Résumés
Résumé
Dans cette étude, nous examinons l’apport philosophique de l’ouvrage de Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ? (1948), dans le contexte de la méditation existentialiste de cette époque (Beauvoir et Merleau-Ponty). Nous établissons en quel sens Sartre y étaye le concept de liberté, selon ses aspects épistémique et praxique de témoignage et de prise de conscience, ainsi que ses dimensions intrinsèques de négativité et de construction. Nous poursuivons en montrant en quoi cet approfondissement conceptuel entraîne une méditation nouvelle par Sartre du philosophème « faire l’Histoire ». Une telle méditation impose une modification drastique de la préséance et de l’ordre de ce que Sartre nomme les « catégories cardinales de la réalité humaine », laquelle se fait au détriment de celles de l’être et de l’avoir, et au profit de celle du faire. Nous montrons en quoi il y a là un changement de cap par rapport aux analyses de L’être et le néant. Nous terminons en envisageant les conséquences de cet approfondissement conceptuel de la liberté, de cette méditation de l’histoire et de ce remaniement catégoriel pour les questions du sens praxique de la littérature, de sa forme adéquate et de sa possible totalisation.
Abstract
In this paper, I focus on the specific philosophical contribution of Jean-Paul Sartre’s What is Literature ? (1948), in the context of the existentialist meditation of this period (Beauvoir and Merleau-Ponty). I first establish how Sartre underpins the concept of freedom, by probing its epistemic aspect of testimony and its practical aspect of consciousness-raising, as well as its intrinsic dimensions of negativity and construction. Furthermore, I prove that such a conceptual improvement entails a fresh meditation by Sartre on the motive “making History”. Such meditation corresponds to a drastic modification of the precedence and order of what Sartre describes as “the cardinal categories of human reality”, to the detriment of the categories of being and having, and in favor of the category of making. I demonstrate that there is a shift from Being and Nothingness. I conclude by considering the significance of such a conceptual improvement of freedom, such a meditation of history, and such a categorial reshuffle, when it comes to the questions of the practical meaning of literature, of its appropriate form, and of its possible totalization.
Corps de l’article
Je suis né de l’écriture
Sartre, 1964a, 130
J’ai pensé contre moi dans Qu’est-ce que la littérature ?
Sartre, 1948, v
Introduction
Jean-Paul Sartre a orienté la littérature d’après-guerre en direction de l’engagement (Albérès, 1960, 125 sq. ; Glucksmann, 1966, 55-56). Mais comment a-t-il pensé une telle orientation, et en quoi celle-ci a-t-elle modifié sa propre pensée ? Comme on sait, le geste sartrien visant à théoriser la littérature intervient à l’issue d’une longue période de production de romans, nouvelles et pièces de théâtre, tels que Le mur, Les mouches, Huis clos, Les chemins de la liberté et le Baudelaire. Cette théorie apparaît dans son essai intitulé Qu’est-ce que la littérature ?, lequel fut publié en quatre parties dans Les temps modernes (Sartre, 1947), puis repris et augmenté en un volume (1948). Dès lors, sur quels auteurs, sur quelles distinctions conceptuelles et sur quelles catégories cardinales Sartre s’y appuie-t-il pour édifier une telle théorie philosophique de la littérature ? En outre, en quoi cette théorie se relie-t-elle ponctuellement avec la réflexion existentialiste de l’époque concernant les rapports entre littérature et métaphysique (Beauvoir et Merleau-Ponty) ? Et surtout en quoi cette théorie représente-t-elle une saisissante évolution philosophique chez lui, et non pas seulement littéraire, notamment si on la met en regard avec les thèses de L’être et le néant (1943) ?
C’est à de telles questions qui, en dépit des apparences, ont été fort peu envisagées jusqu’ici, que nous souhaiterions répondre dans cette étude. Nous montrerons pour commencer que l’évolution philosophique de Sartre en ces années, celle qui se déploie de L’être et le néant à Qu’est-ce que la littérature ?, revient à mettre en avant ce que nous nommerons la dimension épistémique de la liberté et plus profondément encore sa destination pratique. Une telle destination s’éprouve dans l’histoire, la morale, la métaphysique et la politique, épreuve qui donne un rôle toujours plus central à la notion de praxis, que nous choisissons tout particulièrement de mettre en avant. Nous poursuivrons en montrant que cette centralité grandissante de la praxis s’avère chez Sartre corrélative d’une recatégorisation vigoureuse de la réalité humaine au profit du faire, recatégorisation qui pèse chez lui telle un destin sur l’unité même de la littérature.
I. Témoignage et conscience de la liberté
Commençons par quelques mises au point. D’abord, dans cet article, nous laisserons de côté l’oeuvre littéraire de Sartre, telle que l’étudie par exemple Jean-François Louette (1995, 2009), de même que son travail saisissant de critique littéraire (Deguy, 2010). Ensuite, nous n’envisagerons pas directement les nombreux ouvrages de littérature que mobilise Sartre lui-même dans Qu’est-ce que la littérature ?, ainsi que les études littéraires concernant ce dernier ouvrage, ni même le rapport général entre philosophie et littérature chez Sartre, déterminant dès cette époque (Verstraeten, 1981).
Notre dessein est en effet de mettre en valeur l’apport philosophique de l’ouvrage de 1948, assez négligé par les commentateurs, qui privilégient par exemple la problématique phénoménologique de la réception (Deguy, 2010, 33-44), ou des rapports entre littérature et imaginaire (Breeur, 2003). Jusqu’à un certain point, un tel apport peut se comprendre dans la perspective d’une évolution philosophique personnelle de Sartre par rapport aux catégories de L’être et le néant. À cet égard, il importe toutefois de préciser d’entrée de jeu une différence méthodologique de statut entre les textes que nous évoquerons, laquelle impose des limites à toute tentative de comparaison et de confrontation. L’être et le néant constitue un traité philosophique fondamental où la littérature vient sporadiquement appuyer et irradier discrètement de ses feux l’argumentation sartrienne. Qu’est-ce que la littérature ? représente bien plutôt une série d’essais d’intervention et d’engagement littéraires, où le traitement philosophique de l’opus 1943 ne se trouve pas tant appliqué à la littérature qu’il ne se trouve bien plutôt dévié, retravaillé partiellement et de manière nouvelle au contact de la littérature et de son histoire. Il ne s’agira donc pas pour nous de traduire systématiquement la conceptualité ontologico-phénoménologique sartrienne dans le domaine littéraire. Il s’agira au contraire de montrer en quoi ce dernier domaine la déforme localement, la creuse et la prolonge.
Une fois ces mises au point effectuées, entamons notre enquête. Il est clair que le volume Qu’est-ce que la littérature ? n’interroge pas l’essence de la littérature, mais son existence et son rôle, incarnés en la personne de l’écrivain. Ses quatre chapitres : « Qu’est-ce qu’écrire ? », « Pourquoi écrire ? », « Pour qui écrit-on » et « La situation de l’écrivain en 1947 », attestent que c’est l’écrivain lui-même qui se trouve interrogé en son acte d’écrire, destiné à son lecteur (pour qui), selon une démarche qui inspirera profondément le collaborateur de Sartre au Temps modernes, Maurice Merleau-Ponty, et ce dès ces années quarante (2002, 2020, 2022 ; voir Dalissier, 2017b). Pour Sartre, l’écrivain ne se conçoit pas sans son commerce avec ses lecteurs (1948, 271), ceux pour qui il écrit, à savoir ce public réel qui doit s’élargir à son public virtuel (1948, 90). Une telle communauté littéraire renouvelle d’une certaine manière au contact de la praxis (notion sur laquelle nous allons revenir) la situation intersubjective certes incommensurable qui était celle de L’être et le néant. Il s’agit de celle qui met en contact le pour-soi et le pour-autrui, situation qui est elle-même issue d’une longue réflexion chez Sartre[1].
Pourtant les deux analyses font apparaître de fortes différences. L’ontologie phénoménologique de 1943 analyse la « réalité humaine » et conclut sur l’échec de tout projet. Or la théorie de la littérature de 1947 envisage l’action réelle et formatrice d’un homme (l’écrivain) sur le monde pluriel des choses et des autres. Ainsi, Qu’est-ce que la littérature ? reprend d’une certaine manière la fin de L’être et le néant, mais afin de montrer que si l’homme en général représente certes une « passion inutile » (1943, 662), l’écrivain quant à lui fait oeuvre utile. Il le fait en particulier concernant la dimension politique et révolutionnaire du geste littéraire (absente comme telle en 1943), même si l’entreprise demeure encore fort incertaine si l’on en reste à Qu’est-ce que la littérature ? Cette dimension révolutionnaire doit être soulignée d’emblée : l’évolution philosophique de la pensée sartrienne qui nous occupe passe aussi par une réflexion fondamentale consacrée à l’idée de révolution.
Revenons à cette théorie de la littérature de 1947. Elle semble répondre à la question suivante : en quel sens l’écrivain forme-t-il et force-t-il le monde des uns et des autres ? Dans Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre se range d’emblée au principe directeur suivant : « La fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne puisse s’en dire innocent » (1948, 29-30). Dès lors, comment l’écrivain va-t-il faire pour assumer cette fonction ? La réponse sartrienne est que la littérature permet à l’homme de prendre conscience de la violation de la liberté au sein du monde, et de la réaliser en lui. La centralité du concept de liberté pose ici non seulement la question de ses limites propres, sensible dès L’être et le néant (Cabestan, 2005), mais suscite encore un épineux problème dans Qu’est-ce que la littérature ? En effet, si la liberté apparaît fondamentale en littérature, pourquoi Sartre impose-t-il à la littérature un cadre conceptuel restrictif ? Autrement dit, pourquoi fixe-t-il d’entrée de jeu la forme littéraire, à savoir la prose plutôt que la poésie (1948, 25 sq.) ?
Quoi qu’il en soit, pour l’auteur de l’essai introductif « La liberté cartésienne » (Sartre, 1946a ; voir Perrin, 2016, 498), la liberté en littérature n’est pas d’indifférence ; elle s’avère bien plutôt engagée, notamment politiquement. Dès son article « La littérature, cette liberté ! », Sartre soutenait sans ambages que la littérature « pose d’elle-même la question politique ; écrire, c’est réclamer la liberté pour tous les hommes ; si l’oeuvre ne doit pas être l’acte d’une liberté qui veut se faire reconnaître par d’autres libertés, elle n’est qu’un infâme bavardage » (1944, 268). Or cette idée devient capitale dans Qu’est-ce que la littérature ?, où la réalisation de la liberté prend un sens épistémique, lequel comporte deux traits solidaires, à savoir d’une part le témoignage, et d’autre part, la prise de conscience : « Témoigner pour l’opprimé devant l’oppresseur et […] aider l’opprimé à prendre conscience de soi » (1948, 244).
Analysons le premier trait. La littérature doit témoigner à la « classe dominante » le scandale de la servitude humaine, c’est-à-dire de l’absence de liberté. Sartre illustre cette idée dans différents registres historiques, politiques et sociaux. Il réfère d’abord à la situation littéraire du xviiie siècle, où les écrivains (Diderot, Rousseau, Voltaire) invitent la noblesse « à la lucidité, à l’examen critique de soi-même, à l’abandon de ses privilèges » (1948, 107). Il ajoute qu’au xixe siècle, l’écrivain, en particulier sous l’influence marxiste, « témoignait devant les bourgeois de leur iniquité » (1948, 152). Plus tard, lors de la Résistance, des écrivains comme lui tentent de « donner » à leurs oppresseurs nazis « honte de leur oppression » (1948, 230). Enfin, Sartre écrit de Richard Wright qu’il est « témoignant pour l’oppressé [les Noirs] contre l’oppresseur [les Blancs], fournissant à l’oppresseur son image » (1948, 239. Voir Cohen-Solal, 2005, 414). Ce trait épistémique de témoignage traverse donc l’histoire de la littérature.
Toutefois, selon Sartre, un tel témoignage vertical, livré aux yeux des puissants, ne saurait hisser l’écrivain à la position extrême de ces hommes si réalistes qu’ils se font les « témoins impartiaux de leur époque ». En effet, écrit-il, ceux-ci (sans doute Flaubert et Maupassant[2]), « ne témoignent aux yeux de personne ; ils élèvent à l’absolu témoignage et témoins » (1948, 135). De ce fait, ils suppriment tout témoignage effectif et ne font littéralement prendre conscience de rien. Sartre agglutine ici la critique littéraire et existentialiste du survol contemplatif et du point de vue de Sirius, vivace en ces années (Beauvoir, 1962, 110, 293 ; Merleau-Ponty, 2004a, 51, 2004b, 111 ; voir Dalissier, 2017a, 383, 1 177). Ce faisant, il s’inscrit ainsi, mutatis mutandis, au sein d’une philosophie française du témoignage, en germe chez ses collègues existentialistes (Merleau-Ponty, 2004a, 38), et qui trouvera bien entendu ses lettres de noblesse chez Jacques Derrida et Paul Ricoeur.
À un tel survol évasif, Sartre oppose l’engagement et la lucidité : « L’écrivain est engagé lorsqu’il tâche à prendre la conscience la plus lucide, et la plus entière d’être embarqué, c’est-à-dire lorsqu’il fait passer pour lui et pour les autres l’engagement de la spontanéité immédiate au réfléchi » (1948, 84). Tout se passe comme si cette lucidité de l’écrivain avec lui-même rejoignait celle qu’il doit inciter chez les autres, à la suite des auteurs du xviiie siècle évoqués ci-dessus. L’écrivain apparaît tel un porteur de lumière, un éclaireur du monde, qui l’illumine, s’y faufile et y agit. Une telle lucidité quitte le statut théorétique qu’elle revêtait encore dans « l’ensemble de la période pré-berlinoise » de Sartre (De Coorebyter, 2000, 14) et se rapproche plutôt de quelque chose comme une trans-lucidité, une réflexion de soi vers une autre chose ou autrui (ibid., 259 sq.). En outre, nos analyses à venir incitent à entendre cette lucidité comme s’éprouvant dans le sillage de la praxis : derechef, elle revient à partir en éclaireur du monde, c’est-à-dire aussi de l’histoire. En ce sens, l’écrivain est tel son lecteur, il « ne survole pas non plus l’histoire : il y est engagé » (1948, 77). Un tel engagement dans le monde historique solidarise les hommes dans la perspective d’une auto-négation féconde. Sartre conceptualise ainsi un témoignage dans la littérature qui déclenche un examen critique chez les dominateurs et les oppresseurs, qui fait que « l’écrivain donne à la société une conscience malheureuse » (1948, 89).
Le témoignage conduit en cela même au second trait épistémique de la liberté. Celui-ci consiste en ce que la littérature doit aider la classe opprimée à prendre conscience d’elle-même et de son oppression, prise de conscience vitale au processus révolutionnaire (1946b, 350). Voilà de nouveau une tâche centrale au sein de l’histoire de la littérature, pour Rousseau et les Encyclopédistes, ainsi qu’au xixe siècle, où l’écrivain tâchait « à éveiller la conscience ouvrière » (1948, 115, 152). Sartre ajoute que durant la guerre, « nous représentions à la collectivité opprimée dont nous faisons partie, ses colères et ses espoirs » (1948, 230), et mentionne derechef R. Wright « prenant, avec et pour l’opprimé, conscience de l’oppression » (1948, 239).
Nous voudrions remarquer qu’une telle approche de la prise de conscience contraste avec l’expérience littéraire que souligne bien plutôt Beauvoir (1946). Elle rejoint en revanche certaines thèses de Merleau-Ponty dans Humanisme et terreur (1947) ainsi qu’au sein des inédits de cette époque (2022a-b). En outre, cette double théorie du témoignage et de la prise de conscience frappe par son originalité et son orientation politique, si on la compare aux réflexions beauvoirienne et merleau-pontienne consacrées à la littérature, beaucoup moins axées sur cet aspect révolutionnaire. Cette double théorie n’épuise pourtant pas selon Sartre l’existence et le rôle de la littérature. La réalisation de la liberté s’entend en un sens épistémique, mais aussi lié à la praxis et créatif. Ainsi qu’il l’indiquait, mutatis mutandis, dans L’être et le néant, il y a un « double sens ontologique et gnostique » du mot réaliser : « Je réalise un projet en tant que je lui donne l’être mais je réalise aussi ma situation en tant que je la vis » (1943, 216). Il y a ainsi un sens ontologique de la réalisation de la liberté, lequel est lié à la praxis (réaliser comme donner l’être) et non pas seulement un sens gnostique et épistémique (réaliser comme se rendre compte). Qu’en est-il dès lors du sens ontologique et lié à la praxis ?
II. Une liberté brisée, sous la forme d’une « négativité constructrice »
Alors que le sens épistémique de la réalisation de la liberté se trouve développé tout au long de Qu’est-ce que la littérature ?, le sens lié à la praxis ne pointe qu’à la fin du volume. Dans un passage capital, qui nous occupera tout particulièrement (1948, 233-240), Sartre souligne la valeur de la création lorsqu’il en vient à discuter le rôle de l’oeuvre littéraire « dans une société qui insiste [trop] sur la production » (1948, 233).
Il y a là un premier paradoxe sur lequel nous reviendrons : l’oeuvre littéraire aujourd’hui ne produit pas de richesse matérielle, mais cela dans la mesure où elle est libre de réfléchir sur la notion même de production. D’après Sartre une telle oeuvre « souhaite représenter la libre conscience d’une société de production, c’est-à-dire réfléchir en termes de liberté la production sur le producteur » (1948, 233). L’inflexion est sensible : le rôle de la littérature n’est plus simplement de témoigner et de rendre les hommes conscients de la liberté. La conscience libre doit maintenant se focaliser sur la production, dans la mesure où elle reflète la création humaine. Il s’agit donc de libérer la liberté de création des hommes. D’où aussi un second paradoxe, que l’écrivain Sartre explicite vigoureusement de la manière suivante :
Il faudrait leur rendre manifestes les principes, les buts et la constitution intérieure de leur activité productrice. Si la négativité est l’un des aspects de la liberté, la construction est l’autre. Or, le paradoxe de notre époque, c’est que jamais la liberté constructrice n’a été si près de prendre conscience d’elle-même et que jamais, peut-être, elle n’a été si profondément aliénée. […] Jamais l’homo-faber n’a mieux compris qu’il faisait l’Histoire et jamais il ne s’est senti si impuissant devant l’Histoire. Notre rôle est tracé : en tant que la littérature est négativité, elle contestera l’aliénation du travail ; en tant qu’elle est création et dépassement, elle présentera l’homme comme action créatrice, elle l’accompagnera dans son effort pour dépasser son aliénation.
1948, 234
La littérature n’a pas à célébrer la liberté en général, mais ses deux « aspects ». Conformément au premier aspect, à savoir la négativité, elle devrait s’engager dans une croisade pour le témoignage et la prise de conscience (dans le texte cité : « Notre rôle… du travail »). Dans la troisième partie du volume, Sartre suit ainsi le rôle négatif de la littérature en histoire. Mais il convient de se demander de quelle histoire il s’agit. Le terme « histoire » doit s’entendre en deux sens : (1), d’une part, l’histoire passée, « déjà faite » (1948, 148), conception qui domine dans L’être et le néant (Krieger, 2005, 170 sq.) ; et (2), d’autre part, « l’histoire sans conclusion en train de se faire » (1948, 148). Dans le langage de L’être et le néant, cette distinction reviendrait à celle de l’histoire (étant) en soi et de l’histoire pour soi.
Mais Sartre n’en demeure pas là. Conformément cette fois au second aspect de la liberté, à savoir la construction, la littérature doit conduire à la création humaine au sein d’une histoire en un troisième sens (dans le texte cité : « Jamais… devant l’Histoire »). Il s’agit de : (3) l’Histoire (avec une majuscule) en tant qu’elle est faite par l’homo-faber, notion empruntée à L’évolution créatrice (Bergson, 2008, 140). Dans le langage de 1943, cette Histoire faite serait aussi à concevoir comme projetée, à venir et idéale (en soi et pour soi). Dès lors, les oeuvres de la littérature apparaissent aussi peu réalisées que l’Histoire même, elles constituent des « tâches à remplir, elles invitent à des quêtes sans conclusion » (Sartre, 1948, 235).
Notons que ce concept de création historique, sociale et politique frappe par sa nouveauté chez Sartre. Dans L’être et le néant, ce dernier n’écrivait pas encore ainsi sur la littérature. Il considérait « l’histoire du sujet » (1943, 502, 617) plutôt que les sens de l’histoire distingués ci-dessus. Il ne voyait dans la « construction » qu’un produit fallacieux de l’intellection et de la volonté (1943, 23, 78, 210, 521). Et il se contentait de dénoncer la creatio ex nihilo (1943, 31, 168), sans insister sur la création. En comparaison, il réinterprétait la notion cartésienne de création continuée (1943, 270), en l’appliquant à l’analyse de l’appropriation, de la propriété et de la consommation (1943, 619 sq.), en parlant de « création-destruction » (1943, 639-641, 655), mais sans toutefois l’appliquer au changement historique et social.
Dans ces conditions, on peut dire que dans Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre brise le concept de liberté en deux aspects pleins (négativité et construction). Il caractérise ainsi la liberté littéraire, d’une prose pleine de poésie : « La littérature concrète sera synthèse de la Négativité, comme pouvoir d’arrachement au donné, et du Projet, comme esquisse d’un ordre futur, elle sera la Fête, le miroir de la flamme qui brûle tout ce qui s’y reflète, et la générosité, c’est-à-dire la libre invention, le don » (1948, 162). Ces caractères de festivité, de générosité et de donation sont à souligner, dans leur positivité. La littérature s’avère certes insatisfaite (négativité) quant à ce qui est « donné » ou fait. Elle n’en cherche pas moins à projeter, esquisser, inventer, donner (construction), en bref, verrons-nous, à faire l’histoire et la société.
Il reste que Sartre ne se contente pas de distinguer ces aspects de la liberté, il fait clairement prévaloir le second sur le premier. Dans le texte cité, quand il évoque « la liberté constructrice », on peut dire en empruntant le langage de L’être et le néant que le prédicat « constructrice » définit (pour soi) une liberté qui est (en soi) négativité. Remarquablement, l’aspect négatif domine au contraire dans l’opus de 1943. C’est que la prévalence de la construction révèle l’ambition même de Qu’est-ce que la littérature ? Le rôle d’un écrivain n’y apparaît pas crucial du fait que son art se borne à dénicher et condamner l’injustice, mais parce qu’il illustre l’aspect productif de la liberté à travers l’action créatrice. Celle-ci livrera au public, que Sartre définit telle « une unité organique de lecteurs, auditeurs et spectateurs » (1948, 268), le pouvoir de faire l’Histoire. L’écrivain existentialiste appelle certes à prendre conscience d’une situation de fait, mais surtout à faire être une situation commune d’existence, nouvelle et projetée.
Il y a bien là un appel insigne selon Sartre : « Écrire, c’est faire appel au lecteur pour qu’il fasse passer à l’existence objective le dévoilement que j’ai entrepris par le moyen du langage » (1948, 53). D’où le souci chez l’écrivain de la réception de ses dires (Deguy, 33 sq.). Le langage littéraire apparaît donc tel un pivot dans le processus de réalisation de la liberté humaine. Il est intéressant de noter que Sartre s’éloigne ici de Beauvoir. L’écrivaine soutient en effet à la même époque que la liberté du romancier « à l’égard de ses propres projets » s’incarne en celle de ses personnages, et que « le propre du roman est précisément de faire appel » à la liberté du lecteur pour collaborer au processus de création littéraire et spirituelle (1946, 1 156-1 157, 1 163). Mais force est de constater qu’elle n’évoque pas la dimension productrice, historique et politique, qui devient dominante chez Sartre.
C’est pourquoi la liberté humaine chez Sartre ne saurait être ramenée à une négativité aveugle, telle qu’elle s’est exprimée au xviiie siècle à travers une attitude de doute, de refus, de critique, de contestation, de révolte et plus récemment à travers l’acte surréaliste de destruction, purement gratuit (1948, 110, 138, 191). La liberté doit bien plutôt se définir selon lui comme une « négativité constructive », comme une négation en vue de la construction : « Le travailleur détruit pour construire : sur l’anéantissement de l’arbre, il construit la poutre et le pieu. Il apprend donc les deux faces de la liberté qui est négativité constructrice » (1948, 299). La liberté n’est pas statiquement brisée en deux aspects équivalents, elle se joue dans leur synergie fraternelle, au sein de laquelle le second oriente le premier. Autrement dit, le sens épistémique de la réalisation de la liberté ne représente qu’un point de départ, lequel conduit au sens lié à la praxis. C’est ainsi que Sartre soutient qu’une « libération qui se propose d’être totale doit partir d’une connaissance totale de l’homme par lui-même » (1948, 298), mais au sens où elle doit en partir et non s’en contenter.
En un passage-clé, notre philosophe et écrivain réaffirme cette priorité de la construction, en tout cas à son époque :
La critique était vers 1750 une préparation directe du changement de régime puisqu’elle contribuait à affaiblir la classe d’oppression en démantelant son idéologie. Aujourd’hui, il n’en est pas de même puisque les concepts à critiquer appartiennent à toutes les idéologies […]. Aussi n’est-ce plus la négativité seule qui peut servir l’Histoire, même si elle s’achève en positivité. L’écrivain isolé peut se limiter à sa tâche critique mais notre littérature, en son ensemble, doit être surtout construction.
1948, 287-288
III. Sartre en train de se faire : praxis, histoire, morale et métaphysique
On mesure le chemin parcouru par l’auteur depuis l’expérience du jardin public de La nausée, durant laquelle Roquentin a à « exister » dans la moindre des choses qui s’étalent autour de lui (1938, 161 sq.). Dans Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre soutient que : « La fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde » (1948, 29-30, je souligne). Nous passons ainsi d’un personnage qui nous narre sa manière de vivre l’acte même d’exister dans les choses à un écrivain qui doit nous imposer le monde et en un sens le faire (exister) à nos yeux. La question devient précisément : pourquoi Sartre se met-il à accorder tant de prix à cette dimension propre au faire ?
Dans Qu’est-ce que la littérature ?, il s’en prend en philosophe aux théories littéraires où cette dimension liée au faire paraît absente. Il déclare ainsi qu’au sein de la littérature de la consommation (chez des auteurs comme Barrès, Duhamel, Gide, Larbaud[3]), le monde se trouve conçu comme si rien ne pouvait y être changé. Sartre insiste particulièrement sur ce point : « Depuis Schopenhauer, on admet que les objets se révèlent dans leur pleine dignité quand l’homme a fait taire dans son coeur la volonté de puissance : c’est au consommateur oisif qu’ils livrent leurs secrets ; il n’est pas permis d’en écrire que dans les moments où l’on n’a rien à en faire » (1948, 235). Il en veut pour preuve la littérature dite des « impressions d’Italie, d’Espagne, d’Orient » (1948, 236). Or, à bien y penser, la condition paradoxale pour ne pas faire quelque chose est qu’il faut encore faire quelque chose, à savoir rien. Sartre écrit très exactement que l’homme « n’a rien à en faire », dans la mesure où il a « fait taire dans son coeur la volonté de puissance ». Loin d’être effacée la dimension liée au faire revient au moment même où on la congédie, puisqu’il s’agit bien ici de faire en sorte de ne rien avoir à faire de tels objets.
Toute cette analyse demeure toutefois encore trop négative. En effet, et a contrario, Sartre souligne lui-même dans son texte le rôle crucial du faire dans la praxis historique en littérature :
Toutes les entreprises dont nous pouvons parler se réduisent à une seule : celle de faire l’Histoire. Nous voilà conduits par la main jusqu’au moment où il faut abandonner la littérature de l’exis pour inaugurer celle de la praxis.
La praxis comme action dans l’Histoire et sur l’Histoire, c’est-à-dire comme synthèse de la relativité historique et de l’absolu moral et métaphysique avec ce monde hostile et amical, terrible et dérisoire qu’elle nous révèle, voilà notre sujet.
Sartre, 1948, 237-238
Dans ce texte dont la richesse nous retiendra longtemps, Sartre célèbre le triomphe durable de la perspective liée à la praxis sur la perspective épistémique. Ce triomphe correspond d’abord à l’essor de la notion de praxis littéraire, dont l’apport spécifique tient à faire exulter le sens pratique de la liberté. Il correspond ensuite à l’inauguration de la littérature de la praxis. Sartre nous invite ici à l’abandon de la littérature de l’hexis (ἕξις) — non pas exis[4] —, terme désignant comme on sait une manière d’être, un état, une disposition. Une telle littérature, si l’on ose dire « hexique », se conformerait justement à ces « impressions » que recueille avidement la littérature du même nom, plutôt qu’elle n’engagerait des « actions » et des « entreprises » (πρᾶξις).
L’inauguration sartrienne de la littérature liée à la praxis correspond dès lors chez lui à un quatrième sens de l’Histoire, inscrit en majuscule tout comme le troisième évoqué ci-dessus. En ce quatrième sens, l’Histoire ne constitue plus seulement une activité se faisant elle-même (2), ni une production exclusive de l’homo-faber (3). Elle est exaltée (4) à la fois comme une force qui relativise la praxis humaine, et comme un champ d’action où ce que Sartre nomme dans le texte ci-dessus « l’absolu moral et métaphysique » de l’homme peut se réaliser. Une telle approche contraste fortement avec celle de Merleau-Ponty en ces années, lequel envisage en 1947 une radicale inscription du métaphysique en l’homme, laquelle n’intéresse qu’en particulier l’histoire (2004b, 111-117). Quoi qu’il en soit, l’histoire se dit donc pour Sartre au moins en quatre sens dès cette époque, et une telle plurivocité est aussi notable que peu mise en valeur chez lui.
Il est notoire toutefois que Sartre n’a pas écrit en historien, mais en philosophe et « à propos de l’histoire » (Krieger, 2005, 156). L’écrivain eut d’ailleurs un long chemin politique et littéraire à faire « pour aller dans le sens de l’histoire » (De Coorebyter, 2005, 251). Ainsi, Sartre débute dans La nausée par un « rejet de l’histoire » (Krieger, 2005, 159), puis passe de la description « du monde intérieur de Roquentin » à celle du « monde historique de Mathieu Delarue » dans L’âge de raison (Poster, 1975, 136. Cf. Krieger, 2005, 175 sq.). Nos analyses suggèrent en outre la richesse de sa réflexion polysémique sur l’histoire dès 1947 et via la littérature. Voilà un angle d’attaque « littéraire » d’autant plus original qu’il est introuvable à la même époque au sein des réflexions nourries que Sartre consacre à l’histoire dans ses Cahiers pour une morale (Sartre, 1983) et bien sûr plus tard au sein de la Critique de la raison dialectique de 1960, où il n’est plus question que d’écrivains marxistes et non plus de littérature.
Derechef, la pensée sartrienne dépasse ou infléchit plutôt les analyses de L’être et le néant. Premièrement, l’insistance que Sartre porte sur l’histoire est considérable. Il annonce ainsi sa « décision de réintégrer l’absolu dans l’Histoire », au travers de la littérature (1948, 229). Deuxièmement, le concept de faire pur que décrit l’ontologie phénoménologique de 1943 prête constamment le flanc à l’échec. En comparaison, la praxis méditée par les essais de 1947, laquelle est entendue au sens d’un « faire l’Histoire », constitue donc un faire qui s’incarne et s’étaye plus sereinement au sein de l’histoire, même s’il demeure assujetti certes à la contingence historique. Plus tard, Sartre fera directement du philosophème « faire l’Histoire » le « problème de la première partie » de la Critique de la raison dialectique, en demandant : « Que veut dire faire l’Histoire sur la base des circonstances antérieures ? » (1960, 180). Pour en rester ici à Qu’est-ce que la littérature ?, le point essentiel tient en ceci que le faire se trouve arraché à sa faiblesse native (ontologique), compte tenu de son insertion dans l’Histoire.
Troisièmement, l’accent porté par Sartre en 1947-1948 sur cette praxis, notion absente de L’être et le néant et employée en un sens restreint (c’est-à-dire, marxiste) dans les Cahiers pour une morale (1983, 370), inaugure au contact de la littérature un chemin fort prometteur. Il faut bien insister ici sur le fait que la conceptualisation de la notion de praxis ne s’arrête bien évidemment pas à Qu’est-ce que la littérature ? Quant à l’oeuvre ultérieure, la notion est encore implicite dans le Saint Genet de 1952 (Cohen-Solal, 2005, 536). Mais Sartre se livre à une virulente critique de l’idée de « spontanéité révolutionnaire » au profit de celle de praxis dans Les communistes et la paix (Sartre, 1952-1954, 211 sq.). Et la notion sera explicitée dans la Critique de la raison dialectique, notamment au sein de la théorie de la « “praxis” individuelle comme totalisation » (1960, 163 sq.). On pourrait résumer cette évolution en disant qu’avec l’émergence de la praxis dans Qu’est-ce que la littérature ?, une certaine pensée sartrienne du faire se révèle justement en train de se faire au travers de ses oeuvres.
Quatrièmement, et comme cela a déjà été évoqué ci-dessus, la praxis conduit à la morale et à la métaphysique. On sait que Sartre a doublement conclu L’être et le néant sur des « aperçus métaphysiques » puis sur des « perspectives morales » (1943, 665 sq. ; voir Dalissier, 2018). Or le texte cité ci-dessus suggère encore, en sa richesse spéculative propre, que la littérature représente le lieu approprié pour ouvrir de tels aperçus et de telles perspectives à l’Histoire et les y approfondir, sans céder sur le terrain de l’absoluité morale et métaphysique. La littérature concerne en effet, écrit Sartre, « la praxis comme action dans l’Histoire et sur l’Histoire, c’est-à-dire comme synthèse de la relativité historique et de l’absolu moral et métaphysique avec ce monde ». Ainsi la morale et la métaphysique demeurent du domaine de l’absolu, à condition qu’elles s’associent via la littérature avec l’histoire et fassent avec le monde.
Envisageons-les brièvement l’une après l’autre. Dans Qu’est-ce que la littérature ? et concernant d’abord la morale, Sartre souhaite que la littérature entière devienne morale et problématique, comme ce nouveau théâtre [de situation]. « Morale — non pas moralisatrice : qu’elle montre simplement que l’homme est aussi valeur et que les questions qu’il se pose sont toujours morales » (1948, 290). Sans pouvoir développer davantage ce point ici, force est de constater que les années 1947-1948 sont justement celles qui verront Sartre approfondir sa propre approche de la morale et de l’histoire au sein de deux oeuvres publiées à titre posthume, les Cahiers pour une morale ainsi que Vérité et existence. Et concernant ensuite la métaphysique, notre philosophe la définit ainsi en 1947, en pensant à Camus, Malraux, Koestler, Rousset : « Nous sommes tous des écrivains métaphysiciens […] la métaphysique […] est un effort vivant pour embrasser du dedans la condition humaine dans sa totalité. […] Nous avons une tâche […] créer une littérature qui rejoigne et réconcilie l’absolu métaphysique et la relativité du fait historique » (1948, 222-223). En bref, dans les années d’après-guerre, la littérature devient pour Sartre un atelier privilégié, concernant non seulement sa philosophie émergente de l’histoire, mais encore sa réflexion florissante sur la morale et la métaphysique.
Un tel geste métaphysique s’associe de nouveau avec ceux d’autres existentialistes français de l’époque. Dans l’extrait cité ci-dessus, Sartre écrit que la littérature métaphysique entend saisir (« embrasser ») de l’intérieur toute la condition humaine, au sens d’une totalité non pas achevée, mais dé-totalisée pour utiliser une conception plus ancienne (Sartre, 1943 ; voir Dalissier, 2018, 55 sq.) et qui plus est en cours de réalisation. En comparaison, dans un article de 1945, « Le roman et la métaphysique » (2004a ; voir Dalissier, 2016), Merleau-Ponty tente de saisir ce qu’il nomme « le métaphysique dans l’homme », avant l’étude éponyme qu’il consacre directement à cette expression (2004b). Dans cet article, il recherche ce métaphysique non pas transcendant mais viscéralement intra-humain à même le type d’intersubjectivité littéraire qui se trame dans ce grand dialogue que constitue le premier roman de Beauvoir, L’Invitée (1943).
Quand à cette dernière, elle reprend peu après ce titre de Merleau-Ponty dans une conférence, « Roman et métaphysique », laquelle aboutit à l’essai « Littérature et métaphysique ». Beauvoir y invite à « réaliser en soi l’attitude métaphysique qui consiste à se poser dans sa totalité en face de la totalité du monde. […] L’homme est toujours engagé tout entier dans le monde tout entier », tel l’enfant, ajoute-t-elle, avec une touche plus personnelle. Dans l’imaginaire, ajoute-t-elle, l’écrivain doit « manifester un aspect de l’expérience métaphysique qui ne peut se manifester autrement » (1946, 1 158-1 161). Mutatis mutandis, nos trois existentialistes s’adonnent ainsi à une variation sur le thème d’une saisie métaphysique totalisante de l’homme via la littérature.
IV. Recatégorisation de la réalité humaine
Cet accent que Sartre porte en 1947-1948 sur ce qu’il nomme la « catégorie cardinale » du faire apparaît surprenant au sein du cadre conceptuel déployé auparavant dans L’être et le néant.
Dans cet ouvrage, Sartre affirmait certes : « Avoir, faire et être sont les catégories cardinales de la réalité humaine » (1943, 475). Toutefois, la catégorie du faire y était « réduite » aux autres en ces termes : « Les trois catégories ‘être’, ‘faire’, ‘avoir’ se réduisent, ici comme partout, à deux : le ‘faire’ est purement transitif » (1943, 627). Le concept de faire n’est pas grammaticalement transitif, au sens d’un verbe transitif direct, indirect ou employé comme tel : exister son corps (1943, 369). Il ne l’est pas davantage logiquement et conceptuellement à l’instar d’une équivalence ou élimination (1943, 91). Il s’avère transitif en un sens ontologique fort d’évanescence, que Sartre mentionne concernant le « était » (1943, 149). Il prend l’exemple de l’argent qui « s’efface devant sa possibilité d’achat ; il est évanescent, il est fait pour dévoiler l’objet, la chose concrète ; il n’a qu’un être transitif » (1943, 635). Qui plus est, la catégorie de l’avoir est finalement réduite à son tour à l’être (1943, 622, 668). Par voie de conséquence, dans l’Essai d’ontologie phénoménologique, la catégorisation impose le plein régime de l’être au lieu de celui du faire (Dalissier, 2018).
Dans Qu’est-ce que la littérature ?, la situation se trouve singulièrement renversée. Rappelons l’exigence sartrienne : « Toutes les entreprises dont nous pouvons parler se réduisent à une seule : celle de faire l’Histoire » (1948, 237). Or une réduction similaire a lieu au niveau catégoriel : l’avoir et l’être se font réduire au faire. Un tel geste réductif impose une recatégorisation de la réalité humaine, dont la théorie constitue l’une des originalités de Qu’est-ce que la littérature ? En effet, Sartre ne parle pas de « catégories » dans ses Cahiers pour une morale, ni dans Vérité et existence, ni plus tard dans la Critique de la raison dialectique, même s’il les y emploie encore implicitement. Pour ne prendre qu’un exemple, dans les Cahiers, Sartre critique d’entrée de jeu la « subordination du faire à l’être » dans la morale chrétienne de l’amour pur, visant à être charitable, au profit d’un amour plus profane et prosaïque, au sein duquel règne la « volonté de faire cesser l’univers de violence » (1983, 11, 16). Ajoutons qu’un tel formalisme catégoriel s’avère en outre étranger à Beauvoir et Merleau-Ponty, lesquels usent en revanche et à leur manière du triptyque avoir, faire et être, ce que l’on ne peut développer ici. Revenons bien plutôt sur cette singulière recatégorisation sartrienne opérée en 1947.
1. En premier lieu, Sartre maintient la catégorie du faire au sein du schème catégoriel :
S’il est vrai qu’avoir, faire et être sont les catégories cardinales de la réalité humaine, on peut dire que la littérature de consommation s’est limitée à l’étude des relations qui unissent l’être à l’avoir : la sensation est présentée comme jouissance, ce qui est philosophiquement faux […] être c’est s’approprier […] Nous avons, au contraire, été amenés par les circonstances à mettre au jour les relations de l’être avec le faire dans la perspective de notre situation historique. Est-on ce qu’on fait ? Ce qu’on se fait ? L’est-on dans la société présente, où le travail est aliéné ? Que faire, quelle fin choisir aujourd’hui ? Et comment faire, par quels moyens ?.
1948, 234-235
De manière remarquable, Sartre souligne dans ces lignes une évolution dans sa pensée, liée écrit-il aux « circonstances » et à « notre situation historique ». Qu’est-ce à dire ? Sans doute que la « situation de l’écrivain en 1947 » (titre du dernier chapitre de Qu’est-ce que la littérature ?) n’est plus la situation existentielle fondamentale décrite par L’être et le néant. L’idée de « situation historique » y était d’ailleurs à peine mentionnée (1943, 85, 447, 479) et n’influençait pas la catégorisation générale, comme cela devient au contraire le cas en 1947, ainsi que l’atteste le texte cité ci-dessus. Dans Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre célèbre au contraire une littérature de la production qu’il incarne et situe selon un étrange ternaire (on n’ose dire trinité). Cette littérature « s’annonce » avec Saint-Exupéry, dont le « précurseur » est Malraux (1948, 237, 304-305[5]) et s’illustre avec Camus[6]. En cette littérature, écrit Sartre dans le texte cité ci-dessus, les relations constructives et ouvertes entre les catégories de l’être et du faire viennent prendre la place des relations impropres (et si l’on ose dire consommées) entre l’être et l’avoir.
Quelles sont exactement ces relations ? Elles sont loin d’être neutres, c’est-à-dire de préserver l’autonomie des deux catégories, mais font apparaître le rôle directeur d’un faire qui se trouve maintenu et investit l’être. Revisitons en effet ces relations, mentionnées à la fin du texte cité, dans un questionnement passablement imbriqué. Les trois premières interprètent l’être à l’instar d’un résultat du (se) faire. Sartre demande en effet : « Est-on ce qu’on fait ? [Est-on] ce qu’on se fait ? [Est-on ce qu’on fait et ce qu’on se fait] dans la société présente, où le travail est aliéné ? » Les trois dernières relations sont encore plus catégoriques (au double sens de « être catégorique quant à » et « exprimer une catégorie ») : elles semblent évincer purement et simplement l’être du tissu de relation. Sartre demande en effet : « Que faire, quelle fin choisir aujourd’hui ? Et comment faire, par quels moyens ? » Ce qui se joue à ce niveau n’est rien de moins qu’une lente polarisation du poids catégoriel sur la catégorie du faire, au détriment de celle de l’être.
Il n’est pourtant pas question pour Sartre de tout réduire au faire. Ainsi, dans le contexte non littéraire des Cahiers, il critique la thèse chrétienne : « Faire le Bien pour être moral », mieux : « Faire la moralité pour être moral ». Mais il précise bien que cela n’est pas pour y substituer la tautologie : « Faire la moralité pour faire la moralité. Il faut que la moralité se dépasse vers un but qui n’est pas elle » (1983, 11). En d’autres termes, et très paradoxalement, faire le bien uniquement pour faire le bien, ce n’est pas faire réellement le bien. Dans Qu’est-ce que la littérature ?, il s’agit justement de rechercher une articulation plus intime du faire et de l’être.
2. En deuxième lieu en effet, fort de ce maintien résolu du faire au sein du schème catégoriel, Sartre réduit maintenant l’être au faire. Pourtant, il n’y a pas là tant une annihilation de l’être qu’il n’y a une ré-articulation catégorielle, au sein de laquelle une priorité est accordée au faire sur l’être. Sartre l’entend ainsi, en une belle formule : « Le faire est révélateur de l’être, chaque geste dessine des figures nouvelles sur la terre » (1948, 236). En un mot, la façon catégorielle selon laquelle la réalité humaine fait l’être tient en une révélation de l’être, selon une métaphore lumineuse où s’approfondit la réflexion consacrée à la lucidité, que nous avons évoquée supra. Ce terme « révélateur » peut s’entendre au sens photographique d’une solution rendant visible l’image latente : l’être est en tant qu’imagé, révélé. Plus conceptuellement, catégoriellement et catégoriquement, une telle révélation de l’être par le faire prend le relais de la transitivité évanescente du faire sur laquelle Sartre insistait dans L’être et le néant.
Or, que signifie « révéler » ici ? La réponse se profile avec une idée que Sartre hérite cette fois de l’opus de 1943 et qui se trouve portée par l’expression : « Faire qu’il y ait ». Le subjonctif y traduit le statut paradoxal d’un sujet qui est à la fois tout et rien, être et néant, dans la mesure où c’est lui qui fait qu’il y ait, mais en s’éclipsant par ce geste même devant ce qu’il y a. Dans Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre parle plus précisément de « dévoiler l’objet (c’est-à-dire faire qu’il y ait un objet) » (1948, 50). Révéler l’être, c’est en ce sens le dévoiler et donc faire qu’il y ait de l’être. Ainsi, écrit-il encore : « La réalité humaine est ‘dévoilante’, c’est-à-dire que par elle ‘il y a’ de l’être, ou encore que l’homme est le moyen par lequel les choses se manifestent » (1948, 45). Or, on ne dévoile que ce qu’il y a déjà, que ce qui est là.
Par voie de conséquence, une telle révélation doit s’entendre naturellement dans la perspective de la production et non pas de la pure création. Une photographie ne saurait fabriquer son sujet, et une telle révélation qui dévoile l’être ne s’identifie pas à une création ex nihilo. Sartre le reconnaît : « Je ne puis faire qu’il y ait de l’être que si l’être est déjà » (1948, 58). Ontologiquement entendue, la réduction de l’être au faire fait que l’être ne peut être simplement en soi. Sartre a montré dans L’être et le néant qu’il est « impossible de dire de l’en-soi qu’il est soi. Il est, tout simplement » (1943, 140). Autrement dit, l’en-soi possède une « densité infinie » d’être (1943, 110). Dans Qu’est-ce que la littérature ?, il ajoute que c’est le faire qui fait la densité de l’être, celle des choses se mesurant à ce que font les personnages (1948, 237). En ce sens, la philosophie de la littérature vient expliciter l’ontologie du point de vue de la praxis.
En retour, l’articulation réduisant la catégorie de l’être à celle du faire présente également l’intér-êt « d’ontologiser » le faire. Une telle solidarité catégorielle préserve déjà le faire de la tautologie morale du faire-le-bien évoquée ci-dessus. Mais elle empêche aussi le faire de devenir une effectivité déchaînée, négative et sans objet, laquelle ferait sans fin une chose puis une autre, sans jamais réellement faire quelque chose. Un faire auquel l’être a été réduit représente bien plutôt une forme liée à la praxis, une force qui insiste positivement au sein de l’être. Cette force fait qu’il y ait X, plutôt qu’elle ne laisse la place à X (ni ne le crée de toutes pièces), et en ce sens le faire est réellement producteur. Sartre prête ainsi attention au faire à l’oeuvre (ou facteur) dans « l’invention », par opposition au « choix », lequel offre simplement l’être à des options existantes (1948, 290 sq.). Par exemple, en politique : « l’Europe socialiste […] n’est pas ‘à choisir’ puisqu’elle n’existe pas : elle est à faire » (1948, 292). La réduction de l’être au faire apparaît ici au sein de la formule « elle est à faire » : être, c’est être à faire. Mais elle n’a lieu si l’on ose dire que si le faire sculpte l’être, pour filer une métaphore de L’être et le néant (1943, 508, 589).
3. En troisième lieu, il nous semble que Sartre réduit même la catégorie de l’avoir à celle du faire. Afin de le montrer, revenons à l’endroit correspondant dans le passage cité ci-dessus : « La littérature de consommation s’est limitée à l’étude des relations qui unissent l’être à l’avoir : la sensation est présentée comme jouissance, ce qui est philosophiquement faux » (1948, 234). Il convient de se demander d’où provient une telle fausseté. La réponse sartrienne consiste à dire qu’elle provient d’une double erreur de catégorisation.
D’une part, la littérature de consommation commet une première erreur de catégorisation, qui consiste à s’en tenir à cette relation catégorielle entre l’être et l’avoir. Or, comme nous l’avons vu, Sartre précise dans la suite du texte que le paradigme relationnel doit passer du complexe catégoriel de l’être et de l’avoir à celui de l’être et du faire. En effet, l’étude purement littéraire doit céder la place, écrit-il, à la mise au jour des « relations de l’être avec le faire dans la perspective de notre situation historique », et à la reconnaissance de la primauté catégorielle du faire. Sartre exige bien en ce sens de réduire l’avoir au faire.
D’autre part, la littérature de consommation commet une seconde erreur de catégorisation qui consiste à se méprendre cette fois sur la relation vivante qu’entretiennent être et avoir. Sartre refuse en effet de s’en tenir à l’auto-appréhension grossière selon laquelle l’être est égalisé à l’avoir, selon laquelle être une chose revient à se l’approprier, selon laquelle la sensation d’une chose est jouissance et possession de cette chose. Là-contre, Sartre conçoit une réappropriation de l’être au travers du faire. Il le suggère ainsi : « L’écrivain choisit d’en appeler à la liberté des autres hommes pour que, par les implications réciproques de leurs exigences, ils réapproprient la totalité de l’être à l’homme » (1948, 64). Réapproprier l’être ici ce n’est pas avoir, c’est faire en sorte d’avoir, et réduire en ce sens l’avoir au faire.
Une telle réduction de l’avoir au faire se fait nécessairement plus explicite quand elle s’exprime au sein de la littérature de la praxis. Sartre déclare ainsi, en une formule sur laquelle nous reviendrons : « En attendant [une littérature totale], cultivons notre jardin, nous avons de quoi faire » (1948, 239). C’est ici la fin de cette formule que nous commenterons. Sartre conçoit l’être, nous l’avons vu, comme à faire. Or, il conçoit à son tour l’avoir non pas comme avoir pur, mais comme avoir de quoi faire, comme avoir à faire. C’est en ce sens que l’on peut parler d’une réduction de l’avoir au faire. Elle implique que la possession se trouve envisagée dans le sillage de l’opération. Par exemple, au niveau politique et concernant la « réalisation » (liée à la praxis) « de la démocratie socialiste », Sartre remarque : « Comme on le voit, il y a fort à faire » (1948, 287). Derechef, cette tournure n’est pas une simple façon de parler, mais désigne une articulation catégorielle typique. L’auxiliaire avoir, exprimé au moyen de la forme impersonnelle il y a, devient ici pour ainsi dire l’objet du faire : il y a fort à faire.
À la limite, la réduction de l’avoir au faire rejoint même celle de l’être au faire. En effet, la formule sartrienne envisagée ci-dessus, laquelle exprime la réduction de l’être au faire (« faire qu’il y ait »), fait elle-même de l’avoir (ait) comme l’objet d’un faire.
V. Trois objections. Le problème d’une littérature totale
1. Une première objection se dresse à l’encontre des analyses qui précèdent. Dans Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre orchestre un remaniement catégoriel généralisé au bénéfice du faire, lié à la formule « faire qu’il y ait ». Or celle-ci est également omniprésente dans L’être et le néant, où la réduction catégoriale de l’avoir et du faire tourne au contraire au profit de l’être. Comment expliquer une telle dissonance ?
Il faut bien comprendre qu’au sein de l’ontologie de 1943, Sartre cherche à penser les catégories « être, faire et avoir » au moyen de la triade conceptuelle être-en-soi, être-pour-soi et être-en-soi-et-pour-soi. L’opération « faire qu’il y ait » traduit alors la manière selon laquelle l’être-pour-soi se relie à l’être-en-soi. Elle n’exprime pas encore la façon dont l’être se fait réduire au faire, au gré de la praxis humaine dans l’histoire, comme cela devient le cas en 1947. Voilà sans doute comment expliquer la dissonance relevée ci-dessus. En revanche, un problème plus épineux se présente, qui reviendrait à envisager ce qui demeure en 1947 de l’ontologie de 1943. Le concept d’être (en soi, pour soi, en et pour soi) n’y est plus présent, et le concept de négativité y est préféré à celui de néant, à peine mentionné (1948, 186). Cela exige une étude à part.
2. Une deuxième objection, plus sérieuse, revient à faire valoir que la mise en relief de la catégorie du faire apparaît restreinte à l’examen de la littérature de la production. Dans Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre débat plus généralement d’une « littérature totale ». Cette totalité est de nouveau à entendre en un sens délocalisé, et correspond chez lui à une exigence de totalisation littéraire, invisible comme telle chez Beauvoir ou Merleau-Ponty. En mettant en avant une telle littérature totale, Sartre semble alors se ranger à une perspective plus relative que celle qui met en avant la littérature de la praxis. Une telle perspective retournerait à la littérature de l’hexis, et mettrait en avant une alternance entre les deux types de littérature, ou une synthèse neutre des deux. La catégorie du faire en perdrait son primat apparent. Sartre écrit en effet, dans un texte que nous devons citer longuement afin de le commenter en détail.
La littérature de la production, qui s’annonce, ne fera pas oublier la littérature de la consommation, son antithèse ; elle ne doit pas prétendre la surpasser et peut-être ne l’égalera-t-elle jamais ; personne ne songe à soutenir qu’elle nous fait toucher le terme et réaliser l’essence de l’art d’écrire. Peut-être même va-t-elle bientôt disparaître […] Ce sera une révolution manquée. Et si même cette littérature de la praxis réussit à s’installer elle passera, comme celle de l’exis et on reviendra à celle de l’exis et peut-être l’histoire de ces prochaines décades enregistrera-t-elle l’alternance de l’une et de l’autre. Cela signifiera que les hommes auront définitivement raté une autre Révolution, d’une importance infiniment plus considérable. C’est seulement dans une collectivité socialiste, en effet, que la littérature, ayant enfin compris son essence et fait la synthèse de la praxis et de l’exis, de la négativité et de la construction, du faire, de l’avoir et de l’être, pourrait mériter le nom de littérature totale. En attendant, cultivons notre jardin, nous avons de quoi faire.
1948, 238-239
Afin de répondre à l’objection levée ci-dessus, examinons de plus près l’approche sartrienne. Pour commencer : prétend-il que la littérature est condamnée à l’échec ? La première « révolution » qu’il évoque ici concerne exclusivement la littérature. Elle sera selon lui « manquée » s’il n’y pas une transition durable de la littérature de la consommation à celle de la production. La seconde littérature ne viendra alors que faire une apparition fugitive, sans épaisseur de durée historique, et disparaîtra « bientôt » de la scène littéraire, faisant place à la première. Quant à « l’autre Révolution » (en majuscule), « d’une importance infiniment plus considérable » que la première, car elle concerne la littérature et la politique (voir aussi Sartre, 1946b), elle sera « ratée » si la littérature de la production, après s’être installée durablement dans l’histoire, disparaît tout autant que celle de la consommation. La situation qui en résulterait serait celle qui accueillerait une « alternance » entre les deux littératures, chacune passant de l’une à l’autre sans donner naissance à une synthèse de l’hexis et de la praxis, et ce pendant une durée correspondant très approximativement à « ces prochaines décades » à partir de 1947.
Certes, une semblable situation se révèle hantée par le spectre de l’échec congénital du projet du pour-soi, sur lequel se referme L’être et le néant : « L’homme est une passion inutile » (1943, 662). S’il en va ainsi, si l’inutilité triomphe, alors comme l’écrit Éric Weil, « la philosophie ne peut plus comprendre sa propre possibilité et doit aboutir ou bien à la poésie ou à l’acte gratuit » (1994, 33). Ce point doit pourtant être discuté. Car dès l’opus de 1943, Sartre ne semble pas vouloir s’en tenir là, puisqu’il enchaîne en conclusion sur des « Aperçus métaphysiques » puis des « Perspectives morales ». Et surtout, son projet dans Qu’est-ce que la littérature ?, apparaît si l’on veut plus « optimiste » ou plutôt « utilitaire » que dans L’être et le néant. Un tel projet, ou plutôt une telle ébauche, écarte justement d’entrée de jeu la poésie, sous prétexte que « les poètes sont des hommes qui refusent d’utiliser le langage » (1948, 17), et s’en prend également à la tentative déployée par l’acte gratuit (1948, 138, 191). L’issue réelle apparaît davantage constructrice que négative, liée à la praxis plutôt que pessimiste, utile plutôt que destinée. Mais précisément de quelle utilité s’agit-il ?
Comme le souligne Beauvoir avec complicité : « Au niveau de description où se situe L’Être et le Néant, le mot utile n’a pas encore reçu de sens » (1962, 16). Or, en 1947, la littérature doit savoir se rendre utile envers l’histoire, motif principal pour « sauver » la première (1948, 276). Toutefois, une telle utilité dans l’usage des mots, certes prosaïque et non plus poétique (1948, 25), n’est pas celle qui vaut au sein de la société à laquelle l’écrivain doit donner « mauvaise conscience » (1948, 88-89), à savoir celle de l’utilitarisme (1948, 118). Ce n’est pas davantage l’utilité attachée à un « message » instructif issu de l’oeuvre d’art, chère à Ramon Fernandez (1948, 32). En bref, cette utilité n’est ni strictement économique, ni purement esthétique, ni platement informative, elle réalise le tour de force de ne pas être « utile » au sens ordinaire. C’est la présence même de cette inutilité passionnée plutôt que simple « passion inutile », de cette inutilité inutile mais humaine, humaniste, politique, libératrice, vitale, qui fait que la littérature ne peut être abandonnée à un échec, à un manquement, ou à un ratage.
C’est pourquoi, à bien considérer les choses, Sartre s’avère en réalité fort indécis dans le long extrait cité ci-dessus. Rien qu’au simple niveau grammatical, la conjugaison à l’indicatif alterne le présent et le futur, a lieu une fois au futur antérieur (auront raté) et au conditionnel (pourrait). Sartre y décrit donc des options en conflit quant au destin de la littérature, mais sans conclure. Relisons : 1) « Peut-être » la littérature de la production n’égalera-t-elle jamais celle de la consommation ; et donc peut-être aussi l’égalera-t-elle. 2) Peut-être va-t-elle « bientôt disparaître » ; et peut-être ne le fera-t-elle pas. 3) Peut-être donc la révolution liée à la praxis sera manquée ; mais peut-être pas. 4) Or, même si elle « réussit à s’installer » plus longtemps, « elle passera ». 5) Peut-être l’histoire des décennies à venir « enregistrera-t-elle l’alternance de l’une et de l’autre » ; ou bien pas. 6) Par suite, peut-être la Révolution sera-t-elle définitivement ratée, et peut-être pas. 7) Et si elle triomphe, la littérature pourrait « mériter le nom » de totale.
Ce qui est clair dans cet extrait un peu confus, c’est que rien n’est certain, et que Sartre conclut triplement au temps présent (et aux modes participe, impératif et indicatif) : « En attendant, cultivons notre jardin, nous avons de quoi faire ». Il reprend bien sûr ici la métaphore de Candide, florissante à cette époque, chez Beauvoir (1960, 241) et Merleau-Ponty (Saint Aubert, 2004, 82). Chez Sartre, cultiver signifie pratiquer, produire, avoir de quoi faire et s’y adonner. En l’état, la littérature de la production et le soubassement catégoriel dans le faire prévalent dans le présent, quelles que soient l’alternance ou la synthèse totale qui puissent avoir lieu à l’avenir. L’extrait cité présente donc la gageure de mettre en question la validité de la littérature de la production ou de la praxis tout en la maintenant en place. En d’autres termes, en attendant l’issue des aventures de l’exis et de la praxis, c’est la praxis qui se déploie.
Derechef, une telle attente est également politique. Ainsi, écrit Sartre, « l’Europe socialiste » « n’existe pas : elle est à faire », son « avènement » tient en un « groupe d’États à structure démocratique et collectiviste, dont chacun se serait, en attendant mieux, dessaisi d’une partie de souveraineté au profit de l’ensemble » (1948, 292). Sans conteste, un tel « mieux », lequel ne saurait être « l’ennemi du bien » (1948, 202), pourrait référer à un État idéal, total, à venir (pas encore communiste chez Sartre en 1947). Il reste que l’adverbe « mieux » caractérise le gérondif « en attendant » (et le participe présent), lequel désigne le statut du présent dans la perspective de la praxis, ni attentiste, ni spéculatif, ni potentiel. En bref, en attendant l’État idéal, c’est bien le contrat social inter-étatique qui se répète et se perpétue.
Dans le jargon philosophique de L’être et le néant, on pourrait dire que la priorité actuelle (au présent) d’une littérature partielle telle que celle de la production n’exclut en rien la priorité idéale d’une littérature totale (au conditionnel). Dans cette mesure, comment répondre à la question : qu’est-ce que la littérature ? En trois temps :
La littérature de la consommation correspond à l’être-en-soi.
Celle de la production correspond à l’être-pour-soi.
La littérature totale correspond à l’être-en-soi-et-pour-soi.
Si l’on tient donc un tel langage, quelles exigences pressent donc la littérature ?
La littérature doit se préserver de l’immanence à l’être-en-soi : consommation et hexis.
Le présent s’avère habité par la littérature de la praxis, qui se centre sur la catégorie du faire.
La littérature totale constitue un idéal, une possible acquisition future de l’humanité.
En clair, il semble que Sartre, dans Qu’est-ce que la littérature ?, maintienne d’une certaine manière son projet retentissant d’explication totale de la réalité humaine (Dalissier, 2018, 44). Néanmoins ce projet épistémique semble se refondre plus dynamiquement en une réappropriation singulière du monde, déjà signalée ci-dessus, par laquelle l’avoir se réduit au faire. Elle rencontre très exactement son propre credo en ces années : « C’est le monde entier que je veux posséder » (Cohen-Solal, 2005, 489) et s’oriente remarquablement vers l’histoire, au travers de la littérature.
Il appert même que la littérature totale ne peut avoir lieu que si la littérature de la praxis est appelée au premier plan. A fortiori, même si la synthèse de la littérature totale a lieu, même si cette dernière cesse d’être un idéal et devient une réalité (humaine), il y a lieu de penser que le moment de praxis, que l’aspect de construction et que la catégorie du faire prendront un rôle directeur au sein de ce que Sartre nomme dans l’extrait cité : « La synthèse de la praxis et de l’exis, de la négativité et de la construction, du faire, de l’avoir et de l’être. » Pour finir, tentons de le montrer.
Avançons un premier argument : l’extrait cité atteste du fait que, selon Sartre, l’avènement d’une littérature totale réussie ne saurait impliquer un retour : ni à un état de division au sein duquel une des littératures dominerait (hexis ou praxis), ni à un état d’alternance entre elles (comme si elles se valaient), ni enfin à leur pure fusion (qui les ferait disparaître). Leur synthèse tient dès lors en une unité des deux, polarisée sur l’une d’entre elles. Laquelle ? Nous avons vu que la praxis (en littérature) se relie à la construction (dans la liberté), aspect qui prévaut sur la négativité au sein de la « négativité constructive ». On peut concevoir de la sorte une préséance de la praxis sur l’hexis au sein même de leur synthèse.
Second argument : la catégorie du faire s’avère capitale à la synthèse du faire, de l’avoir et de l’être. Sartre nous permet d’établir trois preuves. La première consiste à dire que synthétiser c’est faire une synthèse. Dans l’extrait cité, il ne se contente pas de parler de synthèse, mais décrit un acte verbal (faire une synthèse). La littérature deviendrait totale à deux conditions : d’abord une réalisation épistémique (« Ayant enfin compris son essence ») ; ensuite, et de manière plus significative, une réalisation attachée à la praxis (« [Ayant] fait la synthèse de la praxis et de l’exis »). Or quelle catégorie serait mieux appropriée pour faire la synthèse que le faire ?
La deuxième preuve tient en ceci que la catégorie du faire se trouve également impliquée dans l’entretien de cette synthèse réalisée, laquelle bien plutôt se réalise, c’est-à-dire constitue un processus constant. C’est ainsi qu’il convient d’entendre cette « communauté socialiste », lieu de réalisation déclaré de la littérature totale dans l’extrait cité. Sartre déclare en effet ailleurs de l’écrivain : « Il faut qu’il écrive pour un public qui ait la liberté de tout changer, ce qui signifie, outre la suppression des classes, l’abolition de toute dictature, le perpétuel renouvellement des cadres, le renversement continu de l’ordre, dès qu’il tend à se figer. En un mot, la littérature est, par essence, la subjectivité d’une société en révolution permanente » (1948, 163). La communauté socialiste qui accueille la réalisation de la littérature totale n’existe qu’en se re-faisant sans cesse. Et il y a lieu de penser qu’il en va de même du « groupe d’États » évoqué supra, lequel est à concevoir comme un groupement en cours de réalisation. Derechef, le faire se révèle comme la catégorie la mieux appropriée à l’acte d’entretien de la synthèse.
Il existe enfin une troisième preuve (ou un indice) de l’élection du faire : Sartre change l’ordre même de présentation des catégories. Il commence par réintroduire la catégorisation cardinale — et ordinale — de L’être et le néant, mais non plus sous un mode affirmatif : « Avoir, faire et être sont les catégories cardinales de la réalité humaine » (1943, 475), mais plutôt hypothétique et apparent : « S’il est vrai qu’avoir, faire et être sont les catégories cardinales de la réalité humaine » (1948, 234). Or quand il en vient à la synthèse « du faire, de l’avoir et de l’être », le faire figure ostensiblement en première place, non seulement dans l’extrait ci-dessus, mais encore dans un ajout concernant Malraux (1948, 305, cité supra en note).
3. Voilà donc comment l’on peut tenter de répondre à l’objection précédente, laquelle revient en définitive à placer tout le poids de l’analyse sur le moment « hexique » ou bien sur le moment total. Or, il existe une troisième objection possible à notre lecture, laquelle est liée à la première. D’aucuns pourrait faire valoir le fait que Sartre, dans Qu’est-ce que la littérature ?, souligne fortement la dimension paradoxale de l’existence humaine, laquelle semble s’accommoder assez mal avec des positions tranchées comme celle qui met en avant la catégorie du faire. Dès ses 21 ans, Sartre écrivait en effet : « Nous sommes aussi libres que vous le voudrez, mais impuissants » (Cohen-Solal, 2005, 140). Afin de répondre à cette objection, examinons donc de tels paradoxes, effectivement croisés dans certains textes cités jusqu’ici, et sous quatre formes :
« Jamais la liberté constructrice n’a été si près de prendre conscience d’elle-même et […] jamais, peut-être, elle n’a été si profondément aliénée » (1948, 234).
« Jamais l’homo-faber n’a mieux compris qu’il faisait l’Histoire et jamais il ne s’est senti si impuissant devant l’Histoire » (1948, 234).
Alors que la littérature de la praxis a tout pour réussir, elle peut retomber en celle de l’hexis.
Sartre se confronte surtout à cette dimension paradoxale à la fin d’un passage essentiel :
La situation de l’écrivain n’a jamais été aussi paradoxale : elle est faite, semble-t-il, des traits les plus contradictoires. À l’actif, de brillantes apparences, de vastes possibilités, un train de vie somme toute enviable ; au passif, ceci seulement que la littérature est en train de se mourir. Non que les talents lui manquent ni les bonnes volontés ; mais elle n’a plus rien à faire dans la société contemporaine. Au moment même où nous découvrons l’importance de la praxis, au moment où nous entrevoyons ce que pourrait être une littérature totale, notre public s’effondre et disparaît et nous ne savons plus, à la lettre, pour qui écrire.
1948, 239-240
Or, en dépit ou plutôt en vertu de leur existence inévitable, de tels paradoxes constituent pour Sartre des ressources essentielles, afin d’inciter l’écrivain (le lecteur, le public) à la praxis, par-delà l’actif et le passif. Il en va ainsi de ce « paradoxe dialectique de la lecture » qu’il décrit dans un contexte différent : « Plus nous éprouvons notre liberté, plus nous reconnaissons celle de l’autre » (1948, 58). Ainsi il évoque ci-dessus ces « traits les plus contradictoires » sous le régime de la semblance (« semble-t-il »). En effet, ils sauraient faire oublier que la logique de la non-contradiction n’a « jamais été la sienne » (Cohen-Solal, 2005, 558). Sartre écrira même plus tard : « Ce que je viens d’écrire est faux. Vrai. Ni vrai ni faux comme tout ce qu’on écrit sur les fous, sur les hommes » (1964a, 61). En bref, il serait faux de s’arrêter à l’apparence de contradiction dans le discours de l’écrivain. Ce qu’il faut comprendre, c’est que ses paradoxes permettent bien plutôt de percevoir les desseins réels du philosophe à l’oeuvre. Reprenons-les un par un :
Si l’aliénation évoquée de la conscience constructrice se révèle si inacceptable, c’est parce qu’elle risque de dissimuler l’aspect constructif de la liberté, par-delà la liberté elle-même.
L’homo-faber n’est ni le travailleur ni l’artisan, mais celle ou celui qui fait (facere), qui, confronté à cette « impuissance » ressent le désir de faire, dont le rôle central est réaffirmé.
S’il y a un risque de revenir à la littérature de l’hexis, c’est qu’en toute son imperfection, celle de la praxis prime sur elle. A contrario, leur alternance ne poserait, ne ferait pas problème.
Si la mort annoncée de la littérature se révèle scandaleuse, c’est que l’art ne saurait finir et survivre (aufheben) dans la religion, au sens de Hegel. Il doit bien plutôt vivre, il a à faire au niveau social et politique. En vérité, Sartre fait référence de manière prudente (« semble-t-il »), à ce trait, en une formulation (« la littérature est en train de se mourir ») où la forme pronominale traduit une tendance plutôt qu’un arrêt de mort. Or, pourquoi une telle situation est-elle perçue comme intolérable, pourquoi ne pas laisser faire ? Derechef, parce que c’est la praxis qui se trouve reconnue en son « importance », et que c’est l’absence de faire qui paraît scandaleuse et se trouve dénoncée ainsi : « Elle n’a plus rien à faire dans la société contemporaine. »
Au fond, de tels paradoxes qui sont révélés par la littérature constituent autant d’actes de langage négatifs, lesquels exigent une réalisation plus constructive de ce qu’ils renferment. Là encore, Sartre effectue une variation sur un thème majeur de l’existentialisme français de cette époque, surtout chez Merleau-Ponty (Dalissier, 2017a). Chez Sartre, ces paradoxes reconduisent à une lucidité soulignée au début de cette étude, laquelle se fait justement à sa façon praxis : « La vision lucide de la situation la plus sombre est déjà, par elle-même, un acte d’optimisme » (1948, 264).
Conclusion : faire et agir
Dans Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre s’adonne à une méditation de l’oeuvre littéraire qui lui fait approfondir, complexifier et déformer la conception de la liberté qu’il a introduite dans L’être et le néant. Il en vient par là à recatégoriser la réalité humaine dans un sens foncièrement lié à la praxis humaine, foncièrement historique, déjà politique, mais avant tout littéraire. Il faut donc bien reconnaître que cette conception d’après-guerre se révèle aussi fascinante qu’elle paraît locale, que toute cette orientation frappe chez Sartre comme étant sans doute aussi transitoire qu’elle est permanente, puisqu’elle met en avant une praxis qui l’accompagnera durablement, mais cela à partir du domaine quasi exclusif de la prose.
Notre approche ne manque pas de soulever un nouveau problème. Sartre entend le concept de faire à l’instar d’une catégorie, mais ne demande jamais : qu’est-ce que le faire ? Lorsqu’il envisage les relations entre faire et être, il s’attache bien plutôt à la question « que faire ? » (1948, 235), qui fut d’abord un cri d’alarme chez les auteurs russes (Tchernychevski, Tolstoï, Lénine). Par là, Sartre ne réduit pas seulement l’être au faire ; il souligne comme on voit le pronom interrogatif, en pointant une qualité de faire plutôt que le faire lui-même. À ses yeux, ce que nous faisons compte davantage que le fait (ou l’acte) que nous faisions, l’enjeu insigne étant de sauver la littérature et changer le visage de l’Histoire. À la limite, si l’on est en droit de revenir ici à la terminologie de L’être et le néant, on peut dire que le faire en lui-même relève encore du pour-soi, et est en un sens néant.
Dès lors l’interrogation revient : qu’est-ce que le faire, au-delà de cette littérature qu’il explicite ? Au pire, n’est-ce qu’un simple mot ? Doing something, n’est-ce pas là, comme le condamnait Austin, a very vague expression ? (2003, 92). Au mieux, est-ce un concept, et en quoi se différencie-t-il de la praxis, de l’action et de l’acte humain ? Et que nous en dit Sartre ? D’une part, on peut noter qu’il spécifie clairement la praxis à l’intérieur de l’action quand il confesse le « sujet » de Qu’est-ce que la littérature ?, à savoir « la praxis comme action dans l’Histoire et sur l’Histoire » (1948, 237-238). D’autre part, il semble confondre les concepts de faire et d’action lorsqu’il proclame sa mission d’écrivain : « Nous avons à révéler au lecteur, en chaque cas concret, sa puissance de faire et de défaire, bref, d’agir » (1948, 288). Dès lors, si le faire se trouvait égalé à l’action, on pourrait se demander quelle en serait la forme la plus pure. Dans une note substantielle, Sartre suggère une piste fascinante, celle de l’acte poétique :
Dans la réalité, l’acte humain, commandé par des besoins, sollicité par l’utile, est, en un sens, moyen. Il passe inaperçu et c’est le résultat qui compte. […] La poésie renverse le rapport : le monde et les choses passent à l’inessentiel, deviennent prétexte à l’acte qui devient sa propre fin […] L’action, détachée de ses buts qui s’estompent, devient prouesse ou danse.
1948, 41
Il y a là l’esquisse d’une distinction captivante entre l’action et le faire. Dans la réalité, l’acte humain disparaît en tant qu’acte véritable, il apparaît doublé, dépassé par son propre résultat : il devient une action forte de ses « buts ». Mais en poésie, l’acte devient une « fin » pour soi et ne cherche plus ses buts au sein du monde. Poétiquement parlant, le danseur agit purement pour la danse, dans la réalisation (liée à la praxis) même de la danse, en train de se faire.
Bien entendu, le dessein de Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? est de célébrer la prose, la catégorie cardinale du faire, la praxis, les actes humains volontaires et finalisés au sein du monde, ainsi que l’action dans et sur l’Histoire. Il n’est nullement de promouvoir la poésie et cette sorte d’acte autoréférentiel qui revient à un pur agir, à une pure effusion de gestes, voire à un pur faire. Mais alors pourquoi célébrer le faire, le conserver catégoriellement au niveau de la prose, mais l’écarter catégoriquement et d’entrée de jeu avec la poésie (ποεῖν) ? Ce faire qui permet de penser essentiellement l’action, ne faut-il pas l’envisager en lui-même ? Car on fait une action, on n’agit pas un faire. Un tel faire n’insuffle-t-il pas sa vie à l’action de l’écrivain et de son lecteur, dans le dialogue constructeur qui se joue entre eux ?
Ce qui est sûr, c’est qu’il y a place, dans la réalité, pour une troisième notion d’acte, prenant place entre, d’une part, l’acte utilitaire étroit, nécessiteux, attaché à ses buts et disparaissant dans son résultat, et, d’autre part, l’acte autoréférentiel étriqué, se limitant à lui-même, détaché de ses buts et insoucieux du résultat. Il s’agit de l’acte médian (ni moyen ni fin en soi), justement de la praxis. D’un côté en effet, la praxis s’avère irréductible à une action purement finalisée, c’est une action sans fin dernière, une action dans et sur l’Histoire, par laquelle l’écrivain et le lecteur sculptent le monde. Mais d’un autre côté, ainsi que le reconnaît Sartre lui-même, la praxis est « difficilement compatible » avec le genre « d’imagination pure » qui se trouve à l’oeuvre dans la véritable poésie, notamment au sein du surréalisme (1948, 302-303).
Or, et nous terminerons ici notre enquête, si la praxis n’est pas la poésie, au sein de laquelle le faire qui transit la praxis travaille pourtant à plein régime, elle ne paraît pas étrangère à la peinture. En un certain sens, la praxis serait plus poche de cette « imagination matérielle » dont Sartre se régale dans le geste pictural d’un Vermeer (1948, 63). Beauvoir a révélé en quoi « les petits murs de briques » du peintre (pensons à La ruelle), eurent un impact décisif sur la genèse de Qu’est-ce que la littérature ? (2018, 1 059), où la peinture sera pourtant écartée d’emblée (1948, 13), avant même la poésie. Tout se passe donc un peu comme si la perception sartrienne des arts plastiques avait nourri sa prose depuis l’origine, avant d’être refoulée, sublimée, ou oubliée. Plutôt qu’à une peinture ou une poésie du monde, Sartre invite à une nouvelle forme de prose du monde, après Hegel et Merleau-Ponty (Dalissier, 2017a, 991), voire à une plastique du monde. Il y a ainsi pour lui une praxis durable de l’homme (écrivain et lecteur) au travers de la littérature, constructrice de la société et de l’Histoire. Et même si cette praxis doit retourner à une hexis, on peut remercier Sartre d’avoir été là pour nous la révéler. Plutôt que de lui faire nos adieux, disons-lui dès lors, ainsi qu’une jeune femme le fit un jour dans la rue : « Merci d’exister ! » (Cohen-Solal, 2005, 843).
Parties annexes
Notes
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[1]
Cette situation provient elle-même d’une reprise critique des descriptions d’avant-guerre : celle, pré-phénoménologique, exemplaire et poussée à la limite dans La nausée (1938) de « l’homme seul » (De Coorebyter, 2005, 251 sq.) ; celle, phénoménologique, dans La transcendance de l’Ego (Sartre, 1937), de « l’univers des transcendances » où flottent les Ego (De Coorebyter, 2000, 540-541). En outre, à partir de L’être et le néant, une telle situation se relie à la théorie de l’Ego-pour-Autrui (De Coorebyter, 2000, 593).
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[2]
Le paragraphe consacré à ce moment : « D’autres se constituent… du vide absolu » (1948, 135) évoque ce qu’écrit Flaubert à Louise Colet à propos de Madame Bovary : « […] livre sur rien […] sans attache extérieure, qui tiendrait de lui-même par la force interne de son style » (1980, 31), son style comme « manière absolue de voir les choses » (1980, 31), de sorte que « l’auteur, dans son oeuvre, doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout, et visible nulle part » (1980, 204). On trouve aussi dans ce paragraphe une citation de Baudelaire, auquel Sartre a consacré un ouvrage : « Belle comme un rêve de pierre ». Sur Maupassant, voir Sartre, 1948, 144-146.
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[3]
Sartre mentionne dans ces parages quatre ouvrages pour illustrer la littérature de consommation : Maurice Barrès, Le culte du moi, Georges Duhamel, La possession du monde, André Gide, Les nourritures terrestres et Valery Larbaud, A.O. Barnabooth, son journal intime. Mais il mentionne auparavant des auteurs plus anciens, qui illustrent l’art comme « forme la plus élevée de la consommation pure » : Baudelaire, Flaubert, Gautier, Gide, les Goncourt, Huysmans, Mallarmé, Maupassant, Jules Renard et Valéry (1948, 134-136).
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[4]
Le terme est écrit avec un esprit doux dans L’être et le néant (Sartre, 1943, 197), erreur colportée ici.
-
[5]
On pourrait voir en Saint-Exupéry le moment épistémique de la prise de conscience critique et en Malraux celui de la praxis créatrice : « Le premier a eu l’immense mérite de reconnaître, dès son premier ouvrage, que nous étions en guerre et de faire une littérature de guerre […]. Pour le second, contre le subjectivisme et le quiétisme de nos prédécesseurs, il a su esquisser les grands traits d’une littérature du travail et de l’outil. Je montrerai plus loin qu’il est le précurseur d’une littérature de construction qui tend à remplacer la littérature de consommation. Guerre et construction, héroïsme et travail, faire, avoir et être, condition humaine, on verra […] que ce sont les principaux thèmes littéraires et philosophiques d’aujourd’hui. Quand je dis ‘nous’, par conséquent, je crois aussi pouvoir parler d’eux » (1948, 305, je souligne). On pourrait même se plaire à voir en Camus la synthèse des deux aspects, critique et constructeur (voir note suivante).
-
[6]
« Si l’écrivain est pénétré, comme je suis, de l’urgence de ces problèmes, on peut être sûr qu’il y proposera des solutions dans l’unité créatrice de son oeuvre, c’est-à-dire dans l’indistinction d’un mouvement de libre création. » En note : « La Peste, de Camus, qui vient de paraître, me semble un bon exemple de ce mouvement unificateur qui fond dans l’unité organique d’un seul mythe une pluralité de thèmes critiques et constructeurs » (1948, 293, 308).
Références bibliographiques
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