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Introduction

Il y a peu de notions employées par Foucault qui soient aussi énigmatiques et suggestives que celle de « spiritualité ». À ses yeux, la spiritualité, terme qu’il évoque à plusieurs reprises sans pour autant en développer la portée, désigne une dynamique à travers laquelle les individus sont susceptibles de se transformer. Or, malgré les difficultés que l’on a à saisir le sens qu’il lui assigne, il est clair que pour Foucault la transformation des individus engagée par la spiritualité possède une dimension politique car, en se modifiant eux-mêmes, les individus sont capables de contester les mécanismes de pouvoir qui les gouvernent. D’où le lien, pour lui, qui existe entre la spiritualité et la liberté : c’est au moyen de la spiritualité que les individus peuvent mettre en pratique leur propre liberté et, ce faisant, altérer le jeu des dynamiques de pouvoir.

Comment faut-il comprendre le rapport entre spiritualité et liberté thématisé par Foucault ? Quels sont les éléments conceptuels qu’il mobilise pour penser la transformation de soi et la mise en pratique de la liberté des individus que lui-même attribue à la spiritualité ? Et quelles sont les conséquences relatives au problème de la liberté qui se dégagent de la manière dont il conçoit la spiritualité ?

Notre hypothèse est que l’approche foucaldienne de la spiritualité suppose une appropriation problématique de la conception de l’expérience élaborée par Georges Bataille[1]. Sur la base de cette dernière, en particulier de ce que Bataille appelle « l’expérience intérieure », Foucault conçoit l’expérience comme une instance de modification du sujet. Pourtant, ce faisant, il réintroduit une série d’éléments expressément mis à l’écart par la perspective de l’expérience développée par Bataille. D’une part, l’ascèse, qui occupe une place centrale dans la manière dont Foucault conçoit l’activité que l’individu doit opérer sur lui-même pour se transformer. De l’autre, la référence à la dimension de l’action, à laquelle Foucault accorde une importance décisive dans la dynamique de modification que l’individu opère sur lui-même et, par conséquent, dans l’exercice de la liberté que celle-ci implique. En effet, c’est à partir de cette référence à l’action, ou de l’idée d’un individu « agent » que Foucault pense la mise en pratique de la liberté comme un enjeu clé de la spiritualité. Les problèmes relatifs à cette élaboration de l’action deviennent évidents si l’on met en relief, comme nous le faisons, la manière dont Bataille se sert de la mystique pour élaborer son approche de l’expérience. En effet, dans l’économie conceptuelle de l’expérience intérieure de Bataille, l’individu n’est pas un agent mais il joue un rôle passif, il est plutôt agi.

À partir de l’analyse de ces déplacements conceptuels relatifs à la notion d’expérience, nous mettons en évidence les problèmes et les limites de l’approche foucaldienne de la spiritualité afin d’interroger le rapport entre le « théologique » et le « politique » chez Foucault. Ce faisant, nous ne visons pas à répondre aux questions liées au rôle que ses recherches pourraient jouer vis-à-vis du champ d’études de la théologie politique[2], mais nous nous proposons de mieux comprendre la place que la religion et la spiritualité occupent chez lui par rapport au politique tel que Foucault le conçoit, c’est-à-dire en tant que champ de tensions permanentes constitué par les rapports de pouvoir.

I. La spiritualité, l’ascèse et l’action. La mise en pratique de la liberté dans les dynamiques de subjectivation

Dans le corpus des recherches de Foucault, il n’existe pas d’analyse systématique de la question de la spiritualité. Les réflexions sur cette thématique s’y présentent plutôt d’une manière éparse, notamment vers la fin des années 1970. Pour cette raison, il convient d’entamer son analyse à partir d’un des rares moments où il s’arrête, quoique brièvement, sur cette notion afin de la caractériser.

Dans la première leçon du cours au Collège de France, L’Herméneutique du sujet, où commence une longue analyse consacrée au « souci de soi », Foucault fait une série de remarques relatives à la spiritualité à partir du contraste que celle-ci suscite, à son avis, avec la philosophie. Ces remarques concernent notamment le rapport du sujet à la vérité. À la différence de la philosophie[3], qui suppose une « forme de pensée » dont l’objet est « ce qui permet au sujet d’avoir accès à la vérité » ou ce qui « tente de déterminer les conditions et les limites de l’accès du sujet à la vérité », la spiritualité constitue, souligne Foucault, « la pratique, la recherche, l’expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations nécessaires pour avoir accès à la vérité[4] ». Dans cette perspective, la spiritualité possède donc trois caractéristiques. En premier lieu, elle postule que, pour avoir accès à la vérité, il faut que le sujet « se transforme, se déplace, devienne dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point, autre que lui-même[5] ». En deuxième lieu, cette transformation du sujet peut prendre « différentes formes », et Foucault en mentionne deux : le mouvement de l’erôs, qui « arrache le sujet à son statut et à sa condition actuelle » et, ce faisant, « la vérité vient à lui et l’illumine[6] », et l’askêsis qui constitue un « travail de soi sur soi, une élaboration de soi sur soi, une transformation progressive de soi sur soi dont on est soi-même responsable[7] ». Enfin, le dernier caractère de la spiritualité est que celle-ci, une fois ouvert l’accès à la vérité qu’elle-même opère, « produit des effets[8] » qui constituent « la conséquence de la démarche spirituelle faite pour l’atteindre, mais qui sont en même temps bien autre chose et bien plus », parce qu’ils ne se bornent pas à la vérité à laquelle donne accès la spiritualité. Car ces effets modifient le sujet, le font parvenir à un certain état, que ce soit d’« illumination », de « béatitude » ou de « tranquillité de l’âme[9] ». Bref, la spiritualité engage une dynamique de transformation du sujet qui a pour but l’accès à la vérité, transformation qui peut avoir lieu de différentes manières — mouvement ou travail sur soi — et qui produit un certain effet sur celui qui en fait l’expérience.

Or, en réalité, Foucault ne pense la dynamique de modification de soi qu’il attribue à la spiritualité que sous un seul type de modalité : pour lui la spiritualité n’est pas un mouvement dans lequel le sujet est arraché, comme dans le cas de l’erôs, mais elle est fondamentalement un travail que le sujet fait sur lui-même. Autrement dit, c’est à partir de l’idée d’un travail et d’une activité que le sujet réalise sur lui-même, tel que le met en évidence le terme d’askêsis dont lui-même explique la portée[10], qu’il conçoit la transformation de la spiritualité.

Ce rôle prééminent que Foucault accorde à l’ascèse ainsi qu’à l’action de l’individu qui la pratique est confirmé par la conceptualisation de la subjectivité développée dans « l’introduction » de L’Usage des plaisirs à partir du concept de « morale ». Selon Foucault, le terme « morale » évoque, outre les codes prescriptifs du comportement et le comportement réel, effectif, des individus en relation à ces codes, la manière dont « on doit “se conduire” », c’est-à-dire « la manière dont on doit se constituer soi-même comme sujet moral agissant en référence aux éléments prescriptifs qui constituent le code[11] ». C’est donc à partir de l’action relative à la conduction de soi-même, déployée par un sujet agissant, qu’il est possible d’étudier l’élaboration de la subjectivité sur la base du rapport que l’individu entretient à lui-même, ce dernier type de rapport étant ce qui, aux yeux de Foucault, définit la subjectivité. D’où le lien avec l’ascèse ou « l’ascétique », car celle-ci concerne, souligne-t-il, les « pratiques de soi » mises en jeu dans les différents « modes de subjectivation[12] ».

La référence à l’ascèse permet ainsi de mettre en relief le rapport intime qui, pour Foucault, existe entre la spiritualité et la subjectivité : les deux évoquent une action que l’individu opère sur lui-même afin de se modifier. Toujours est-il que c’est notamment à partir de la réflexion sur la subjectivité qu’il développe une problématisation de la liberté, enjeu majeur de cette réflexion relative à la transformation de soi qui, à ses yeux, définit la spiritualité. Ceci est particulièrement évident dans les recherches qu’il consacre au souci de soi dans la philosophie antique. Pour les philosophes grecs[13] ainsi que pour ceux de l’époque impériale romaine, en particulier les stoïciens[14], s’occuper de soi-même impliquait de mettre en pratique sa propre liberté afin de se transformer dans le but d’atteindre un résultat spécifique, à savoir la maîtrise de soi[15]. Or, comme Foucault lui-même le montre, les résultats de ce geste de liberté accompli par l’individu peuvent prendre d’autres formes, différentes de celles élaborées par la pensée de l’Antiquité. D’où son insistance à définir la subjectivation, la dynamique de constitution de soi, comme un « mode ». Ainsi, si les philosophes de l’Antiquité ont fondamentalement réfléchi la mise en pratique de la liberté engagée par la constitution de soi sous la forme du « souci de soi[16] », cela ne veut pas dire que celle-ci soit la seule forme dans laquelle la mise en pratique de la liberté a été pensée. En effet, Foucault met bien en relief le fait que l’exercice de la liberté impliqué dans la transformation de soi présente des formes différentes au fil de l’histoire de la pensée occidentale. Par conséquent, le souci de soi n’est pas la seule modalité de mise en pratique de la liberté dans le cadre des dynamiques de formation de la subjectivité[17]. Cet enjeu relatif à la différence historique des modes de subjectivation est justement mis en évidence par la modalité de constitution chrétienne de la subjectivité, laquelle suppose un exercice paradoxal de la liberté, puisqu’elle ne tend pas à la maîtrise de soi mais à la mortification ou au renoncement à soi[18].

Analyser la portée que Foucault attribue aux modalités de constitution de la subjectivité excède le propos de ce travail, car cela suppose d’aborder le rôle qu’il assigne à l’histoire comme élément de différenciation des modes de subjectivation[19]. Notre objectif ici est, en revanche, de comprendre la façon dont il pense la mise en pratique de la liberté du sujet en mobilisant la référence à la spiritualité. C’est pour cette raison qu’il faut s’arrêter sur la notion d’expérience.

La spiritualité comme expérience

L’approche de la spiritualité proposée dans L’Herméneutique du sujet à l’occasion de l’étude du « souci de soi » constitue, en réalité, l’aboutissement d’une série de réflexions relatives à la notion d’« expérience » déployées dans les cours précédents[20].

Dans le cadre de l’analyse des arts de vivre de la philosophie antique qu’il mène dans Subjectivité et vérité, Foucault met l’accent sur les « modalités d’expériences » à travers lesquelles, tout comme dans le cas de la spiritualité, le sujet est susceptible de se transformer. Plus précisément, les arts de vivre, affirme-t-il, ont pour but d’enseigner aux gens « comment parvenir à être », car, grâce à eux, on apprend « à modifier son être, à qualifier ou modeler son être, et à se donner un certain type d’expérience qui soit absolument spécifique[21] ». Or, cette idée apparaît, en réalité, dans le cours précédent, Du gouvernement des vivants, où elle est mobilisée dans l’analyse d’un domaine qui n’est pas celui des arts de vivre grecs mais celui de la pénitence et de l’ascétisme du christianisme des premiers siècles. En se focalisant sur le rapport entre subjectivité et vérité, tout comme il le fait dans L’Herméneutique du sujet, dans Du gouvernement des vivants, Foucault souligne qu’il se propose d’esquisser « une histoire de la vérité qui prendra pour point de vue les actes de subjectivité, ou encore les rapports du sujet à lui-même », entendus notamment comme « exercice de soi sur soi, élaboration de soi par soi, transformation de soi par soi, c’est-à-dire les rapports entre la vérité et ce qu’on appelle la spiritualité[22] ». Pour ce faire, affirme-t-il, il interrogera les rapports entre « acte de vérité et ascèse, acte de vérité et expérience au sens plein et fort du terme, c’est-à-dire l’expérience comme ce qui, à la fois, qualifie le sujet, l’illumine sur soi et sur le monde et, en même temps le transforme ». Par le biais de la référence à l’ascèse, la spiritualité et l’expérience désignent donc, toutes les deux, une instance de transformation de soi. La définition de « l’expérience de la chair » introduite par Les Aveux de la chair, ouvrage consacré à l’étude des Pères de l’Église, reprend cette équivalence entre spiritualité et expérience. En effet, et quoique la spiritualité ne soit pas mentionnée, l’expérience de la chair y est définie à partir des éléments ascétiques que Foucault, dans le cours au Collège de France, associe à la spiritualité[23].

Aux yeux de Foucault, la spiritualité est donc une expérience. Il utilise les deux termes comme s’ils étaient synonymes. C’est dans cette mesure que, pour lui, la spiritualité suppose une expérience de transformation de soi. Mais où Foucault repère-t-il cette conception de l’expérience ? Car s’il est vrai qu’il l’emploie pour décrire d’abord la transformation du sujet qu’il repère dans le christianisme et ensuite celle forgée par la philosophie antique, il s’agit plutôt, comme nous le verrons, d’une application que d’une véritable découverte conceptuelle révélée par la lecture des auteurs chrétiens des premiers siècles, en particulier les Pères de l’Église. En effet, pour répondre à cette question, il faut s’adresser à un domaine qui n’est ni celui de la spiritualité ou de l’ascèse des premiers siècles du christianisme ni celui de la philosophie des Grecs ou des stoïciens, mais celui de la littérature, plus précisément, les écrits de Georges Bataille.

II. La liberté et les ambivalences de l’expérience

L’influence que la lecture de Bataille eut chez le jeune Foucault est bien connue. Elle est particulièrement évidente dans ses écrits des années 1960. Nous voudrions ici nous arrêter sur le rôle qu’elle joue dans les investigations tardives du philosophe. Ce rôle a été rarement interrogé et, parfois, catégoriquement exclu[24]. Nous voudrions essayer de montrer, en revanche, que la référence à Bataille est centrale pour comprendre le dernier Foucault, notamment en ce qui concerne la problématisation déployée à propos de la mise en pratique de la liberté du sujet, telle que la met particulièrement en évidence la notion de « spiritualité ».

Pour ce faire, il est nécessaire de repérer la manière dont cette référence est mobilisée ou « revient » dans les investigations et réflexions de Foucault de la fin des années 1970. Ce « retour » s’opère justement à travers la notion d’expérience. Néanmoins, la manière dont Foucault se sert de cette notion témoigne d’un déplacement conceptuel notable, marqué par une véritable ambivalence. En effet, si, dans les années 1960, l’approche de l’expérience que Foucault repère chez Bataille lui permet de thématiser la dissolution du sujet, au tournant des années 1980, au contraire, l’expérience évoque la transformation et la constitution de la subjectivité.

Dans les années 1960, la lecture des écrits de Bataille, ainsi que celle d’autres auteurs dits « littéraires », tels que Blanchot, Klossowski, Artaud ou Roussel, entre autres, permet à Foucault d’avancer le diagnostic de la dissolution du sujet dans la pensée contemporaine. Ce diagnostic est étayé sur une réflexion relative au langage. Dans l’hommage à Bataille publié dans la revue Critique en 1963, Foucault assimile le langage que certains de ces auteurs emploient, dans le sillage de Nietzsche, à une expérience souveraine susceptible de libérer « notre langage » et notre pensée du « sommeil anthropologique » dans lequel ceux-ci seraient tombés le jour où Kant articula « le discours métaphysique et la réflexion sur les limites de notre raison[25] ». Bataille témoignerait ainsi de cette libération, car son langage « s’effondre sans cesse au coeur de son propre espace, laissant à nu, dans l’inertie de l’extase, le sujet insistant et visible qui a tenté de le tenir à bout de bras, et se trouve rejeté par lui, exténué sur le sable de ce qu’il ne peut plus dire[26] ». Le langage de Bataille suppose donc « un effondrement de la subjectivité philosophique, sa dispersion à l’intérieur d’un langage qui la dépossède mais la multiplie dans l’espace de sa lacune[27] ».

Or, le trait caractéristique de cette expérience du langage élaborée par Bataille est, selon Foucault, l’approche de la transgression qu’elle comporte. Car c’est à partir du rôle que la transgression joue dans l’économie de cette forme de langage que l’on peut comprendre ce que celui-ci signifie en termes d’expérience dissolutive de la subjectivité.

La transgression ne peut pas se comprendre sans l’idée de limite. Aux yeux de Foucault, l’écriture de Bataille met en évidence le fait qu’entre elles il y a « un rapport en vrille », « un étrange croisement d’êtres qui, hors de lui n’existe pas, mais échangent en lui totalement ce qu’ils sont[28] ». Pour qu’il y ait une transgression, il est nécessaire qu’il existe une limite à transgresser. Mais la transgression implique, en même temps, la fin de la limite, ou comme le dit Foucault, le franchissement de la limite suppose que celle-ci s’ouvre « violemment sur l’illimité », éprouvant ainsi « sa vérité dans le mouvement de sa perte[29] ». Mais, paradoxalement, la transgression c’est ce qui donne à la limite son moment de gloire, car la limite exprime sa raison d’être lorsqu’elle est effectivement transgressée. C’est à ce moment que toute sa splendeur se manifeste, que son « existence véritable[30] » se saisit. Par conséquent, entre la transgression et la limite il ne peut pas y avoir d’effraction : elles s’appartiennent mutuellement. C’est pour cette raison que la transgression ne nie pas la limite mais, au contraire, affirme son être. Autrement dit, la transgression est une « affirmation non positive[31] », car elle ne s’affirme pas en niant son contraire. Ce faisant, elle s’oppose au langage dialectique de la philosophie moderne qui « a substitué à la mise en question de l’être et de la limite le jeu de la contradiction et de la totalité[32] ». L’expérience du langage dont témoigne la plume de Bataille s’oppose ainsi au langage dialectisé du sujet philosophique dont la fracture n’est pas seulement mise en relief par « la juxtaposition d’oeuvres romanesques et de textes de réflexion » de Bataille, mais aussi par sa façon d’utiliser le langage, illustrée par « le décrochage systématique par rapport au Je qui vient de prendre la parole : décrochages dans le temps […], décrochages dans la distance de la parole à celui qui parle […] décrochages intérieurs à la souveraineté qui pense et écrit[33] ». C’est dans ce vide laissé par la disparition du sujet philosophique que « le langage philosophique s’avance comme en un labyrinthe, non pour le retrouver, mais pour en éprouver (et par le langage même) la perte jusqu’à la limite[34] ».

L’idée consistant à porter le sujet jusqu’à la limite est au coeur de la caractérisation de l’approche de « l’expérience intérieure » développée par Bataille. Pour lui, celle-ci constitue un « voyage au bout du possible de l’homme » qui « suppose niées les autorités, les valeurs existantes, qui limitent le possible[35] ». Ce faisant, « du fait qu’elle est négation […], l’expérience ayant l’existence positive devient elle-même positivement la valeur et l’autorité*[36] ». Cet extrême du possible constitue un « point » où l’homme, « s’étant dépouillé de leurre et crainte, s’avance si loin que l’on ne puisse concevoir une possibilité d’aller plus loin », et c’est en raison de cela que ce point suppose « rire, extase, approche terrifiée de la mort ; […] erreur, nausée, agitation incessante du possible et de l’impossible, et pour finir […] l’état de supplice, son absorption dans le désespoir[37] ». Ce paysage intime de l’expérience, que Bataille résume avec l’idée de supplice, ne se comprend pas sans les traits caractéristiques qu’il assigne à ce type d’expérience, à savoir le fait que celle-ci constitue une autorité et une contestation. En effet, l’expérience intérieure doit répondre à la nécessité de « mettre tout en cause » ou en question, « sans repos admissible[38] ». C’est pour cette raison qu’elle constitue une alternative aux autres types d’expériences qui supposent un fondement, comme la mystique en particulier, laquelle, pourtant, sert de référence prééminente à Bataille pour développer son approche de l’expérience intérieure[39]. Car les « présuppositions dogmatiques » sur lesquelles s’appuie la mystique donnent « des limites indues à l’expérience » empêchant d’aller au but du possible[40]. Ainsi, l’expérience intérieure n’a ni principe ni origine dans la foi mais elle exclut aussi tout fondement dans la « science » ainsi que dans la recherche des « états enrichissants (attitude esthétique, expérimentale)[41] ». Ce faisant, « elle n’a d’autre fondement qu’elle-même » et, pour cette raison, en s’ouvrant à l’expérience l’on ne peut « désormais avoir d’autre valeur ni d’autre autorité*[42] ». Ainsi, puisque l’expérience intérieure n’a d’autre fondement qu’elle-même, elle est, en elle-même, une contestation totale, non parce qu’elle clôt le mouvement de la pensée ou d’un système mais parce qu’elle est contestation de tout fondement. En faisant l’expérience intérieure, affirme Bataille, « je conteste au nom de la contestation qu’est l’expérience elle-même (la volonté d’aller au bout du possible) » et, ce faisant, « l’expérience, son autorité, sa méthode, ne se distinguent pas de la contestation[43] ».

Mais si elle est autorité et principe de contestation, c’est parce qu’elle est aussi mise en pratique de la liberté. Tel est justement le sens que Foucault lui attribue dans son texte d’hommage à Bataille. Car, à ses yeux, l’expérience littéraire, en tant qu’épreuve de la limite, nous permet de libérer enfin « notre langage[44] » ou, comme Foucault le dit, notre pensée, encore prise, selon lui, à l’intérieur des plis de l’anthropologie.

L’enjeu relatif à la liberté que pour le jeune Foucault représente l’approche de l’expérience de Bataille se saisit plus clairement par le biais du contraste entre celle-ci et la phénoménologie, que Foucault lui-même explore. Dans « l’expérience phénoménologique — l’expérience chez Bataille », écrit de jeunesse demeuré longtemps inédit et publié de manière posthume, Foucault décrit l’expérience phénoménologique comme « un cheminement à travers le champ des possibilités nécessaires » qui se laisse « guider par le déploiement nécessaire de toutes les variations possibles […] sous la constellation d’une nécessité d’essence, qui la précédera, de peu, mais sans cesse, jusqu’au bout de son chemin[45] ». Chez Bataille, au contraire, l’expérience

ne suit que le voeu de Blanchot — d’être elle-même l’autorité, renversant ainsi le sens, l’orientation de la marche philosophique […]. Il ne suffit pas de dire qu’elle retrouve sa liberté : il faudrait dire qu’elle a retourné la lame de sa liberté : non plus libre exercice de la nécessité ou bonheur de l’autorité reçue — mais geste original d’autorité, elle se fait autorité, autorité créatrice d’elle-même, reposant sur soi, se recueillant sur soi, s’exerçant dans l’expansion de soi[46].

Or, vers la fin des années 1970 s’opère un déplacement remarquable relatif à la manière dont Foucault conçoit la mise en pratique de la liberté qu’il avait repérée dans l’approche de l’expérience de Bataille : il aura tendance à concevoir l’expérience non comme une autorité créatrice d’elle-même ou une comme instance de dissolution de la subjectivité philosophique, mais, au contraire, comme un mécanisme au moyen duquel le sujet se transforme et se constitue lui-même. Ce déplacement se présente dans les termes d’une sorte de contradiction conceptuelle, puisque l’expérience suppose désormais une instance dans laquelle le sujet se défait mais, en même temps, se constitue. Cette dynamique que Foucault attribue à l’expérience est particulièrement mise en évidence dans deux entretiens qui permettent aussi de saisir le déploiement postérieur qu’aura la question de l’expérience dans les recherches du philosophe. Le premier de ces entretiens est celui que Duccio Trombadori mène avec Foucault à la fin de 1978 pour Il contributo, dans lequel l’on repère déjà le rapport entre l’expérience et la critique. Le second, qui est pour nous le plus important, est celui réalisé par Le Nouvel Observateur en début janvier 1979 et publié de manière posthume en 2018, où Foucault mentionne le rapport entre spiritualité et expérience.

Dans l’entretien avec Trombadori, Foucault évoque la notion d’expérience pour définir son propre travail : « […] je ne pense jamais tout à fait la même chose pour la raison que mes livres sont pour moi des expériences, dans un sens que je voudrais le plus plein possible. Une expérience est quelque chose dont on sort soi-même transformé[47] ». Afin de préciser cette approche de l’expérience, Foucault mobilise à nouveau, cette fois-ci à la requête de Trombadori, le contraste avec la phénoménologie. L’expérience du phénoménologue, souligne-t-il, engage « un regard réflexif sur un objet quelconque du vécu, sur le quotidien dans sa forme transitoire pour en saisir les significations », ainsi elle suppose un travail qui « consiste à déployer tout le champ des possibilités liées à l’expérience quotidienne[48] ». Pour Nietzsche, Bataille et Blanchot, les auteurs qui selon Foucault l’ont particulièrement « fasciné » dans ses années de formation, l’expérience consiste, en revanche, à « essayer de parvenir à un certain point de la vie qui soit le plus près possible de l’invivable[49] ». Quoique Foucault ne fasse pas référence exclusivement à Bataille, l’on voit bien que c’est à la perspective de l’expérience intérieure élaborée par ce dernier qu’il associe cette approche de l’expérience, laquelle a été aussi étudiée et développée par Blanchot, comme nous l’avons souligné, tous les deux ayant été influencés par la pensée de Nietzsche. Cette approche littéraire et « limite » de l’expérience, au contraire de celle proposée par la phénoménologie, est une « entreprise de dé-subjectivation », car elle a pour fonction, affirme Foucault, « d’arracher le sujet à lui-même, de faire en sorte qu’il ne soit plus lui-même ou qu’il soit porté à son anéantissement ou à sa dissolution[50] ». C’est en ce sens que ses livres sont, selon lui, des « expériences directes visant à m’arracher à moi-même, à m’empêcher d’être le même ». Mais ne plus être le même ne veut pas dire ne plus être. Cela veut dire, en réalité, être autre ou être autrement. Cette modification de soi est justement l’effet que Foucault voudrait que son travail ait sur lui-même et sur ceux qui le lisent. En effet, si ses investigations ont un contenu historique déterminé, ce n’est pas tout simplement pour pratiquer l’historiographie, mais c’est parce qu’elles invitent à faire « une expérience de ce que nous sommes, de ce qui est non seulement notre passé mais aussi notre présent, une expérience de notre modernité telle que nous en sortons transformés[51] ». L’expérience de recherche, d’écriture et de lecture relative au passé est ainsi une expérience de transformation de soi dans le présent. Celui-ci est justement le sens que Foucault attribuera à la critique comme attitude ou ethos philosophique, qu’il définira, tout comme l’expérience intérieure de Bataille, comme une « attitude limite[52] ».

Dans l’entretien posthume publié dans Le Nouvel Observateur, l’idée que l’expérience suppose une dynamique de modification de la subjectivité est directement ancrée à la notion de spiritualité. Ici la référence que Foucault fait à l’approche de l’expérience de Bataille est encore plus directe que dans l’entretien avec Trombadori. Lorsque le journaliste du Nouvel Observateur lui demande des précisions relatives au concept de « spiritualité politique[53] », Foucault répond :

Qu’est-ce que la spiritualité ? C’est, je crois, cette pratique par laquelle l’homme est déplacé, transformé, bouleversé, jusqu’au renoncement à sa propre individualité, à sa propre position de sujet. Ce n’est plus être sujet comme on l’a été jusqu’à présent, sujet par rapport à un pouvoir politique, mais sujet d’un savoir, sujet d’une expérience, sujet d’une croyance aussi. Il me semble que cette possibilité de se soulever soi-même à partir de la position du sujet qui vous a été fixé par un pouvoir politique, un pouvoir religieux, un dogme, une croyance, une habitude, une structure sociale, etc., c’est la spiritualité, c’est-à-dire devenir autre que ce qu’on est, autre que soi-même[54].

Cette approche de la spiritualité permettrait ainsi de mieux comprendre, beaucoup mieux que le marxisme selon Foucault, les grands bouleversements politiques, sociaux et culturels, tels que le mettent en évidence, les mouvements ascétiques dans la Flandre du xve siècle, l’anabaptisme et la Réforme, mais aussi la révolution anglaise et la révolution russe[55]. Or, consulté à propos des réactions suscitées par l’emploi qu’il fait du terme spiritualité, Foucault se dit « surpris » du fait qu’on en soit surpris car, souligne-t-il, « je suis entièrement nourri de Blanchot et de Bataille[56] ». Plus précisément, ajoute-t-il :

Ce qui est important pour la philosophie, pour la politique, finalement pour tout homme, c’est bien ce que Bataille appelait l’expérience, c’est-à-dire quelque chose qui n’est pas l’affirmation du sujet dans la continuité fondatrice de son projet. C’est plutôt dans cette rupture et ce risque par lequel le sujet accepte sa propre transmutation, transformation, abolition, dans son rapport aux choses, aux autres, au vrai, à la mort, etc. C’est cela l’expérience. C’est risquer de n’être plus soi-même. Moi, je n’ai pas fait autre chose que de décrire cette expérience[57].

La définition de l’expérience qu’il attribue à Bataille se superpose donc avec la définition que Foucault lui-même donne de la spiritualité. Pourtant, l’approche de l’expérience thématisée par Bataille ne suppose plus, désormais, une simple dissolution du sujet. Elle comporte en réalité un résultat positif qui implique la transformation de ce dernier. C’est cette dimension positive, relative à la constitution de soi-même et déployée par le biais d’une réflexion sur la spiritualité, qui prévaudra par la suite dans les recherches de Foucault, tel que nous l’avons mis en relief, notamment à partir de Du gouvernement des vivants et des Aveux de la chair. Or, ce faisant, Foucault réintègre dans la conceptualisation de l’expérience deux éléments que Bataille prend bien soin de mettre à l’écart de sa propre approche de l’expérience : l’ascèse et l’action. Ces deux éléments sont au coeur, nous l’avons signalé, de la caractérisation de la spiritualité que Foucault propose et, par conséquent, ils jouent aussi un rôle clé dans la problématisation de la liberté engagée par les dynamiques de subjectivation.

III. L’ascèse et l’action : le problème de la passivité de l’expérience

Selon Bataille, l’expérience intérieure est aussi différente de l’ascétisme que de l’action. Plus précisément, elle les exclut par définition.

Le problème de l’ascétisme, c’est qu’au moyen de celui-ci l’expérience intérieure est susceptible de devenir un objet. Ainsi, quoique l’ascèse « soit favorable » à l’expérience intérieure, « par l’ascèse, l’expérience se condamne à prendre une valeur d’objet positif », par exemple, « la délivrance, le salut » ou, en général, « la prise de possession de l’objet plus désirable[58] ». Ce faisant, « dans l’ascèse, la valeur ne peut être l’expérience seule, indépendante du plaisir ou de la souffrance, c’est toujours une béatitude, une délivrance, que nous travaillons à nous procurer[59] ». Par conséquent, en renvoyant à un objet ou à une valeur différente d’elle-même, l’expérience ne peut pas être contestation ou autorité, car elle est ancrée à une autre référence ou à un autre objectif. Toute la liberté ainsi que la force de contestation de l’expérience sont ainsi compromises. Au bout de compte, le problème de l’ascèse est qu’elle réintroduit la dimension du projet, à laquelle Bataille s’oppose radicalement, comme Foucault lui-même le souligne dans un des entretiens cités. Ceci est clair dans le cas du salut comme un des possibles objectifs visés par l’ascèse. En effet, qu’il s’agisse de la religion en général — Bataille évoque le bouddhisme, le christianisme et l’islam — ou d’une perspective plus personnelle, « le salut pour le fidèle est “devenir tout” », il est donc « la valeur » entendue en termes « de totalité ou achèvement[60] ». Ce faisant, l’ascétisme relève du projet de salut : « le projet du salut formé, l’ascèse est possible[61] ». L’expérience et l’ascèse sont ainsi incompatibles, malgré l’hésitation et l’attirance que Bataille lui-même éprouvait vis-à-vis de l’ascèse[62]. Pour mieux comprendre cette incompatibilité, il convient de se focaliser sur l’influence de la mystique dans l’élaboration de l’expérience intérieure. Ce faisant, nous pourrons aborder plus clairement le contraste entre cette dernière et l’autre élément clé de la perspective foucaldienne de la spiritualité, à savoir l’action.

Mobilisée mais en même temps mise à l’écart en raison de son contenu confessionnel, la mystique, notamment chrétienne, est évoquée tout au long de L’Expérience intérieure. Que ce soit à travers de ses représentants les plus célèbres — Jean de la Croix, Thérèse d’Avila, par exemple — ou par le biais de descriptions proches des états d’extase ou de saisissement, la référence à la mystique est un recours bien présent dans la thématisation de l’expérience déployée par Bataille. En particulier, il y a une figure mystique à laquelle Bataille réserve une place privilégiée : il s’agit d’Angèle de Foligno. La mystique ombrienne est mentionnée à plusieurs reprises dans L’Expérience intérieure[63] mais l’influence qu’elle a sur Bataille se saisit mieux dans Madame Edwarda, bref récit littéraire qui, selon son auteur, constitue « la clé lubrique » de L’Expérience intérieure[64]. Dans le cas de Madame Edwarda, la référence à Angèle est perceptible dès l’abord, car elle est présente dans le pseudonyme, « Pierre Angélique », que Bataille, conservateur de la bibliothèque d’Orléans au moment de la parution du livre, utilise pour signer son récit[65]. Mais ce sont notamment la dynamique et le contenu de ce dernier qui mettent en évidence les parallèles entre Madame Edwarda et les récits mystiques d’Angèle : le va-et-vient d’Edwarda, prostituée qui déclare être Dieu, et provoque la souffrance du protagoniste de Madame Edwarda, rappellent les apparitions et les éloignements de Dieu racontés et subis par la mystique médiévale ; les « rues propices qui vont du carrefour Poissonnière à la rue Saint-Denis[66] », où se trouve le bordel d’Edwarda, semblent évoquer, dans « un récit mystique autant qu’obscène[67] », le pèlerinage d’Angèle à Assise[68] ; le « vol d’anges qui n’avaient ni corps ni têtes », accompagné du sentiment d’être « abandonné comme on l’est en présence de DIEU » qu’éprouve le protagoniste de Madame Edwarda lorsqu’il embrasse Edwarda[69], font écho à l’apparition et au départ postérieur de Dieu qui provoquent la désolation d’Angèle, après que « tout fut consommé[70] ».

Or, l’économie de l’action de celui ou celle qui participe de l’expérience mystique est sensiblement différente de celle qui caractérise l’ascèse. Dans le cas de la mystique, l’activité de celui ou de celle qui en fait l’expérience, sa propre capacité à agir dans le cadre de son rapport à Dieu, occupe une place bien plus réduite que celle impliquée par l’ascèse. En outre, cette activité est souvent décrite d’une manière assez confuse et a tendance à prendre une forme passive : le ou la mystique n’est pas tellement celui ou celle qui agit, il ou elle est plutôt agi. Le début de l’expérience mystique, en effet, ne relève pas de l’individu, mais de Dieu, « un agent étranger (estraneo) dont le dessein (disegno) vise à la possession totale de l’objectif choisi[71] ». Ainsi, tout comme Dieu apparaît à Angèle dans son pèlerinage à Assise, c’est Edwarda qui séduit le protagoniste du récit de Bataille, car si elle la trouve « ravissante » et la choisit, c’est parce qu’avant il avait aperçu qu’« au milieu d’un essaim des filles », Madame Edwarda, était « nue » et « tirait la langue[72] ». De même, lorsque Bataille décrit l’extase de l’expérience intérieure, provoquée par le fait d’observer le « toit d’une maison » et « la frondaison d’un arbre et du ciel », il affirme avoir senti « à quel point la douceur des choses » l’avait « pénétré[73] ». C’est que la passivité de l’individu constitue un des traits caractéristiques de l’expérience mystique. Celle-ci comporte, en effet, un rapport singulier entre les deux acteurs qui la vivent : « le protagoniste-Dieu agit totalement de son propre chef et le bénéficiaire-moi (beneficiario-io) est un objectif totalement passif de l’action de celui-ci[74] ». Cette passivité affecte aussi la langue en tant que moyen de communication de l’expérience mystique, car l’action de celui ou de celle qui l’éprouve est exprimée généralement « avec un verbe passif dont le complément agent n’est pas explicité[75] ».

La critique de l’action est au coeur de l’approche de l’expérience intérieure de Bataille. En fait, affirme-t-il, « l’expérience intérieure est le contraire de l’action », car cette dernière « est tout entière dans la dépendance du projet[76] ». À ses yeux, le projet non seulement suppose le privilège de la pensée discursive, qui contraste avec l’ineffabilité de l’expérience intérieure, mais il est aussi « une façon d’être dans le temps paradoxale : c’est la remise de l’existence à plus tard[77] ». L’expérience intérieure évoque, en revanche, l’extase et l’intensité du moment, elle est « l’être sans délai[78] ». La liberté souveraine de ce type d’expérience, qui possède une économie similaire à celle de l’expérience mystique mais en la vidant de son contenu confessionnel, s’oppose ainsi aux philosophies de l’action et du projet, telles que celles de Descartes[79] ou Hegel[80], parmi d’autres[81].

Or, comme nous l’avons observé, la manière dont Foucault se sert de l’ascèse pour élaborer, dans le sillage de Bataille, la notion de spiritualité, suppose en réalité un fort contraste avec la conception de l’expérience forgée par Bataille. L’ascèse, étant la référence principale au moyen de laquelle Foucault pense la mise en pratique de la liberté ou la « conduite de soi », implique, nous l’avons souligné, une action et un objectif qui change selon le type d’expérience historique que Foucault décrit.

Pourtant, il ne serait pas précis d’affirmer que la problématisation de la spiritualité déployée par Foucault suscite un retour à la philosophie de l’action et du projet, lequel risquerait de réintroduire le rôle majeur que la philosophe moderne a attribué au sujet. Toujours est-il que, par le biais de la réflexion sur la subjectivité, appuyée sur une thématisation de la spiritualité, Foucault donne à l’action une place capitale pour penser la liberté entendue comme pratique de transformation de soi. Cette dernière ne constitue pas forcément un projet mais il serait bien difficile d’affirmer qu’elle n’engage pas une opération qui est en réalité une action avec un objectif qui, en tant que tels sont bien différents du processus même de modification de soi, que Foucault a tendance à définir comme une expérience. Peut-être est-ce en raison de cette sorte d’hésitation entre l’idée d’une expérience pure, souveraine et indépendante de toute action et de tout objectif, telle que Bataille la conçoit, et l’idée d’une transformation ou d’une production de soi qu’il pense à partir de l’ascèse, que, lorsque Foucault commence, probablement, à réélaborer la notion de spiritualité, il éprouve une série de difficultés et de paradoxes, tels qu’en témoigne un de ses cahiers inédits :

  • 5 décembre 1978 : la spiritualité : type de travail de soi sur soi, d’autant plus difficile à définir que les termes de « travail » et de « soi » ne sont guère adaptés, ou du moins risquent d’induire en erreur.

    1. Il s’agit de quelque chose qui ne peut s’assimiler ni à une « production », ni à une découverte […] La spiritualité ne produit rien, elle est tout entière dans sa procédure. D’où la parenté avec l’ascétisme […]. 2. Ce n’est pas une élaboration de soi dans la forme d’une construction, ou d’une redécouverte.

    La spiritualité est destruction du soi, de l’identité. Ce qu’on « retrouve » c’est un état/extase […] c’est un anéantissement de soi. Parenté avec la mystique.

    Au total, la spiritualité comme expérience.

    L’expérience comme procédure où le savoir déplace et transforme le soi.

    C’est donc tout le contraire d’une philosophie du sujet. D’une philosophie de la liberté […].

    La spiritualité pure. Non pas comme néant, mais anéantissement de soi […].

    13 décembre. Différence entre savoir et connaissance.

    Le savoir : ce processus par lequel le sujet se transforme et (se constitue) comme sujet de ce qu’il connaît. Le savoir est l’instauration d’un rapport sujet-objet.

    13 Marx : l’homme produit l’homme. Formule exactement inverse de la spiritualité. À la fois parce que ce n’est pas l’homme qu’il faut produire. Et que de toute façon, ce n’est pas de production qu’il s’agit[82].

Conclusion

Notre objectif dans cette étude était de mieux comprendre la conception de la spiritualité proposée par Foucault. Dans la première section de cet article, nous avons mis en évidence le fait que Foucault conçoit la spiritualité notamment comme une action, un travail que l’individu effectue sur lui-même afin de se transformer. Ce travail de modification de soi est surtout pensé sur la base du modèle de l’ascèse. L’approche que Foucault forge de la subjectivité, nous l’avons observé, s’inspire de cette perspective de la spiritualité. C’est, en effet, par le biais de la réflexion à propos des modes de subjectivation que Foucault aborde l’enjeu central de la modification de soi qu’il thématise au moyen de la spiritualité, à savoir la mise en pratique de la liberté.

La notion d’expérience entendue comme une instance de modification de soi à travers un « exercice de soi sur soi » permet de comprendre comment Foucault construit son approche de la spiritualité. Or, comme nous l’avons démontré dans la deuxième section de cette étude, cette approche de l’expérience ne s’inscrit ni dans le sillage de la spiritualité chrétienne ni dans celui de la philosophie antique, mais elle trouve sa source d’inspiration dans la plume de Georges Bataille. Ceci n’est pas la conséquence d’un choix arbitraire : nous avons observé comment, très tôt, Foucault associe la conception de l’expérience intérieure élaborée par Bataille à une manifestation de liberté. Pourtant, si Foucault s’appuie d’abord sur celle-ci pour penser la dissolution du sujet au moyen d’une réflexion sur le langage, il la conçoit plus tard, au contraire, comme une instance de modification du sujet. Cette ambivalence émerge clairement dans les deux entretiens sur lesquels nous nous sommes arrêtés. Or, ce faisant, Foucault réintroduit deux éléments que Bataille met à l’écart de sa conception de l’expérience, à savoir l’ascèse et l’action, qu’il place au coeur de sa perspective de la spiritualité.

Dans la troisième section de cet article nous avons signalé les raisons du dédain de Bataille pour l’ascèse et l’action : à travers elles, l’expérience devient un projet et, ainsi, elle risque de perdre toute sa souveraineté, son autonomie et, par conséquent, sa liberté. C’est pour cela que le modèle d’action que Bataille repère dans la mystique est beaucoup plus approprié pour lui pour penser l’expérience intérieure. Comme le met en évidence l’exemple d’Angèle de Foligno, dans l’expérience mystique, l’individu déploie son action mais d’une manière passive : il ou elle n’agissent pas, il ou elle sont plutôt agis.

Les contradictions que suppose ce déplacement relatif à la façon dont Foucault se sert de la perspective de l’expérience élaborée par Bataille sont, sans aucun doute, significatives. Pourtant, elles ne doivent pas nous empêcher de saisir son importance. Au contraire, elles devraient plutôt nous permettre d’observer ce que ce déplacement révèle en termes conceptuels : si l’exercice de la liberté que Foucault associe à l’expérience fait appel, au début, à une dissolution du sujet, celui-ci finit par prendre la forme d’une spiritualité qui implique une action de la part du sujet. Cette approche de la spiritualité, malgré l’hésitation qu’elle put avoir provoquée quand, à un moment donné, Foucault l’a pensée en termes de spiritualité « pure » qui ne produit rien, comme en témoigne son « journal intellectuel », aboutit à une problématisation de la liberté conçue en termes d’action productive dont le résultat est la constitution de la subjectivité.

La portée politique de cette action demeure encore difficile à comprendre, notamment lorsqu’elle est interrogée au-delà du diagnostic historique, c’est-à-dire lorsqu’elle n’est pas l’objet d’analyse de la description historique que Foucault lui-même mène, qu’il s’agisse des Grecs ou des chrétiens[83]. Probablement, ceci est dû au fait qu’elle a encore besoin d’être précisée. Une chose pourtant est claire : la transformation de soi que Foucault conçoit comme une dimension de la spiritualité, et aussi des dynamiques de subjectivation, peut très difficilement donner lieu à une « inopérosité[84] ». Nous l’avons bien observé et c’est là que se joue la réinterprétation de Bataille que Foucault fait au tournant des années 1980 : au moyen de l’expérience, l’individu se modifie lui-même parce qu’il agit et, ce faisant, il produit un certain résultat qui a un effet sur lui-même. C’est donc l’action, et non son contraire, qu’il faut repenser si l’on veut développer la réflexion sur la dimension politique que Foucault associe à la spiritualité.