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L’approche du problème

Dans divers passages de ses oeuvres, Thomas d’Aquin parle d’un mode de perfection, de type intensif, qu’il appelle « virtus », terme qui est parfois accompagné de la notion d’« être », donnant ainsi naissance à l’expression « virtus essendi ». Certains commentateurs du corpus thomisticum ont réalisé des études dans lesquelles ils analysent cette expression, en essayant de trouver le sens métaphysique approprié. Étienne Gilson, célèbre dans le monde du thomisme pour son étude de l’être (actus essendi), a écrit un article dans lequel il tente d’expliquer la signification de « virtus essendi » dans la philosophie thomiste de l’être. De son côté, le dominicain canadien Lawrence Dewan a écrit un autre article avec le même but, mais avec une approche différente de celle du médiéviste français.

Dans le travail que nous allons réaliser, nous prendrons en considération, d’une part, les opinions de Gilson et de Dewan, et d’autre part, celles d’autres auteurs qui ont écrit plus récemment sur la « virtus essendi » afin d’atteindre un double objectif : d’abord, évaluer de manière critique les positions de Gilson et de Dewan, en tenant compte des idées positives qu’ils ont apportées à la formule thomiste. Deuxièmement, développer une ligne de recherche qui nous aidera à comprendre la signification de la « virtus essendi » selon les principes de la philosophie thomiste.

Pour atteindre notre objectif, nous diviserons notre étude en quatre parties. Quant à la première, nous synthétiserons la position d’Étienne Gilson sur la « virtus essendi », nous ferons de même avec la position de Lawrence Dewan, dans la deuxième partie. Pour la troisième partie, nous ferons une synthèse des avis les plus récents sur ce sujet. Et finalement, dans la quatrième partie nous mettrons d’abord en évidence les idées de Gilson et de Dewan qui nous semblent les plus discutables et, ensuite, nous présenterons ce qui, selon nous, peut nous aider à comprendre le sens de la « virtus essendi », en tenant compte de certains textes de Thomas non cités par les auteurs impliqués dans ce débat.

I. « Virtus essendi » selon Étienne Gilson

Le médiéviste français, connu et reconnu dans le monde du thomisme pour ses invectives contre la tendance aristotélicienne de l’école thomiste dominicaine[1], et pour souligner la notion thomasienne de l’esse, affirme que ce que Thomas d’Aquin appelle « virtus essendi » se réfère principalement à l’esse ut actus essendi.

S’appuyant sur l’appréciation de L.-B. Geiger sur l’importance de l’esse au sujet de ce point[2], Gilson est d’accord avec lui que la doctrine thomasienne doit nécessairement pousser plus loin la raison ultime qui soutient les êtres dans leur réalité respective[3]. Il y a donc, selon Thomas, une sorte d’intensité croissante ou perfection qui renvoie à l’esse, mais pas dans un sens « quantitatif [4] ». Cette « virtus » dont parle l’Angélique, résulte donc de la richesse propre à l’esse ut actus essendi, dont l’intensité croît selon le degré de perfection formelle ou essentielle que chaque être créé tient selon son espèce ou sa condition substantielle. Comme le philosophe canadien l’indiquera, Gilson tire l’enseignement thomasien de la « virtus essendi » du commentaire de Denis. Contrairement à ce que Dewan voudrait nous faire croire, le médiéviste français ne séparera jamais la caractérisation de cette « virtus » propre à l’esse créé à partir de l’Esse divin. Dit autrement, puisque Gilson a à l’esprit une certaine compréhension de la doctrine de la participation, il donne à l’esse créé la qualité perfective du purum Esse, et partage son caractère purement actuel et actualisant : « L’expression [virtus essendi] s’applique à Dieu conçu comme ayant et pré-contenant en lui toute vertu[5] ».

Ceci, bien sûr, doit être attribué au caractère radical de son pouvoir causal — un aspect métaphysique largement absent du thomisme gilsonien. Néanmoins, cette valeur causale, bien qu’elle ne soit pas développée dans sa plénitude, est timidement recueillie par Gilson dans un autre passage ultérieur de Denis : « Et dicit, si fas est dicere, quia non sic proprie dicitur quod esse sit, sed quod per esse, aliquid sit[6] ». Cette vertu de l’esse, ainsi comprise, n’est pas possédée par l’esse lui-même, mais par celui qui le transcende : « Le sens du texte du Denis est que la vertu d’être, dont jouit tout ce qui est, lui vient d’une vertu qui est au-dessus de l’être, ou, comme nous dirions aujourd’hui, qui le transcende[7] ».

Par conséquent, la vertu dont jouit au plus haut degré le purum Esse s’étend jusqu’aux créatures — si l’on peut dire — en vertu et par vertu de leur propre acte d’être, étant ainsi l’esse le véritable médiateur de l’efficacité créatrice et de la divine générosité parfaite. Gilson développe cette thèse plus loin, en commentant une des autres formules avec lesquelles Thomas d’Aquin explique le sens de la « virtus essendi ». En effet, Thomas s’y réfère ailleurs comme « tota virtus ipsius esse », c’est-à-dire la totalité à laquelle s’étend l’acte d’être[8]. Avec Denis — poursuit Gilson — Thomas d’Aquin comprend que cette puissance propre à l’être (virtus) se trouve en Dieu dans le degré le plus élevé : « Tout convient à Dieu d’une certaine manière [quodammodo] ». Maintenant bien entendu, cette vertu d’être, parfaitement contenue en Dieu, qui se donne aux créatures par l’esse, est reçue et contrainte dans diverses formalités qui diversifient cette qualité perfective de l’être. Gilson, reprenant l’exemple de Thomas sur la blancheur d’une chose ou de l’air et de la lumière du soleil, explique que la « virtus essendi », qui n’est pure et simple que dans l’Acte pur d’Être (Dieu), est formellement contrainte dans la chose concrète par son essence et sa forme. Gilson a raison, en appliquant la maxime thomiste selon laquelle « tout ce qui est reçu dans un sujet est reçu selon la nature du destinataire », mais, croyant que la seule et plus haute perfection de l’actualité de l’esse consiste en l’existence, il conclut que le degré de perfection de l’étant est donné par l’essence de la chose, qui est celle qui restreint l’être à une espèce concrète ou à un mode d’être donné.

Le parallélisme entre le degré de vertu de l’être et la perfection du sujet qui le reçoit est évident dans les degrés de perfection des êtres eux-mêmes. Les choses que l’on dit être seules, n’étant ni vivantes, ni sensibles, ni intelligentes, sont certainement moins parfaites que les autres, mais leur imperfection ne vient pas de celle d’être pris à part ; elle vient de celle du sujet qui le reçoit, et auquel il manque les perfections de vie, de sensibilité et d’intellection. Ainsi, sans l’être, la plus haute des perfections formelles n’est rien (puisqu’elle n’est pas), mais l’être lui-même déploie sa puissance, sa vertu d’être, à la mesure des perfections formelles qu’il fait exister[9].

À notre avis, Gilson ignore à ce stade[10] un aspect crucial de la doctrine thomasienne de la participation, mais nous en reparlerons en temps voulu opportun. Pour le reste, avec sa vision du rôle que la forme exerce sur l’esse et l’étant, il rehausse précisément la valeur capitale de l’esse. Cette « virtus essendi » est le pouvoir ou capacité d’être, qui est en Dieu pure et parfaite actualité, et chez les êtres créés une actualité reçue par l’esse dans une formalité réceptive et déterminative[11]. Les choses « ne possèdent donc pas l’être dans toute sa force [non habent esse secundum totam virtutem essendi] ». Ou plutôt — Gilson continue — « ce n’est pas un être, c’est alors l’être : Dieu seul, qui est l’être même subsistant, possède l’être selon toute la possibilité de l’être : [solus Deus, qui est ipsum esse subsistens, secundum totam virtutem essendi esse habet[12]] ».

Dans un autre passage, maintenant tiré des Quaestiones disputatae De malo, Gilson commente que l’Aquinate soutient la thèse que, dans le cas de Dieu, dont la perfection est illimitée, la « virtus essendi » s’explique dans toute sa force précisément à cause de cette absence de limite ou de concrétude : « Forma separata, quae est purus actus, scilicet Deus, non determinatur ad aliquam speciem vel genus aliquod ; sed incircumscripte habet totam virtutem essendi, utpote ipsum suum esse existens, sicut patet per Dionysium cap. v de divin. Nomin.[13] »

De toutes ces places du corpus thomisticum, et en appliquant par analogie le sens de l’actus essendi, le médiéviste français conclut que la « virtus essendi » correspond principalement à l’esse des choses. Ainsi, selon sa métaphysique de l’acte d’être, la puissance de la forme doit être intégrée à la puissance active de l’être[14]. Contrairement à ce que Dewan nous dira, la puissance d’être des corps célestes et des formes séparées ne provient pas de leur forme, mais de l’esse qui actualise cette même forme. Par conséquent, la lecture gilsonienne de la « virtus essendi » semble être soutenue et garantie par la logique de la doctrine thomiste, par laquelle on peut comprendre que cette expression équivaut à la lire, cum Thomae : « la vertu de ce qui est être », c’est-à-dire comme si l’être lui-même (esse) était cette « virtus » en question[15].

II. « Virtus essendi » selon Lawrence Dewan

L’expression « virtus essendi » apparaît généralement dans des mentions ponctuelles dans certains écrits du dominicain canadien Lawrence Dewan, mais de manière particulière dans l’un de ses derniers travaux académiques de 2011[16]. Comme dans presque tout son magistère, la cible pointée oriente ses réflexions vers Étienne Gilson et sa manière de comprendre la philosophie thomasienne de l’être. Dans le cas présent, Dewan expose son traitement de la « virtus essendi » en polémique avec un autre article que Gilson avait écrit il y a des décennies.

Déjà au début de son travail, le dominicain canadien évite les détours et expose clairement son objectif : « What is clear is that the doctrine of “virtus essendi” is part of the doctrine that esse per se consequitur formam[17], i.e. that form, just because of what it is, is the principle of the act of being[18] ». Un des passages clés qui soutient sa lecture est Contra gentiles, lib. II, c. XXX, no. 1073[19], où Thomas dit :

Forma autem, secundum id quod est, actus est : et per eam res actu existunt. Unde ex ipsa provenit necessitas ad esse in quibusdam. Quod contingit vel quia res illae sunt formae non in materia : et sic non inest ei potentia ad non esse, sed per suam formam semper sunt in virtute essendi ; sicut est in substantiis separatis. Vel quia formae earum sua perfectione adaequant totam potentiam materiae, ut sic non remaneat potentia ad aliam formam, nec per consequens ad non esse : sicut est in corporibus caelestibus. In quibus vero forma non complet totam potentiam materiae, remanet adhuc in materia potentia ad aliam formam. Et ideo non est in eis necessitas essendi, sed virtus essendi consequitur in eis victoriam formae super materia : ut patet in elementis et elementatis.

À cet égard, le penseur canadien rapproche un passage du commentaire de Thomas à celui de De caelo d’Aristote où l’Aquinate présente des objections à la position d’Averroès sur la raison qui rend les corps célestes incorruptibles. À la réponse de Thomas d’Aquin[20], qui corrige le philosophe cordouan pour avoir nié à ceux-là le pouvoir d’être toujours, Dewan ajoute une explication qui permet de valider sa thèse :

Averroës was deceived in that he judged the strength as to being to pertain solely to passive potency, which is the potency of matter ; whereas it rather pertains to the potency of form, because each thing is through its form. Hence, just so greatly and so long each thing has being, viz. as great as is the strength of its form. And thus, not only in the celestial bodies, but also in the separate substances, there is the strength to be always[21].

La chose — soutient Dewan — ne pourrait pas être plus claire : à travers ces mots, il « parle de la nature et du rôle de la forme comme principe de l’acte d’être[22] », qui est le point où il veut nous conduire.

Ensuite, l’étude de l’auteur dominicain entre dans une phase controversée où il discute avec Gilson et Fran O’Rourke sur la « virtus essendi ». La base sur laquelle se construit la dissertation dewanienne concerne les sources de la pensée de l’Aquinate, qui en réalité a toujours été la cible de sa méfiance quant au thomisme gilsonien. Gilson, observe Dewan, est intéressé à mettre en évidence que l’originalité de l’actus essendi ne remonte ni à Aristote ni à aucun autre des auteurs qu’il commente[23]. En définitive, que la notion d’être (esse) de Thomas d’Aquin ne se trouve pas chez Aristote. Selon Gilson, aux yeux du philosophe canadien, l’Aquinate a trouvé la « virtus essendi » dans les pages du In De divinis nominibus de Denis l’Aréopagite. Dewan note que Gilson traduit « à sa manière[24] » — dit-il — l’expression dionysienne « ipsius quod est esse virtutum » pour « la vertu de ce qui est d’être[25] ». Autrement dit, selon lui, le pouvoir de cette « virtus » est l’esse en lui-même[26], l’actus essendi, de sorte qu’autour de ce nouveau concept, rarement étudié parmi les commentateurs, Lawrence Dewan obtient un nouvel argument pour discuter du rôle que joue la forme sur l’esse.

À cette lecture où l’accent est de nouveau mis sur l’esse et non sur la forme, Dewan objecte d’abord que le passage de Denis parle d’une « virtus » qui dans ce cas-là évoque Dieu et non l’être commun des créatures. Puisque Dewan comprend que Gilson a lu le texte de Denis d’une manière différente de celle de Thomas, nous allons le vérifier. Denis dit ceci :

Dicimus igitur quod virtus est Deus sicut omnem virtutem in seipso praehabens et superhabens et sicut omnis virtutis causa ; et omnia, secundum virtutem indeclinabilem et incircumfinitam producens ; et sicut ipsius quod est esse virtutem aut totam aut particularem causa existens[27].

Et voici ce que dit Thomas d’Aquin :

Dicit ergo primo quod virtus attribuitur Deo, propter tria : primo quidem, secundum hoc quod omnium rerum virtutes in Ipso primordialiter et supereminenter existunt, sicut et de vita et sapientia, dictum est ; secundo vero, secundum hoc est causa omnis virtutis ; tertio, vero, secundum hoc quod Ipse operatur producendo omnia secundum virtutem indeclinabilem, idest quae non potest minorari aut fatigari et incircumfinitam ; sicut et sapientia Deo attribuitur, inquantum in Ipso praexistit omnis Sapientia et inquantum Ipse est sapientiae causa et inquantum habet saptientiae actum, cognoscendo ; et non solum est virtutis causa sicut largiens virtutem, sed quia ipsam virtutem causat sive accipiamus virtutem universalem sive aliquam virtutem particularem[28].

Ce que, selon Dewan, Thomas lit ici à propos de l’expression « ipsius quod est esse virtutem », c’est que « God causing power itself [ipsam virtutem], universally or particulary » et non « the power of that itself which is being », comme le prétend Gilson. La lecture proposée par le Canadien est que l’Aquinate dirait que Dieu est la cause « of power itself [29] ». Néanmoins, Dewan précise, dans une note en bas de page, que la traduction de Gilson et O’Rourke est valable, mais Dewan avertit que ce n’est pas la manière de comprendre le texte de Thomas[30]. Gilson comprend que « virtus essendi » fait référence à l’actus essendi, alors que Dewan soutient que c’est la forme comme principe d’être qu’il évoque. Il est sûr que Thomas comprend « the power of esse itself [31] ». Ainsi, Dewan ne cache pas que c’est là où il voulait arriver : « This relates to his [Gilson] understanding of Thomas’s doctrine of being[32] ».

En plus du passage mentionné de Denis, Gilson mentionne deux autres textes dans In De divinis nominibus qui cherchent à justifier sa lecture. Thomas commente ainsi : « Et non solum existentia, sed etiam ipsum esse habet virtutem ad hoc quod sit, a supersubstantiali Dei virtute. Et dicit, si fas est dicere, quia non sic proprie dicitur quod esse sit, sed quod per esse, aliquid sit[33] ». Dewan reconnaît que l’Aquinate parle ici de l’actus essendi, tandis que « esse having its power so as to be (“virtutem ad hoc quod sit[34]”) », donc, « there is no doubt that Denis (as here read by Thomas) is here regarding the esse of things as itself having “power” given by the divine power ; and that the power it has is a power having being as its effect in things[35] ». Ce que le penseur canadien ne concède pas à Gilson, c’est que, selon ce second texte du chapitre 8[36], on peut lire le passage précédent en identifiant la « virtus essendi » à l’actus essendi[37].

Plus loin, dans le commentaire de Gilson sur la correction d’Averroès par Thomas, Dewan observe que le médiéviste français fait une lecture incomplète des paroles de Thomas d’Aquin[38]. En effet, Thomas dit :

Quod autem obiicit virtutem corporis caelestis esse finitam, solvit Averroes dicendo quod in corpore caelesti est virtus sive potentia ad motum secundum locum, non est autem virtus sive potentia ad esse, neque finita neque infinita. Sed in hoc manifeste dixit contra Aristotelem, qui infra in hoc eodem libro ponit in sempiternis virtutem ad hoc quod sint semper. Fuit autem deceptus per hoc quod existimavit virtutem essendi pertinere solum ad potentiam passivam, quae est potentia materiae ; cum magis pertineat ad potentiam formae, quia unumquodque est per suam formam. Unde tantum et tamdiu habet unaquaeque res de esse, quanta est virtus formae eius. Et sic non solum in corporibus caelestibus, sed etiam in substantiis separatis est virtus essendi semper[39].

Alors que l’Aquinate place le fondement de cette subsistance sur le pouvoir de la forme, Gilson renverse l’argument en disant que « le pouvoir de l’être, la virtus essendi, appartient à la forme, puisqu’il n’y a rien de plus formel que l’être[40] ». Selon Dewan, l’attribution de cette « virtus essendi » à la forme passe — pour ainsi dire — par une étrange déduction que Gilson fait ici de la simple forme à l’esse comme le plus formel de tout, mais ce n’est pas, selon le Canadien, ce qu’a dit Thomas d’Aquin. Gilson pense que le sens de « virtus essendi » doit être intégré dans la doctrine thomiste selon laquelle l’esse est l’acte même des formes, mais Dewan soutient que ce texte ne mentionne pas l’esse comme le plus formel, mais la forme de la chose comme principe de l’esse[41].

Ainsi, le thomiste canadien conclut son étude affirmant que la « virtus essendi » a à voir avec la forme, comprise comme le pouvoir que possède une chose pour être, donc dans le contexte de la doctrine thomiste selon laquelle la forme est le principe de l’être (principium essendi). S’agit-il maintenant d’un principe ou d’une causalité « active » ? Dewan commente que, en Sum. theol., I, q. 3, a. 4, où il est dit que l’esse ne peut être causé par les principes essentiels, Thomas dit exactement qu’« impossibile est autem quod esse sit causatum tantum ex principiis essentialibus rei[42] », alors il n’a aucun doute que pour lui la forme c’est une cause active[43].

Enfin, je signale une autre nuance critique, basée sur les dernières considérations que Dewan fait dans son article sur la lecture gilsonienne. Le Canadien note que Gilson a raison lorsqu’il nous dit que la « virtus essendi » s’identifie à l’esse dans le cas de l’Esse divin, en qui la plénitude de toute perfection est donnée au plus haut degré. Dewan tente de justifier cette difficulté notoire en disant qu’« il s’agit de l’esse comme essence divine ». Mais, à cette réponse, il faut dire que, en réalité, il n’y a pas « un esse comme essence divine », mais une essence divine qui est son propre esse, qui est distinct. Dès lors, si l’Esse divin englobe la « virtus essendi », comment se fait-il que l’esse créé, dans sa condition de participé, ne s’y réfère pas ? Dewan se défendrait sûrement en faisant valoir que la forme et l’esse se distinguent dans l’ordre créé et non en Dieu, mais, même s’il en est ainsi dans le cas de Dieu, dans l’ordre créé, qui est celui qui concerne la créature, cette distinction est celle d’« acte-puissance », étant l’esse — précisément parce qu’il est une participation du purum Esse —, l’actualité médiatrice de toute efficacité divine et de toute perfection entitative. Ce qui résulte de l’interprétation de Dewan, à mon avis, c’est qu’il finit par donner à la forme la qualité métaphysique qui correspond à l’esse.

III. Contribution de quelques commentateurs

Dans cette section, nous examinerons les contributions les plus récentes, par certains commentateurs de l’Aquinate, sur la « virtus essendi ». Après Gilson et Dewan, deux autres auteurs, l’un plus proche du médiéviste français (O’Rourke) et l’autre du dominicain canadien (Rudi Te Velde), ont écrit sur la « virtus essendi » chez Thomas d’Aquin. Ils le font tous les deux dans le contexte de l’étude de Denis, le premier dans un sens général et le second commentant Expositio libri De ebdomadibus.

O’Rourke, suivant les traces de Cornelio Fabro, convient avec Gilson que Thomas d’Aquin assimile l’expression « virtus essendi » à sa notion d’esse, à l’actus essendi[44]. L’un des arguments d’O’Rourke est que Denis a été l’une des plus importantes sources d’inspiration pour la doctrine thomiste de l’être. Cependant, O’Rourke s’écarte de Gilson dans sa compréhension des degrés de perfection de cette « virtus » de l’être ou « quantité virtuelle », qui est une partie de l’enseignement de Thomas qui semble être passée inaperçue par de nombreux commentateurs de l’Aquinate.

Te Velde, d’autre part, en tant que débiteur dans une large mesure des enseignements dewaniens, maintient l’interprétation que la « virtus essendi » renvoie exclusivement à la forme et à ses propriétés, tombant dans l’erreur commune de considérer que c’est à travers la « virtus » de la forme qu’un étant possède son propre esse. La quantité de pouvoir de l’être de la chose (virtualis quantum) ne procède pas du degré auquel ce même être participe à l’Esse divin, mais de la forme et de sa perfection intégrale, comprenant cette dimension virtuelle.

If the quantity of a thing’s perfection is grounded in its form, form may be regarded as the inner measure by which God determines how much of being a creature is to receive, that is to what degree it should participate in the likeness of God. What seems to me the crucial point here is that form measures of mediates the perfection of being in such a way that it is in itself measured by God. In this sense the statement of Thomas should be understood that « the more of form each thing has, the more intense it possesses being (virtus essendi) ». The perfection of each form embodies a certain degree of being. Hence form is not simply measure in the sense that it is in itself an empty capacity which imposes its limits upon the being receives. Form is measured by reason of the very perfection and act it is, since the perfection which is proper to each thing according to its nature entails a determinate negation which results in a measured perfection[45].

Plus récemment, au moins trois articles ont été publiés à propos de la « virtus essendi », par Martín F. Echavarría, Liliana B. Irizar et Cecilia Giordano. Echavarría, suivant partiellement la ligne formaliste de l’herméneutique dewanienne, parle de la « virtus essendi » comme puissance qui renvoie à la capacité opérative et au degré de perfection de la nature de la chose[46].

Pour bien apprécier l’opinion d’Echavarría, il faut porter une attention particulière à cette phrase : « Una cosa es más potencia o “virtuosa” en la medida en que está más en acto. Pero este esse in actu a su vez se funda en la virtud de su mismo esse ut actus, que depende de la medida de su naturaleza o forma, como se dirá[47] ». Une contradiction est à noter ici. L’auteur fonde d’abord l’ordre prédicamental — la substance actualisée par sa forme ou esse in actu — sur l’ordre transcendantal ou de l’esse — qui est la substance déjà constituée comme existante par son acte d’être. Echavarría introduit un changement qui conduit son raisonnement à la contradiction en disant que l’esse, qui est le fondement de l’ordre prédicamental, dépend de la mesure de la forme. C’est-à-dire que pour Echavarría, ce n’est pas l’esse, qui est l’acte suprême, qui donne la mesure intensive ou virtuelle à la chose (y compris sa perfection formelle, comme l’enseigne explicitement Thomas), mais l’inverse, la forme, en vertu de sa causalité formelle-réceptive, qui donne la mesure de cette perfection.

L’autre spécialiste actuelle qui a écrit sur la « virtus essendi » est la professeure Liliana B. Irizar, élève de Dewan, qui a fait une étude parallèle entre la position d’Étienne Gilson, John Wippel et Fran O’Rourke et celle de Lawrence Dewan[48]. Irizar fonde cette confrontation sur la base de la compréhension dewanienne de la formule thomiste « forma dat esse ». Comme Dewan l’a déjà fait, la professeure colombienne insiste sur le fait que la « virtus essendi » dont parle Thomas d’Aquin doit être comprise à la lumière du principe selon lequel esse per se consequitur formam, donc, de la primauté métaphysique de la forme comme principe d’être. Le problème avec l’approche d’Irizar, comme avec celle de Dewan, c’est que, bien que les deux reconnaissent la primauté que le sens d’esse a dans la philosophie de Thomas d’Aquin, nous ne trouvons jamais dans son écrit une description minimale ou un développement spécifique de la façon dont il est formalisé ou exprime cette originalité et cette primauté de l’actus essendi. Au contraire, chez Dewan et Irízar, nous lisons qu’entre la forme et l’esse, il existe une hiérarchie parallèle ou, pire encore, une « quasi-identification » entre les deux éléments[49]. Pour Irízar, en somme, la « virtus essendi » de Thomas d’Aquin n’est rien d’autre qu’une simple et pure propriété de la forme, et semble donc n’avoir rien à voir avec l’esse de la chose[50]. De cette manière, l’article de la professeure colombienne rafraîchit la doctrine de Lawrence Dewan, mais sans l’approfondir de manière significative[51].

Pour sa part, Cecilia Giordano rappelle opportunément que, comme le déclarent O’Rourke et Echavarría, Thomas d’Aquin affirme que l’être contient en lui-même toutes les perfections, il n’est donc pas surprenant que sa qualité intensive puisse être graduée selon un plus et un moins. En Dieu — dit-elle — « esta virtus no es otra cosa que su propio acto de ser ».

IV. Une vertu « de l’esse » sans « esse » ?

Après avoir examiné les points de vue des auteurs étudiés, nous ferons dans cette section une proposition de compréhension de la « virtus essendi ». Nous commencerons par une brève évaluation des arguments de Gilson et de Dewan, puis nous retournerons sur quelques textes de Thomas d’Aquin pour tenter de démêler le sens de cette formule.

Comme le montrent ces deux auteurs, leurs points de vue sur la « virtus essendi » dépendent directement de leur compréhension de la relation entre la forme et l’esse dans la philosophie thomiste. Alors que le thomisme gilsonien souligne la primauté de l’esse en tant qu’actus essendi, Lawrence Dewan nuance cette primauté en affirmant que la forme et l’esse sont dans une hiérarchie parallèle. Sans doute cela les conduit-il à interpréter la « virtus essendi » comme se référant soit à l’esse, dans le cas de Gilson, soit à la forme, dans le cas de Dewan.

Ceci dit, je voudrais indiquer ci-dessous certains aspects critiques de chacune de leurs positions. Je pense que Gilson a raison d’indiquer que l’actus essendi est au coeur de ce « virtus » dont Thomas d’Aquin parle. Une simple mention purement lexicale permet d’y voir plus clair : Virtus « essendi » indique un pouvoir, une capacité, une puissance qui se réfère à l’être, c’est pourquoi c’est « virtus »-« essendi ». Si l’on parle alors d’une vertu de l’être, il est clair qu’il s’agit de quelque chose qui renvoie en quelque sorte à ce même être.

Contrairement à la lecture gilsonienne, il faut souligner quelques nuances. Par exemple, comme le suggèrent O’Rourke[52] et Redpath[53], Gilson semble confondre le sens de la qualité intensive et extensive des choses. Lorsque Thomas déclare, dans Contra gentiles, lib. I, c. XX, no. 163[54], que l’être n’a pas de quantité d’étendue, cette appréciation ne doit pas être comprise comme se référant à la « virtus essendi ».

Où sont les possibles causes de cette interprétation erronée ? Au moins, nous devons nous souvenir de deux que nous avons déjà mentionnées. L’une est le peu de profondeur que possède la participation dans son thomisme, et l’autre est l’identification et la réduction conséquente de la qualité intensive de l’esse à la production de l’existence. Gilson a fait une nette distinction contre Cajétan entre acte et état[55], montrant que l’existence n’est pas seulement la pure facticité, mais un acte, l’acte qui fait exister. Alors le Français a raison de désigner l’esse comme le centre de la « virtus essendi » mais, dans notre jugement, on a tort de nier l’existence d’une gradation qualitative de l’esse, transférant par conséquent le fondement de cette gradation à la forme, inversant ainsi l’ordre métaphysique de la participation. Pour Gilson, la qualité intensive de l’esse est de faire exister ; l’esse perfectionne la forme et l’étant en les menant dans la réalité, en les faisant exister, mais la qualité perfective et intensive qui constitue une chose vient de la forme. Dans ce cas, peut-être contre son intention, Gilson fait de l’esse l’élément le plus important de la métaphysique de Thomas d’Aquin, mais non pas pour la raison qui est vraiment la source et la mesure de la qualité et l’intensité de la perfection des choses, plutôt en mettant la perfection de faire exister au sommet de toutes les perfections. Naturellement, dans la philosophie thomasienne, la production de l’existence est l’une des virtualités dérivées de l’actualité de l’esse, mais ce n’est pas la seule ni la plus prépondérante ou importante, comme le montre le fait qu’il n’a jamais utilisé esse pour exister ou existentia.

De son côté, Dewan, fidèle à son herméneutique formaliste, comprend que cette « virtus essendi » a fondamentalement à voir avec la forme, mais non pas avec la forme en soi elle-même, plutôt comme principe d’être (principium essendi). Comme Herrera a noté, l’erreur du Canadien est qu’il finit par donner à la forme un rôle instrumental et actif, ce qui en fait finalement un principe efficace de l’esse.

Si en un primer momento Dewan parecía sostener que el influjo de la forma correspondía analógicamente al de la causa formal, su opinión definitiva no se mantiene en esta dirección sino que acaba reconociendo una causalidad eficiente de la forma. De hecho, no le interesa tanto que la forma sea receptiva del esse, cuanto que sea de alguna manera productiva de él. Por eso señala explícitamente que la forma es causa efectiva del esse (Dewan, 2007, 46 ; Irízar, 2016, 45). Cuando lee el pasaje de Tomás que dice : « Dios causa en nosotros el ser natural por creación sin la mediación de ninguna causa agente, pero sí mediante una causa formal. La forma, en efecto, es el principio natural del ser natural[56] », Dewan entiende el término « mediante », referido a la forma, como tratándose de una causa instrumental, no de una causa formal. Según la exégesis dewaniana, Tomás estaría pensando la forma como un instrumento de la causación divina del esse (Dewan, 1989, 178) ; la idea reaparece en sus trabajos de (1997, 85, nota 20 ; 2002, 88, 95 ; 2005, 344 ; 2009, 158). Este desplazamiento de la causalidad formal hacia una causalidad eficiente instrumental de la forma sustancial termina de consolidarse en un artículo de 2011, en el que Dewan sostiene, nuevamente contra Gilson, que cuando Tomás habla de virtus essendi, no se está refiriendo al ser, sino a la forma[57].

Herrera lui-même rappelle que Thomas indique que l’esse est créé « nulla causa agente mediante », ce qui nous empêche de penser à un rôle actif ou instrumental de la forme.

Es evidente que el dominico canadiense soslaya, del pasaje citado, la expresión « sin la mediación de ninguna causa agente », puesto que, como es bien sabido, la causa instrumental se distingue de la principal en el orden de las causas eficientes (Tomás de Aquino, Sum. Theol., I-II, q. 62, a. 1). Esta división causal se basa en el modo en que se encuentra en ellas la virtus operativa. Además, si la forma fuese causa instrumental del ser, debería existir con anterioridad al ser. Pero la expresión señalada es la que marca definitivamente que la producción del ser es una prerrogativa exclusiva de Dios. No hay ninguna otra causa productora que intervenga. La forma no tiene ningún poder eficiente con respecto al ser. Tomás de Aquino habla de la substancia, ya sea compuesta de materia y forma, ya sea simple por ser forma subsistente, como potencia receptiva del acto de ser[58].

Avec différents chercheurs, nous pouvons dire que la forme n’est ni un principe de l’acte d’être (esse) ni de la « virtus essendi ». La forme contribue à l’unité d’un ens en le recevant et en le limitant dans sa perfection. Dewan semble renverser le rôle métaphysique de forme et esse, ce qui fait que la forme acquiert le rôle de médiateur de la causalité efficiente divine. À notre avis, il confond la causalité formelle avec la causalité médiatrice de l’esse[59], prétendant que la première s’étend à un niveau qualitatif intensif qui ne lui correspond pas, puisque Thomas d’Aquin précise que l’actualité de la forme est de nature formelle, c’est-à-dire qu’elle vise à déterminer essentiellement l’étant et à recevoir l’esse.

La « virtus essendi » d’un ens résulte de la composition de ces deux principes en tant que causes immédiates de l’unité de l’entité qui en fait cet être unique. La forme seule n’est pas le lieu propre de la « virtus essendi ». Je pense que Dewan se trompe lorsqu’il dit que la « virtus essendi » dont Thomas parle dans ce texte se trouve dans la forme en tant que telle. Elle se trouve à travers la forme. La forme est l’une de ses causes immédiates.

Comme Gilson, Dewan néglige complètement la participation radicale à l’être en tant que source d’où l’étant reçoit toute sa perfection. Cet esse est participé selon un ordre de perfection, selon une qualité intensive, c’est-à-dire selon un certain degré de perfection. L’être d’un cheval n’est pas le même que l’être d’un ange, mais pas de la manière dont Gilson l’explique, à savoir, que la différence est due à la médiation de l’essence[60], mais parce que l’esse créé lui-même participe selon un degré qualitatif d’intensité de l’Esse pur. Ici, la confusion causée par le fait de confondre être et existence devient évidente. Si nous devons donner crédit au professeur Redpath, le problème avec cette gradation qualitative de l’esse est un aspect assez récent du thomisme[61].

L’apport des spécialistes et les contributions récentes nous aident à voir que l’étant reçoit sa perfection à travers les canaux métaphysiques décrits par Thomas d’Aquin, que sont la forme et l’esse. Par conséquent, si nous voulons surmonter l’antagonisme entre les positions vues, il est nécessaire de plonger dans les racines métaphysiques qui donnent le sens correct à la formule. Mon objectif est de montrer les raisons qui nous permettent d’associer le sens de la « virtus essendi » principalement à l’esse ut actus essendi, et secondairement à la forme. À cette fin, je pense que la clé est d’approfondir la question de « l’ordre » de la participation, et de comprendre correctement l’enseignement thomiste de l’esse comme « actum omnium actuum », ce que Cornelio Fabro appelle « esse intensivo ».

Thomas parle de l’esse comme de la source de toute perfection (compris comme la perfection formelle) : « Omnium autem perfectiones pertinent ad perfectionem essendi, secundum hoc enim aliqua perfecta sunt, quod aliquo modo esse habent[62] » ; « esse simpliciter acceptum, secundum quod includit in se onmen perfectionem essendi, praeemininet vitae et omnibus perfectionibus subsequentibus[63] » ; « primus autem effectus est ipsum esse, quod omnibus aliis effectibus praesupponitur et ipsum non praesupponit aliquem alium effectum ; et ideo oportet quod dare esse in quantum huiusmodi sit effectus primae causae solius secundum propriam virtutem[64] » ; « primus autem effectus Dei in rebus est ipsum esse, quod omnes alii effectus presupponunt, et supra quod fundatur[65] ». En vertu de sa participation au purum Esse : « Relinquitur ergo quod omnia alia a Deo non sint suum esse, sed participant esse. Necesse est igitur omnia quae diversificantur secundum diversam participationem essendi, ut sint perfectius vel minus perfecte, causari ab uno primo ente, quod perfectissime est[66] » ; « quia tamen sua quidditas vel essentia non est ipsum suum esse, sed est res subsistens in suo esse participato, ideo quodammodo convenit in genere cum corporibus quae etiam in suo esse subsistunt ; et sic secundum logicam intentionem utrumque ponitur in genere substantiae[67] » ; « et cum quaelibet res participet per assimilationem primum actum in quantum habet esse, necesse est quod esse participatum in unoquoque comparetur ad naturam participantem ipsum, sicut actus ad potentiam[68] ». Dans leur ensemble, les perfections de l’étant procèdent de l’esse, sont contenues en lui et sont reçues par l’étant à travers sa forme. La mesure de la perfection de la chose, même celle que la forme imprime, selon l’essence de la chose, est donnée par son esse propre et non par la perfection formelle. Thomas d’Aquin l’affirme clairement : « In tantum unumquodque est, in quantum ipse esse participat[69] » ; « omnis enim nobilitas cuiuscumque rei est sibi secundum suum esse : nulla enim nobilitas esset homini ex sua sapientia nisi per eam sapiens esset, et sic de aliis. Sic ergo secundum modum quo res habet esse, est suus modus in nobilitate : nam res secundum quod suum esse contrahitur ad aliquem specialem modum nobilitatis maiorem vel minorem, dicitur esse secundum hoc nobilior vel minus nobilis[70] » ; « quod omne participatum comparatur ad participans ut actus eius. Quaecumque autem forma creata per se subsistens ponatur, oportet quod participet esse, quia etiam ipsa vita, vel quidquid sic diceretur, participat ipsum esse[71] ».

Toutefois, des auteurs comme Echavarría, qui reconnaissent une certaine primauté à l’esse, du moins dans l’Acte pur d’Être, imputent la racine de la gradation quantique virtuelle dont jouit un étant non à son esse, mais à la forme, et ce parce que Echavarría ignore le sens correct de la participation « de » l’esse[72]. Dans ce cas, c’est la perfection formelle ou le degré de perfection essentielle qui marquerait le degré de perfection de l’étant et de son esse. Mais, si toute perfection dérive de l’esse, et que l’esse est l’acte suprême auquel tout participe[73], la mesure d’intensité qualitative de la perfection dont jouit l’étant ne peut pas provenir de sa forme, mais seulement de son esse, sinon la forme serait la source et la mesure de cette perfection, disant juste le contraire de ce que dit l’Angélique[74]. De ce que la perfection de l’être se contracte dans une certaine forme ou essence, il ne s’ensuit pas que la forme ou l’essence donne la mesure de la perfection à l’être. Cette nuance est cruciale, selon moi, pour sauvegarder la juste compréhension de la participation à l’être de Thomas d’Aquin[75].

Ainsi, le sens de la « virtus essendi » appartient au coeur de la philosophie thomiste de l’être ; par conséquent, c’est à la lumière de la juste compréhension de la valeur de l’esse et de sa relation à l’étant et à la forme que cette formule doit être comprise. Ce que nous pouvons avancer, après avoir vu quelques textes clés du corpus thomisticum, c’est que le sens principal de cette « virtus », bien qu’elle ait un certain rapport avec la forme, dans la mesure où la forme participe à l’actualité de l’esse, source de toute perfection, dans un sens radical et en premier lieu elle doit se référer à l’esse, compris comme actus essendi. Si cette « virtus » est virtus « essendi », sa puissance doit d’une certaine manière se référer à l’être de la chose, puisque, pour l’Aquinate, toute puissance, toute vertu et toute actualité présente dans l’étant dérive de son esse, comme l’ont montré les textes cités ci-dessus. Les auteurs, comme Dewan, qui citent des textes de Thomas où le pouvoir de la forme est souligné, devraient intégrer ce pouvoir dans la doctrine de la participation, bien comprise, à l’esse, y compris l’actualité formelle. Après avoir rappelé ces idées importantes de la philosophie thomiste de l’être, je voudrais commenter quelques textes de l’Aquinate, non cités ni par Dewan ni par Gilson, qui peuvent nous aider à comprendre le sens de la « virtus essendi ».

Omnis enim nobilitas cuiuscumque rei est sibi secundum suum esse […]. Sic ergo secundum modum quo res habet esse, est suus modus in nobilitate : nam res secundum quod suum esse contrahitur ad aliquem specialem modum nobilitatis maiorem vel minorem, dicitur esse secundum hoc nobilior vel minus nobilis. Igitur si aliquid est cui competit tota virtus essendi, ei nulla nobilitatum deesse potest quae alicui rei conveniat. Sed rei quae est suum esse, competit esse secundum totam essendi potestatem : sicut, si esset aliqua albedo separata, nihil ei de virtute albedinis deesse posset […]. Deus igitur, qui est suum esse, ut supra probatum est, habet esse secundum totam virtutem ipsius esse. Non potest ergo carere aliqua nobilitate quae alicui rei conveniat[76].

Thomas d’Aquin commence par affirmer sans ambages que la noblesse ou la perfection d’une chose dépend de son être. Il précise ensuite que cette perfection dépend de la « manière » dont la chose possède l’être. C’est-à-dire que l’Angélique parle de la forme et de l’être selon sa conception métaphysique. Dieu donne l’être, qui est, comme nous l’avons vu, l’acte « par lequel » l’étant reçoit « toute sa perfection ». Il est évident que cette perfection graduée de l’être se « contracte » en un certain mode d’être (ange, homme, cheval), c’est-à-dire en une forme. En ce sens, certes, la forme exprime la restriction de l’être (sa détermination), mais non pas dans la mesure où c’est la forme qui qualifie originellement le degré de perfection de l’être, puisque c’est tout le contraire, que c’est le degré de perfection avec lequel l’être créé participe au purum Esse qui détermine le degré de perfection de l’étant et de la forme. Dieu, à qui appartient toute la vertu d’être, donne à participer sa propre richesse d’être « à travers l’esse créé », qui est déterminé par la forme à une manière spécifique d’être[77].

D’après cela, la puissance d’être, ou « virtus essendi », doit donc se référer principalement au principe et à l’origine de toute plénitude, qui, dans le cas de Dieu, est son Esse pur, tandis que, dans le cas des créatures, c’est l’esse créé, par lequel l’étant possède sa perfection correspondante. L’être est donc le médiateur de toute actualité et de toute perfection dont jouit l’étant. À notre avis, dire que la puissance d’être d’une chose se réfère principalement à la forme, est une erreur qui a à voir avec le juste sens de la participation à l’être, puisque la forme participe à l’être, par conséquent, elle ne peut pas être celle qui exprime la « virtus essendi », au-delà de l’aspect formel et essentiel, qui est celui qui lui correspond.

Une tentative d’explication que nous avons prise en compte est celle d’Echavarría, où l’on a recours à la thèse dewanienne que Dieu est pure forme, ou que Dieu possède une essence[78]. Mais Thomas d’Aquin enseigne à cet égard que l’essence ou la forme de Dieu s’identifie à son propre Esse, « est » son Esse même. Dewan lui-même a reconnu que, dans le cas de Dieu, il n’y a aucun doute que la « virtus essendi » se réfère à l’esse. Pourquoi alors non pas dans le cas des créatures ?

En somme, Thomas d’Aquin lui-même nous dit à la fin de ce texte que « Deus igitur, qui est suum esse […] habet esse secundum totam virtutem ipsius esse ». En d’autres termes, la puissance d’être ou « virtus essendi » dépend de l’être. Je crois que la différence que fait ici l’Aquinate est entre une « virtus » pleinement parfaite (celle de l’Être divin) et la « virtus » possédée par la créature (qui dérive de son esse participé). Il s’agit d’une distinction qualitative du degré de perfection de l’être. Alors que Dieu possède l’Être en plénitude, la créature le possède de manière participée. Et c’est là que la forme entre en jeu. La forme, qui participe à l’être, reçoit et détermine ce degré de perfection à une espèce ou une essence particulière. Mais le degré de perfection dont jouit cette créature, quelle que soit l’espèce ou le mode d’être essentiel qui l’exprime, procède, par participation, de l’être créé ou actus essendi : « Primus autem effectus est ipsum esse, quod omnibus aliis effectibus praesupponitur et ipsum non praesupponit aliquem alium effectum ; et ideo oportet quod dare esse in quantum huiusmodi sit effectus primae causae solius secundum propriam virtutem[79] ».

Cette explication que nous venons de donner me semble corroborée dans ce texte de Thomas :

Est autem duplex quantitas : scilicet dimensiva, quae secundum extensionem consideratur ; et virtualis, quae attenditur secundum intensionem : virtus enim rei est ipsius perfectio, secundum illud philosophi in VIII Physic. : unumquodque perfectum est quando attingit propriae virtuti. Et sic quantitas virtualis uniuscuiusque formae attenditur secundum modum suae perfectionis. Utraque autem quantitas per multa diversificatur : nam sub quantitate dimensiva continetur longitudo, latitudo, et profundum, et numerus in potentia. Quantitas autem virtualis in tot distinguitur, quot sunt naturae vel formae ; quarum perfectionis modus totam mensuram quantitatis facit. Contingit autem id quod est secundum unam quantitatem finitum, esse secundum aliam infinitum. Potest enim intelligi aliqua superficies finita secundum latitudinem, et infinita secundum longitudinem. Patet etiam hoc, si accipiatur una quantitas dimensiva, et alia virtualis. Si enim intelligatur corpus album infinitum, non propter hoc albedo intensive infinita erit, sed solum extensive, et per accidens ; poterit enim aliquid albius inveniri. Patet nihilominus idem, si utraque quantitas sit virtualis. Nam in uno et eodem diversa quantitas virtualis attendi potest secundum diversas rationes eorum quae de ipso praedicantur ; sicut ex hoc quod dicitur ens, consideratur in eo quantitas virtualis quantum ad perfectionem essendi ; et ex hoc quod dicitur sensibilis, consideratur in eo quantitas virtualis ex perfectione sentiendi ; et sic de aliis. Quantum igitur ad rationem essendi, infinitum esse non potest nisi illud in quo omnis essendi perfectio includitur, quae in diversis infinitis modis variari potest. Et hoc modo solus Deus infinitus est secundum essentiam ; quia eius essentia non limitatur ad aliquam determinatam perfectionem, sed in se includit omnem modum perfectionis, ad quem ratio entitatis se extendere potest, et ideo ipse est infinitus secundum essentiam. Haec autem infinitas nulli creaturae competere potest : nam cuiuslibet creaturae esse est limitatum ad perfectionem propriae speciei[80].

Tout d’abord, Thomas d’Aquin précise qu’il existe deux types de quantité, l’une dimensionnelle et l’autre virtuelle (relative à l’intensité), et affirme que la vertu d’une chose exprime sa perfection même. Ensuite, il parle de la quantité virtuelle de la forme en fonction de sa propre perfection. Il va jusqu’à dire que : « Quantitas autem virtualis in tot distinguitur, quot sunt naturae vel formae ». Mais il ajoute ensuite : « Sicut ex hoc quod dicitur ens, consideratur in eo quantitas virtualis quantum ad perfectionem essendi ». Ici, Thomas d’Aquin semble clarifier notre problème. La quantité virtuelle d’un étant est directement identifiée à la perfection de l’être (perfectio essendi). Et à la fin il nous propose un autre argument qui situe la « virtus » par rapport à l’être (ad rationem essendi). La vertu de celui qui possède la perfection d’être au plus haut degré, Dieu, ne peut être qu’infinie. La créature, en revanche, ne peut jouir de cette virtus « nam cuiuslibet creaturae esse est limitatum ad perfeccionem propriae speciei ». La perfection de l’être de la créature est limitée parce que son être est participé, non comme l’Être divin, qui est plein. Cette limite de l’être créé s’exprime dans l’espèce dans laquelle chaque étant est spécifié. Comme Thomas nous l’a dit, l’être est donné selon la « virtus » de la cause première, qui consiste en son propre Esse subsistant. Alors la puissance d’être ou « virtus essendi » jaillit de l’esse comme de sa source originelle, soit l’Esse pur, qui est la source plénitude de l’être, soit l’esse participé, qu’il emprunte à celui-ci. Dès lors, la « virtus essendi » renvoie à l’esse, en tant que cette « virtus » en tire de lui sa mesure et son degré d’intensité.

En ce sens, on peut dire que la perspective de Lawrence Dewan contribue à souligner l’unité originelle de l’étant. La difficulté majeure, comme nous avons eu l’occasion de le voir, est que la « virtus essendi » dont parle Thomas d’Aquin ne peut être comprise qu’à la lumière de sa métaphysique de la participation, où l’esse assume le rôle d’acte suprême par rapport auquel tout le reste (y compris la forme) est en puissance, et, par conséquent, auquel tout participe. Ainsi, l’apport de la forme doit être intégré dans ce schéma asymétrique de la participation à l’esse, où l’esse créé confère à l’étant et à la forme la qualité intensive de sa propre perfection, qui est strictement de nature formelle.

Conclusion

À la fin de notre recherche, nous pouvons souligner quelques points importants sur ce que Thomas d’Aquin appelle « virtus essendi ». L’idée que nous avons essayé de défendre dans cette étude est la suivante : Dieu, dont la plénitude de perfection n’est contractée d’aucune manière formelle ou essentielle, concentre toute sa perfection dans son plein Esse. Les créatures, quant à elles, reçoivent leur perfection en fonction de leur être participé. Or, l’actualité « par laquelle » la créature reçoit toute sa perfection (y compris celle qui confère la forme à son propre mode), est celle de l’esse participé. Ainsi, le problème de la « virtus essendi », à notre avis, est résolu par une compréhension adéquate de l’ordo participacionis (l’ordre de la participation), avec un accent particulier sur la participation originelle « de » l’esse. Par conséquent, étant donné que la perfection que la créature reçoit est médiée par l’esse et par la forme, la façon dont la « virtus essendi » doit être comprise doit passer par une compréhension correcte de la relation entre la forme et l’esse, telle que la conçoit Thomas d’Aquin, qui, comme nous l’avons vu, enseigne que l’esse est l’acte suprême dans lequel tout participe, et par rapport auquel tout le reste est en puissance, y compris les formes.