques et théologiques contemporains. Au-delà de son importance pour les études bibliques et queers, le livre de Zeichmann apporte une contribution significative à notre compréhension de l’histoire de l’interprétation et de la manière dont les interprétations sont influencées par leur contexte culturel et historique. Cet ouvrage ouvre la voie à de nouvelles recherches sur l’histoire des interprétations queers de la Bible et sur l’influence des discours contemporains sur ces interprétations. Il soulève en outre des questions dérangeantes sur l’éthique de l’interprétation, en particulier lorsqu’il s’agit de questions de sexualité et de pouvoir. Comment pouvons-nous aborder la Bible en tant que parole de Dieu tout en soulignant les dynamiques de pouvoir en jeu ? Comment éviter de romancer ou d’idéaliser des relations qui étaient probablement fondées sur la coercition et l’inégalité ? Ce sont des questions que la toute première monographie sur l’histoire de l’interprétation queer de ce passage biblique controversé nous oblige à confronter.