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La quête du Jésus historique a trouvé un nouveau souffle au cours des dernières années. Après La vie et le destin de Jésus de Nazareth de Daniel Marguerat (Seuil, 2019) dans le monde francophone, voici que paraît Jesus : A Life in Class Conflict dans le monde anglophone. Il s’agit d’un ouvrage audacieux qui explore la vie de Jésus sous l’angle de la lutte des classes. Ses auteurs sont James Crossley, professeur à l’Université de Londres et directeur du Center for the Critical Study of Apocalyptic and Millenarian Movements, et Robert J. Myles, qui enseigne le Nouveau Testament au Wollaston College à Perth, en Australie. Ils adoptent le cadre théorique du matérialisme historique pour présenter une reconstitution originale de la vie de Jésus et du mouvement qu’il a initié. La vie de Jésus est un thème qui a été largement étudié, mais cet ouvrage apporte une nouvelle perspective en examinant le rôle des forces sociales et économiques qui ont façonné la vie et l’enseignement de Jésus.
Les auteurs abordent les moments importants de la vie de Jésus en les situant dans le contexte du premier siècle en Galilée et en mettant l’accent sur les conditions matérielles qui ont influencé la formation de son mouvement messianique dans une Palestine en pleine période de turbulence. Cette reconstruction historique commence en examinant l’éducation de Jésus face aux changements sociaux de la Galilée du premier siècle. Au lieu de romancer la personne énigmatique de Jésus en le présentant comme un « grand homme » de l’Histoire, les auteurs proposent une reconstruction de son existence terrestre de manière plus plausible en le peignant comme un réformateur religieux socialement impliqué qui émerge des classes juives non élitistes pour devenir une figure de proue de la défense des intérêts de la paysannerie en Galilée et en Judée. Les auteurs présentent la genèse socioéconomique d’un mouvement collectif auquel Jésus appartenait, mouvement qui l’a formé en tant que chef d’une révolution paysanne qui espérait instaurer avec l’aide de Dieu mettre au pouvoir une dictature de l’avant-garde éclairée de l’apostolat. Jésus est vu comme le produit des conditions socioéconomiques de son époque.
Les objectifs de ce mouvement messianique étaient clairs, du moins dans les premiers mois de la vie militante de Jésus. Ce mouvement était mû par la croyance millénariste et messianique selon laquelle Dieu était sur le point d’intervenir de façon spectaculaire dans l’Histoire pour détruire tous les méchants et venger les justes opprimés. Après la décapitation de Jean le baptiste, Jésus est devenu le chef d’un genre de politburo, une avant-garde éclairée composée de douze apôtres. Jésus semblait croire que Dieu allait installer son politburo apostolique au pouvoir en tant que gardien d’une dictature théocratique servant les intérêts de la paysannerie galiléenne. Lors de l’apocalypse révolutionnaire, les fortunes agraires seraient nationalisées ; les pauvres seraient assurés d’une joyeuse vie d’abondance ; les riches, en revanche, devraient renoncer à leur richesse ou périr dans d’atroces souffrances. Jésus a notamment organisé une « mission auprès des riches » pour obtenir le soutien de certains d’entre eux, comme celui de Nicodème et de Joseph d’Arimathie. Le succès du mouvement dirigé par Jésus au sein de la paysannerie galiléenne était principalement dû à sa défense des valeurs paysannes traditionnelles, aux guérisons des malades, aux interprétations favorables aux pauvres des Écritures juives et à une discipline de groupe stricte. Jésus offrait ainsi un nouvel espoir à une Galilée en pleine mutation, car alors que les ménages ruraux étaient démantelés en raison des projets de construction de l’élite, Jésus a formé sa propre « famille ». Cela a provoqué des réactions et des moqueries, le mouvement dirigé par Jésus a été jugé « efféminé » et « peu viril ». Jésus a eu le génie de réinterpréter ces insultes en vertus. Le mouvement dirigé par Jésus voulait en même temps se présenter comme fort, musclé, dur et viril afin de ne pas être en décalage avec la masculinité hégémonique de leur environnement social. Au fur et à mesure que Jésus gagnait en renommée, il s’inspirait des traditions juives de martyrs justes pour promouvoir l’idée de la mort glorieuse pour la cause de Dieu et du pays. La figure du martyr qui souffre sans se plaindre deviendra la définition de la masculinité selon Jésus. On peut parler d’un phénomène de réappropriation méliorative, comme lorsque les altersexuels se sont réapproprié le mot « queer », d’abord utilisé pour les insulter.
Jésus et son politburo apostolique ont fini par converger vers Jérusalem. Son voyage fatidique vers la ville sainte, où se trouvait le Temple, a eu lieu lors de la fête de la Pâque, un moment où les tensions socioéconomiques s’exacerbaient. La participation de Jésus à des activités séditieuses a été utilisée par les autorités romaines pour l’arrêter et le crucifier. Son corps, mutilé par la flagellation, a été cloué à une croix, sous une pancarte indiquant le motif de la condamnation : « Jésus de Nazareth, roi des Juifs ». Jésus a été mis à mort en tant que prétendant à la royauté, mentalement dérangé. Peu de temps après que le cadavre de Jésus a été déposé dans un tombeau par Joseph d’Arimathie, des figures clés de l’avant-garde éclairée (notamment Marie de Magdala, Pierre et Jean) ont cru que Dieu l’avait ressuscité. Ce n’était pas une issue totalement inattendue de l’exécution sanglante, mais stoïquement virile de Jésus en tant que martyre innocent. Au contraire, cela confirmait à leurs yeux que la fin des temps était vraiment proche. Le fait que les proches de Jésus aient déclaré l’avoir vu vivant après sa mort est la principale explication de la survie de son mouvement. Cependant, la révolution envisagée par Jésus ne s’est jamais réalisée. Il est graduellement devenu clair que Dieu n’interviendrait pas aussi éminemment que Jésus l’avait annoncé. Les disciples ont réinterprété le souvenir des paroles du chef au lieu d’admettre qu’il aurait pu être un faux prophète.
Jesus : A Life in Class Conflict se termine en évoquant l’influence de Jésus dans le processus historico-matérialiste. Les objectifs radicaux et fanatiques du mouvement initial ont transcendé le contexte historique de la Galilée du premier siècle. Crossley et Myles observent que les tensions entre les impulsions révolutionnaires et réactionnaires de Jésus et ses disciples ont été ravivées sous diverses formes et en divers lieux au fil des siècles qui ont suivi. Les aspirations initiales du mouvement, bien que ne s’étant pas concrétisées, ont donné naissance à des héritages durables et à des développements ultérieurs du christianisme. Avec le temps, les idées et les enseignements de Jésus et de ses disciples ont été adaptés et remodelés pour répondre aux besoins changeants des communautés qui se sont formées autour de ces croyances. Les tensions et les contradictions initiales du mouvement de Jésus ont contribué à la diversité et à la complexité des interprétations chrétiennes au cours de l’Histoire, permettant à la foi de s’adapter et de perdurer à travers les siècles. Jesus : A Life in Class Conflict décrit la généalogie socioéconomique de Jésus et le replace dans le contexte de son époque. En adoptant une perspective historico-matérialiste, l’ouvrage met en lumière les forces matérielles qui ont façonné Jésus tout en reconnaissant que l’histoire du christianisme ne se réduit pas à une seule figure charismatique, mais est le produit des interactions complexes et des luttes entre des individus, des groupes et des idées dans un contexte historique en constante évolution. Jesus : A Life in Class Conflict explore les objectifs initiaux de Jésus et ses disciples, les tensions et les contradictions au sein du mouvement messianique, et les développements ultérieurs du christianisme. Les auteurs soutiennent que Jésus a été façonné par les intérêts de classe de la paysannerie palestinienne, et que les objectifs radicaux du mouvement, tels que la redistribution des richesses et la résistance à l’oppression romaine, constituent les racines du christianisme.
L’ouvrage se distingue par sa cohérence et la limpidité de son expression. La recherche historique et l’analyse littéraire sont solides, et les auteurs font preuve d’une connaissance approfondie du contexte sociohistorique et des sources textuelles. Ils ont de plus l’originalité d’aborder un sujet largement étudié sous un angle nouveau et provocateur. Ils exposent clairement les déterminismes socioéconomiques qui ont façonné la vie de Jésus. Cependant, la thèse selon laquelle Jésus était principalement motivé par des objectifs politiques et économiques est facilement contestable. Jésus avait des racines profondes dans la foi et la spiritualité. Ses enseignements étaient centrés sur l’amour, le pardon, la compassion et la réconciliation, et il est difficile de réduire ces messages à des objectifs purement politiques ou économiques. En outre, l’idée que Jésus était un révolutionnaire politique est basée sur une lecture sélective des Évangiles. Bien qu’il y ait des éléments de résistance dans les enseignements de Jésus, ils sont presque toujours ancrés dans un contexte religieux et moral, plutôt que dans une volonté explicite de renverser les structures politiques et économiques existantes. De plus, la prémisse marxiste selon laquelle la vie de Jésus et le mouvement qu’il a lancé par les conditions matérielles d’existence restent aussi à démontrer. L’ouvrage explique la vie de Jésus sans tenir suffisamment compte de sa psychologie et, plus largement, des besoins spirituels de l’être humain. La révolte contre la pauvreté matérielle suffit-elle vraiment à expliquer le destin de Jésus ? Malgré ces faiblesses, le livre offre une perspective sur la vie et l’enseignement de Jésus qui en laisse beaucoup à penser. En comparaison avec les biographies de Jésus récemment publiées, Jesus : A Life in Class Conflict se démarque par son approche novatrice et son effort pour replacer Jésus dans son contexte sociohistorique. Cet ouvrage met en lumière les forces et les tensions très concrètes qui ont façonné Jésus et ses enseignements.
Cet ouvrage apporte une contribution significative à la discipline des études religieuses et historiques en mettant en lumière les déterminismes historiques qui ont façonné la vie de Jésus. Les auteurs abordent des questions et des problèmes qui ont été négligés dans la littérature existante et contribuent à combler des lacunes dans notre compréhension de la vie de Jésus. L’ouvrage soulève également des questions importantes pour les futures recherches, notamment en ce qui concerne la manière dont les forces socioéconomiques pourraient avoir influencé d’autres mouvements religieux et politiques de l’époque, tels que les zélotes et les mouvements apocalyptiques.