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Dans La fin de la culture religieuse : Chronique d’une disparition annoncée, Mireille Estivalèzes propose une interprétation critique et bien informée de la courte histoire du programme Éthique et culture religieuse dans les écoles du Québec. En effet, à peine douze ans après son instauration aux niveaux primaire et secondaire, le ministre de l’Éducation annonce en 2020 une révision en profondeur du programme, avant de dévoiler, presque deux ans plus tard, « […] le projet d’un nouvel enseignement intitulé Culture et citoyenneté québécoise, pour remplacer le cours ECR » (p. 9). Ce sont précisément les raisons de cette décision, qu’elle qualifie de politique, que l’auteure cherche à exposer dans les deux parties de cet ouvrage.

La première partie, intitulée « Un objet d’enseignement qui dérange », est consacrée à l’étude de l’opposition que rencontre le volet culture religieuse du programme, et ce, avant même sa mise en place dans les écoles. Selon la typologie employée par Estivalèzes, cette opposition est formulée au nom d’arguments de nature religieuse, de nature nationaliste et enfin de nature laïque et féministe. Révélatrices du rapport ambivalent des Québécois à la religion, les critiques adressées au programme ECR nous informent davantage, selon l’auteure, « […] sur les inquiétudes et les peurs de ses détracteurs que sur ce que le programme lui-même est réellement » (p. 13). Par ailleurs, les dénonciations du programme ECR par les acteurs des camps nationaliste, laïque et féministe illustrent bien, selon elle, certains travers de notre époque, à savoir « […] la montée en puissance de la militance qui tend à se substituer à l’analyse scientifique, la logique complotiste, de même que la polarisation des débats » (p. 199).

Avant d’examiner l’opposition multiforme que rencontre le programme ECR et pour tenter d’en donner des clés de compréhension, Estivalèzes propose une analyse du concept de laïcité et de diverses conceptions de la liberté de conscience et de la liberté de religion. L’auteure explique que la nécessité d’une telle analyse tient au fait que ces conceptions conduisent à des manières fondamentalement différentes — voire opposées — de comprendre la laïcité et ses visées, à savoir, d’un côté « […] la garantie du pluralisme des convictions des citoyens et, de l’autre, […] une visée émancipatrice de la laïcité à l’égard du poids des religions pour ces mêmes citoyens » (p. 14). En ce qui concerne le Québec, Estivalèzes n’hésite pas à dire que sur le plan légal, au cours des dernières années, l’on assiste au passage d’une conception implicitement ouverte de la laïcité, dans laquelle s’inscrivait le programme ECR, à une conception de plus en plus antireligieuse de celle-ci (voir p. 81-82 et p. 214-215).

Dans la deuxième partie du livre, intitulée « Naissance, vie, fin et transformation d’un programme », Estivalèzes invite en quelque sorte les lecteurs à entrer dans les coulisses de l’élaboration des programmes ECR et Culture et citoyenneté québécoise. L’on y apprend que le processus ayant mené au programme récemment annoncé aurait été déterminé par une logique de sondage de popularité et marqué par la précipitation et le manque de transparence, pour ne nommer que quelques expressions employées par l’auteure (p. 206, 248).

En somme, les propos d’Estivalèzes ne sont pas tendres à l’égard du gouvernement actuel et de son ministre de l’Éducation, celui-ci en venant à adhérer, « […] sans aucun recul critique, aux discours critiques laïques et féministes, considérés comme les plus virulents, du programme ECR, confirmant par le fait même, s’il en était encore besoin, que tout le processus de consultation présentée comme citoyenne relevait d’une mascarade » (p. 276). L’enjeu de la proximité idéologique du gouvernement avec des groupes et des mouvements hostiles à toute présence de la religion dans la sphère publique s’avère donc être un thème récurrent de cette deuxième partie. On y découvre, en dernière analyse, la raison principale de la fin de la culture religieuse dans les écoles du Québec.

Dans cet ouvrage important et opportun, l’auteure fait un effort considérable pour situer l’enjeu de l’enseignement scolaire de la culture religieuse à l’intérieur d’une problématique plus large, en matière d’éducation bien sûr, mais aussi en ce qui concerne la gouvernance dans les sociétés libres et démocratiques. Cependant, malgré le fait qu’elle annonce clairement que sa réflexion sur le concept de laïcité est essentiellement tributaire du paradigme français, je ne peux que regretter la minceur voire l’imprécision de sa réflexion sur la question de la liberté religieuse, de même que sur l’héritage du christianisme en ce qui concerne la laïcité et la manière de concevoir la place de la religion dans la sphère publique.

D’abord, dans les deux pages qu’elle consacre aux libertés de conscience et de religion dans l’enseignement de l’Église catholique (p. 32-34), Estivalèzes semble passer à côté du véritable changement de perspective qui est opéré lors du concile Vatican II. En effet, le Concile ne change pas tant la manière dont l’Église conçoit les libertés en général, mais opère plutôt un développement de sa doctrine sur les responsabilités du pouvoir civil en matière religieuse. De l’obligation de l’État de protéger la « vraie religion » avant le Concile, on passe avec Dignitatis Humanae à l’obligation qui lui revient de protéger le droit de tous à la liberté en matière religieuse dans la sphère sociale et civile, un droit dont l’objet est une immunité ne pouvant être limitée que pour des motifs bien précis d’ordre public, qui sont extrinsèques à la religion (voir Dignitatis Humanae 2 et 7).

Une imprécision analogue survient, à mon avis, dans l’examen de la question de l’affinité entre christianisme et laïcité (p. 170-172). Sans entrer dans le détail, je dirais simplement qu’une supposée séparation quasi ontologique entre ce qui relève du « politique » et ce qui relève du « religieux », conduit facilement à l’exclusion indue des perspectives croyantes des processus de construction de l’ordre social commun à tous. Ainsi formulée et avec de telles conséquences, une telle séparation ne saurait être considérée comme une donnée fondamentale du christianisme.

Cela étant dit, l’intérêt majeur de cet ouvrage, il me semble, réside dans l’expertise de Mireille Estivalèzes, à la fois théorique et acquise sur le terrain, en matière d’enseignement scolaire de la culture religieuse. L’auteure ne cache pas son attachement au programme Éthique et culture religieuse, qu’elle considère comme un projet éducatif original pouvant favoriser la reconnaissance de l’autre et la poursuite du bien commun (p. 10). Cela explique sans doute, au moins en partie, l’âpreté de ses critiques envers certains opposants au programme, ainsi qu’à l’endroit du gouvernement qui semble leur prêter une oreille trop attentive.

Il me semble que cette chronique, avec les limites qu’elle comporte, représente un exercice de qualité qui permet de consigner une page — un peu sombre, sans doute — de l’histoire récente du Québec. L’ouvrage soulève également plusieurs questions fort importantes, notamment en ce qui concerne les visées de l’éducation et, de manière générale, les processus de délibération publique dans les sociétés profondément pluralistes. Il pourra donc intéresser les lecteurs de tous horizons. Enfin, la lecture de ce livre semble incontournable pour les personnes qui ont participé de près ou de loin aux réflexions, débats et litiges entourant le programme Éthique et culture religieuse.