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Ce livre de Wendy Doniger est une traduction anglaise des derniers livres du Mahabharata[1], c’est-à-dire des parvan 15 à 18. La réputation de l’indianiste américaine est depuis longtemps établie et sa maîtrise du sanskrit, maintes fois démontrée[2]. C’est entre autres parce que ces derniers livres ont été négligés tant par la tradition sud-asiatique que par le milieu académique qu’il lui a paru nécessaire d’en publier la présente traduction[3].

Bien que cette traduction ne comprenne que les derniers livres, rappelons d’abord que l’ensemble du Mahabharata se présente comme un grand poème, environ quinze fois plus long que la Bible hébraïque et le Nouveau Testament combinés. Il fut composé en sanskrit entre le iiie siècle aec et le ive siècle ec, des dates sur lesquelles il n’existe aucun accord. Ce qui est certain, c’est que le lecteur néophyte ne peut qu’être surpris de la brièveté des quatre derniers livres en comparaison de l’immensité de l’ensemble. La traduction de Doniger ne compte que 107 pages (p. 54-161), ce qui témoigne bien d’une sorte de déséquilibre entre ces courts chapitres et l’immensité des chapitres précédents.

Pour que ces derniers livres soient compréhensibles, il fallait donc les situer par rapport à l’ensemble du poème. On trouvera dans l’introduction de cette traduction (p. 1-48) un certain nombre de commentaires à la fois brefs et pertinents dont une présentation synthétique de l’histoire du texte, puis une contextualisation des livres traduits, qui couvre en fait la majeure partie de cette introduction. Lorsqu’on ne traduit que les derniers livres d’une oeuvre importante, c’est sûrement un défi que de permettre au lecteur de s’y retrouver et on peut dire que Doniger y est parvenue. Parmi les clés de lecture qu’elle apporte figurent deux appendices importants, l’un d’eux donnant un résumé de la vie des protagonistes apparaissant dans les livres antérieurs (Appendix 4) et l’autre fournissant une liste de noms et d’épithètes que reçoivent les principaux personnages (Appendix 2). La troisième partie de l’introduction offre également quelques pistes d’interprétation où l’on aurait aimé retrouver au moins une référence aux travaux de l’indianiste Christopher Austin[4], qui a justement travaillé sur les deux derniers livres du poème épique. Ceux-ci auraient certainement pu enrichir la réflexion de l’auteure sur les difficultés d’interprétation au sujet du karma, de la mort et du paradis (p. 24-28), bien que Doniger soit particulièrement érudite sur le sujet[5].

L’ensemble de ces derniers livres raconte les ultimes années des survivants de la grande guerre. Le Livre 15 (Book Fifteen, Ashramavasika Parvan, The Book of Living in the Ashram : Chapters 26-47) reprend l’histoire à l’arrivée de visiteurs dans la forêt où le roi vainqueur, Dhritarashtra, son épouse (Gandhari) et la veuve (Kunti) de son frère mort au combat (Pandu), sont reclus. Dès la fin du livre, Dhritarashtra atteint la destination finale, alors que le roi vivant, Yudhishthira, doit procéder aux rites funéraires. Les mauvais présages qui planent au début du Livre 16 (Book Sixteen, Mausala Parvan, The Book of the Battle of the Clubs) culminent avec la mort du divin Krishna et avec l’échec d’Arjuna, l’archer héroïque, qui devait protéger les veuves des Vrishni[6]. Au Livre 17 (Book Seventeen, Mahaprasthanika Parvan, The Book of the Great Departure), il est temps pour les cinq frères (Yudhishthira, Bhima, Arjuna, Nakula et Sahadeva) et leur épouse, Draupadi, d’amorcer le Grand départ et au Livre 18 (Book Eighteen, Svargarohana Parvan, The Book of Climbing to Heaven), Yudhishthira rejoint le Ciel. En somme, ces derniers livres servent à mettre fin à une époque bien précise, celle où les grands héros quittent le monde au sein duquel ils ont combattu.

Étant donné qu’il s’agit avant tout d’une traduction, Doniger expose clairement sa démarche et nomme les défis qu’elle a rencontrés en quatrième partie de l’introduction (p. 39-48). C’est le texte sanskrit de l’édition critique du Mahabharata, publié à Poona[7], qui est la base de sa traduction. Le lecteur y trouvera toutefois en italiques certains passages rejetés par l’édition critique[8], mais qu’elle a choisi d’intégrer. Elle se permet aussi d’inclure en note des suggestions provenant du commentaire de Nilakantha (xviie s.)[9]. Le résultat est un texte susceptible d’intéresser tout lecteur curieux. Les termes sanskrits qu’elle conserve tels quels en anglais (karma, kala, dharma, tapas, yoga) sont judicieusement choisis et expliqués de façon nuancée. On ne regrette pas non plus sa décision de conserver les nombreuses épithètes qui ornent le texte sanskrit en dépit des risques d’alourdissement ou de répétition. La traduction de Doniger apparaît d’autant plus sincère qu’elle n’impose pas au texte un rythme et un style aseptisé par des coupures devant faciliter la lecture. Somme toute, elle parvient à livrer une traduction limpide d’une histoire qui entend demeurer le plus fidèle possible à celle jadis racontée par les auteurs du Mahabharata[10].

Avant de conclure, voici quelques atouts de cette traduction. D’abord, pour le néophyte en sanskrit, ces derniers livres peuvent être d’un intérêt particulier en raison de leurs relatives facilité et brièveté. À l’exemple des étudiant.e.s de Doniger mentionnés en remerciements, cette traduction peut être un outil pédagogique de valeur avec, bien sûr, les textes en sanskrit[11]. De plus, les principaux thèmes des derniers livres, soit le deuil, la mort, la vie après la mort et le temps, n’ont pas perdu de leur actualité. Aussi, la continuité des récits antiques avec certaines situations contemporaines a même de quoi intéresser les moins initiés à la culture du Mahabharata. Au chapitre 4 du Livre 16 (p. 105-110), les célébrations, et la débauche qui s’ensuit, mettent en scène des événements analogues à certains excès d’ivresse qui font la joie et le malheur de certains, toutes époques confondues. Quant au récit ludique du chien que le protagoniste (Yudhishthira) refuse d’abandonner pour entrer au ciel (p. 137-141), les protecteurs des animaux peuvent se laisser aller à l’interpréter en faveur des droits des animaux ! En contraste, les plus connaisseurs comprendront ces épisodes comme des points de tensions où il devient possible de penser le bon ordre des choses et la bonne conduite à adopter avec le premier exemple, extrait du Livre 16. Quant au deuxième exemple, celui du chien du Livre 18, Doniger offre des pistes d’interprétation qui pourraient être approfondies. Elle conçoit qu’il est plausible d’envisager cet épisode comme un modèle de représentation de la bhakti[12] en raison du refus de Yudhishthira d’abandonner son dévot, un chien, qui est pourtant une créature impure, indigne de la « non-cruauté » de son protecteur (p. 20-24).

Somme toute, Doniger offre une traduction réussie et seules les années à venir nous diront si elle est aussi parvenue à inviter le lectorat à s’intéresser davantage à ces livres « d’après-guerre » du Mahabharata.