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Gérard Siegwalt est l’auteur d’une oeuvre considérable. Mentionnons seulement les dix volumes de sa grande Dogmatique pour la catholicité évangélique, et les cinq volumes de ses Écrits théologiques. Dans ce nouvel ouvrage[1], il entreprend une rétrospective de son oeuvre et de sa vie de théologien.
Dans la Préface, Siegwalt indique bien le sens de cette rétrospective : « […] ce qui suit n’est pas une autobiographie. C’est plutôt de l’ordre du compte rendu, non certes d’une vie, mais de ce qui a guidé cette vie » (p. 10). En somme, il ne s’agit pas d’un simple compte rendu, d’un simple résumé de l’oeuvre, ni d’un simple récit de vie. Je dirais volontiers qu’il s’agit des deux en même temps : comment l’oeuvre a surgi de la vie. Ce qui a guidé cette vie et cette oeuvre, c’est son inspiration. Voilà, il me semble, ce que Siegwalt a voulu nous montrer dans cette rétrospective : quelles sont les convictions profondes qui sont à la base, à la source de l’oeuvre. On voit par là comment l’oeuvre s’enracine dans le terreau d’une vie, ce qui fait voir la profondeur de la pensée. Mais en même temps, cela situe la pensée et l’oeuvre dans le contexte d’une vie particulière, et laisse deviner ses limites.
Cette analyse rétrospective de l’oeuvre d’une vie se fait en trois étapes. Il y a d’abord les influences qui inspiraient et guidaient la pensée, ce que Siegwalt appelle ici les « tenants ». Puis les convictions théologiques qui en découlent, les « aboutissants », lesquelles se divisent à leur tour en « aboutissants sur le plan de la pensée » et en « aboutissants pratiques ».
I. La problématique théologique
Les premières influences sont venues des théologiens en place. Les deux figures de Karl Barth et de Rudolf Bultmann étaient dominantes au temps des études théologiques de Siegwalt. Ni l’un ni l’autre ne pouvait cependant le satisfaire : Barth à cause de son « positivisme de la révélation », Bultmann à cause de son insistance univoque sur l’historicité existentielle humaine, à l’exclusion de la nature. Le principal guide théologique de Siegwalt sera donc Paul Tillich en raison de sa méthode de corrélation qui unissait la situation humaine et la révélation divine.
Dès le début, Siegwalt indique la problématique, le questionnement qui le stimule, qui allait aboutir à sa thèse de doctorat : « Voici le sujet qui allait plus que m’occuper, m’empoigner pendant plusieurs années : Nature et histoire » (p. 39). Et il précise immédiatement, comme dans un sous-titre : « Leur réalité et leur vérité, c’est-à-dire leur réalité empirique et leur vérité théologique » (ibid.).
Concernant la réalité empirique, Siegwalt note la différence entre « la nature (la terre) et le cosmos (l’univers) » (p. 56). Quant à l’histoire, c’est le lieu propre de l’humain, de l’action humaine. Déjà là se dessine la polarité de l’universel (le cosmique) et du particulier (l’historique). L’histoire humaine n’est qu’une faible partie de l’univers et pourtant c’est dans l’humain que l’univers en arrive à son accomplissement, à la conscience de soi.
Quant à la vérité théologique, c’est-à-dire à l’éclairage biblique de cette polarité (nature et histoire), Siegwalt signale et insiste sur une double alliance : « Tout cela m’a préparé à réfléchir sur deux alliances qui se retrouvent dans le récit de la Genèse : l’alliance universelle de Dieu avec Noé, l’alliance spéciale, particulière avec Abraham » (p. 63).
Siegwalt déplore alors qu’on ait oublié l’alliance noachique à son époque : « De la première il n’était guère question dans la théologie de l’époque » (ibid.). Et pour cause, car le Nouveau Testament va lui-même en ce sens : « […] la relecture que le Nouveau Testament fait de l’Ancien privilégie sans conteste possible la ligne abrahamique de l’Ancien Testament, celle de l’histoire spéciale du salut par rapport à la ligne noachique, celle de l’humanité “oecuménique” » (p. 60).
On voit bien là de quoi il s’agit au fond. Si Siegwalt insiste tant pour rétablir en théologie la place de l’alliance noachique, c’est pour maintenir ouverte la perspective oecuménique. Cela va plus loin, jusqu’à remettre en question l’idée d’un « salut » particulier qui semble inclure celle de la « perdition » de certains. Cela est d’autant plus inquiétant que tout salut est particulier, salut de quelqu’un ou d’un groupe menacé ou affligé d’un mal quelconque. En effet, Siegwalt semble refuser à l’alliance noachique universelle le sens d’une alliance de salut, car toute idée de salut implique l’opposition « entre un monde de salut et un monde de perdition » (p. 63). Dans le même sens, certains théologiens seront réfractaires à l’idée même de l’alliance, qui suppose une option préférentielle pour une personne ou pour un groupe particulier à l’exclusion des autres.
Je ne puis m’inscrire dans cette vue des choses. Bien sûr, le salut biblique présuppose l’alliance et l’élection divine, mais l’exclusivisme n’est pas un élément de cette idée d’alliance et de salut, c’en est plutôt la perversion. Et c’est la conséquence d’une conception purement objective et extérieure de la réalité du salut. Il en va tout autrement dans une perspective existentielle, celle du sujet qui est choisi et sauvé par Dieu. Il se sent personnellement privilégié, aimé de Dieu de façon particulière et gratuite. Mais il n’exclut pas pour autant la possibilité qu’un autre que lui (ou qu’un autre groupe) puisse jouir du même privilège. L’amour de Dieu est infini, il peut avoir une multitude d’enfants bien-aimés. Ce qui se manifeste dans l’amour parental : chaque enfant de la famille ne peut-il pas dire qu’il est l’enfant privilégié de ses parents, qu’il bénéficie de tout leur amour ?
La différence entre l’alliance noachique et l’alliance abrahamique rejoint celle de la nature et de l’histoire, « le thème théologique de l’une étant le salut, celui de l’autre la bénédiction (naturelle) » (ibid.). On pourrait aussi bien parler alors de la création et du salut. L’alliance noachique de la création comprend tout l’univers, tandis que l’alliance abrahamique se limite à une partie de l’histoire. La tentation (théologique) est grande alors de considérer l’alliance du salut comme un rétrécissement de l’alliance noachique. On pourrait croire alors que Siegwalt veut renverser l’ordre des choses et redonner la priorité à la perspective universaliste de la création.
Ce n’est pas mon avis. Dans la perspective existentielle, ce qui est premier pour le sujet croyant, c’est le saisissement de la révélation divine, qui se produit dans la situation du salut, de la libération du mal. N’est-ce pas l’expérience du mal qui ouvre les yeux sur le bien perdu ? Sans l’expérience du mal, pas d’expérience du salut. Et sans l’expérience du salut, pas d’expérience de la révélation, pas d’expérience religieuse. On le voit déjà dans la Bible. C’est dans l’expérience du salut que se forgent les concepts fondamentaux de révélation, de foi et d’alliance divine. La notion d’alliance se situe manifestement dans le contexte de la délivrance, de la libération. Et c’est à cette lumière qu’apparaît le sens de tout le reste, jusqu’à la notion de création, où l’on retrouve l’idée d’alliance dans le commandement fait à Adam et Ève.
En somme, si l’idée de la création (universelle) est logiquement la première, comme on voit au début de la Genèse, c’est le salut (particulier) qui est premier existentiellement en tant que révélation divine. La création signifie alors l’ouverture universelle du salut historique. Il me semble qu’on rejoint ainsi la pensée profonde de Siegwalt. L’alliance noachique signifie pour lui l’ouverture de l’alliance historique, abrahamique, à l’humanité entière, au monde entier. Siegwalt lui-même est conscient d’appartenir à une religion particulière ; et il dit bien justement qu’il est enraciné dans l’alliance et la tradition abrahamique. Mais alors tout l’effort (critique) de la pensée consistera à poursuivre une ouverture sur l’universel, en ne renonçant d’aucune façon à ses racines religieuses historiques, concrètes.
C’est en ce sens également qu’il faut comprendre le titre de la Dogmatique pour la catholicité évangélique. L’expression doit s’entendre non seulement dans un sens interecclésial comme réunion des Églises, mais aussi bien dans un sens interculturel. « Catholique » se trouve ainsi reconduit en son sens étymologique : « […] conformément au tout » (p. 65). On retrouve ainsi l’idée de la réunion des deux alliances, noachique (naturelle) et abrahamique (historique), dont on a parlé : « Pour essentielle que soit la compréhension de la dimension interecclésiale de la catholicité évangélique, elle ne peut, du fait de la polarité entre l’alliance abrahamique et l’alliance noachique […] qu’être référée à sa nécessaire ouverture oecuménique au sens large du terme » (p. 67).
À la fin de cette première partie de l’ouvrage qui porte sur la problématique théologique devant conduire à la thèse de doctorat, à l’enseignement et à la rédaction de la Dogmatique pour la catholicité évangélique, une question demeure. C’est l’omission de toute considération quelque peu élaborée sur la situation politique de l’époque, soit des années 1930 et 1940, celles de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, en tant qu’Alsacien, Siegwalt se trouvait lui-même au coeur du conflit qui opposait l’Allemagne à la France. Différentes réponses pourraient être données à cette question. Dans les années 1940, Siegwalt était encore trop jeune pour prendre pleinement conscience de ce qui se passait. Ou bien, tout au contraire, l’horreur de la situation dépassait toute conception. Ou bien encore, le sujet était trop incendiaire pour qu’on puisse en parler librement. Peut-être aussi la question telle que posée ici était-elle dépourvue de toute pertinence théologique, selon la distinction luthérienne des deux règnes, temporel et spirituel, toute théologie se devant alors de demeurer apolitique.
II. Les principes fondamentaux de l’oeuvre
« Les aboutissants sur le plan de la pensée » dont il est question dans cette deuxième partie de l’ouvrage, sont les principes fondamentaux qui structurent la Dogmatique. En suivant la méthode préconisée par Siegwalt, commençons par en bas, par la section portant sur le réel dans sa dimension de transcendance.
La question fondamentale traitée dans cette section est celle de la pensée scientifique moderne en tant qu’opposée à la religion. En effet, la pensée scientifique préconise l’athéisme méthodologique, qui exclut tout agent surnaturel dans le fonctionnement de la nature. Le réel naturel, cosmique, s’explique par lui-même, par les éléments qui le composent, sans l’intervention d’une prétendue Cause Première, celle d’un Dieu créateur.
On considère habituellement cette position comme le rejet de toute transcendance divine. Mais si on y réfléchit, on peut se demander si cela constitue vraiment un recul théologique. Ne pourrait-on pas y voir, au contraire, un gain pour la théologie ? L’autosuffisance scientifique selon laquelle le monde s’explique par lui-même remet Dieu à sa place, qui n’est pas celle d’une cause parmi les autres, en plus des autres. Le système de la causalité universelle est complet sans Dieu. Mais cela signifie simplement que Dieu doit être reporté à sa place, qui est celle de la transcendance absolue. Je suis moins sévère que Siegwalt qui écrit : « Cela implique la remise en question de l’athéisme méthodologique de la science, lequel est une véritable cécité idéologique, un obstacle mis à l’appréhension du réel selon sa plénitude théonome » (p. 117). Il me semble, au contraire, que cet athéisme méthodologique constitue un premier pas dans la redécouverte de Dieu au coeur du réel. La théologie doit commencer par dire ce que Dieu n’est pas, par lui dénier la place qui n’est pas la sienne au sein de la causalité universelle. Dieu n’est pas une cause première au sens d’un premier maillon, d’un premier moteur qui met en branle tous les autres. Il est au-delà de tout élément du système causal, pour autant qu’il est le fondement de tout le système.
Je rejoins là à nouveau Siegwalt quand il parle de « la dimension de transcendance inhérente à tout réel » (p. 115). Voilà bien ce qui donne au réel sa dimension de profondeur, son fondement ontologique. Voilà ce qui constitue sa plénitude théonome, l’objet d’une science théonome. Mais cette science théonome est d’ordre philosophique, ontologique, par ce qu’elle concerne le tout de l’être, le fondement de l’être. En tant que fondement de l’être, Dieu n’est pas une cause extérieure au réel, s’imposant à lui. Siegwalt s’oppose ainsi à toute conception supranaturaliste de l’action divine.
Voilà où nous conduit la négation de cette fausse idée de Dieu, la négation de la place qui n’est pas la sienne. Mais il nous faut tenter maintenant de préciser tant soit peu quelle est sa place. Siegwalt dit bien justement que c’est la transcendance inhérente à tout le réel. Il y a là deux éléments de réflexion : d’abord un principe au coeur du réel, mais aussi un principe transcendant au-delà de tout élément du réel. Nous venons de parler du premier aspect, il nous reste à considérer le second, et c’est là qu’on affronte la principale difficulté.
En effet, comment parler de la transcendance absolue, si elle dépasse non seulement tout être particulier, mais aussi toute conception et toute expression langagière ? La transcendance comme telle ne désigne aucune réalité, mais l’au-delà de toute réalité. On peut la désigner, l’indiquer en montrant en quelle direction la chercher. Plus précisément, on peut l’indiquer au moyen d’une question, une question qui demeure nécessairement sans réponse, puisque toute réponse impliquant un quelconque réel serait elle-même remise en question.
La question dont il s’agit est elle-même d’ordre philosophique, ontologique. C’est la question de l’être. En philosophie, on la formule habituellement d’une façon bien simple, mais qui fait plonger dans l’abîme : « Pourquoi y a-t-il quelque chose ? » La question peut aussi se poser à propos du logos, à propos de la rationalité de l’être. On pense alors au mot d’Einstein : « Le plus incompréhensible c’est que le monde soit compréhensible ! »
Pas de réponse à cette question fondamentale de l’être ? Siegwalt indique pourtant quelque chose en ce sens quand il parle du « pressentiment du mystère » (p. 119). Voyons de plus près chacun de ces deux termes. On ne retient souvent du mystère que l’aspect négatif : le mystère c’est l’incompréhensible. Il faut bien voir, cependant, que l’incompréhensibilité du mystère n’est pas due à son manque d’être, mais bien plutôt à son surplus d’être, à sa transcendance. Le mystère c’est la plénitude de l’être, c’est le fondement, la source de l’être, ce d’où découlent toutes choses. Chaque élément du réel, chaque chose finie, définie, peut être objet de connaissance. Elle renvoie à la source d’où elle provient, à la plénitude, à l’infini de l’être, qui est le mystère transcendant toute connaissance rationnelle.
Cependant, comme le dit encore une fois bien justement Siegwalt, ce mystère peut faire l’objet d’un pressentiment, il peut être pressenti. C’est dire qu’il peut nous saisir en se rendant de quelque façon présent à nous, même si nous ne pouvons pas le saisir conceptuellement. C’est ainsi pourrait-on dire, que le mystère se révèle à nous ; ce n’est pas nous qui le saisissons, c’est lui qui nous saisit.
Et c’est par là qu’on en arrive à la théologie d’en haut, la théologie proprement dite, celle qui parle de Dieu. Du pressentiment du mystère nous passons ainsi à la connaissance de Dieu. Ce passage est significatif. C’est l’inversion du processus en vigueur jusqu’à la modernité. Plus précisément, c’est l’inversion de la théologie biblique, qui commence toujours par en haut, par Dieu. Ainsi, les premiers mots de la Bible : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre » (Gn 1,1). De même pour l’Évangile : « Au commencement était le Verbe » (Jn 1,1).
Le passage de la théologie d’en haut à la théologie d’en bas doit se faire, car la théologie d’en haut ne tient plus la route aujourd’hui. Elle provoque le scepticisme qui est, en modernité, le principal élément destructeur de la religion. Traditionnellement, la religion est identifiée à la croyance au Dieu d’en haut qui produit le ciel et la terre, et qui intervient dans l’histoire du salut. Telle est la conception supranaturaliste qui, de plus en plus, apparaît comme dépassée en contexte de modernité.
Qu’est-ce qui ne va pas alors ? C’est qu’en modernité, les différents éléments d’une situation sont interreliés dans un système de causalité. Or Dieu ne peut être introduit dans un tel système même pas à titre de Cause Première. Qu’il s’agisse d’une causalité invisible, passe encore pour la modernité, mais une causalité dont on ne peut percevoir aucun effet spécifique, ça ne va pas. Concevoir la prière comme une telle causalité, qui peut modifier une situation donnée, c’est instrumentaliser la prière et Dieu lui-même. Et c’est là plonger dans le supranaturalisme, la conception religieuse qui s’effondre en modernité. Le scepticisme porte alors précisément sur l’efficacité de la prière qui est remise en question.
Siegwalt suggère alors de corriger la conception (historique) abrahamique par la conception noachique ouverte à toute la nature. On est là sur une bonne voie, pour autant qu’il s’agit d’une polarité dont les deux termes sont pertinents : l’universel et le particulier, la nature et l’histoire.
Je me demande, cependant, s’il ne faudrait pas ajouter à propos de Dieu la distinction du « personnel » et du « transpersonnel », c’est-à-dire le Dieu de la tradition judéo-chrétienne et le « Dieu au-dessus de Dieu » (God above God dont parle Tillich). Dieu personnel et Dieu transpersonnel, ce sont aussi deux termes en polarité, en tension l’un avec l’autre. Le Dieu personnel appelle le Dieu transpersonnel, et le Dieu transpersonnel en appelle au Dieu personnel pour avoir quelque signification pour le croyant. On peut se demander alors si le scepticisme religieux moderne ne viendrait pas du fait qu’on se limite à l’un des termes de cette polarité.
Tel est le scepticisme dont on parle habituellement et sur lequel insiste Siegwalt, celui qui porte sur la théologie d’en haut. Siegwalt mentionne aussi un autre type de scepticisme, qui est l’inverse du premier. C’est celui des croyants traditionnels, qui considèrent comme une perversion cette transposition du haut et du bas. Le contenu divin de la foi serait ainsi perdu. Siegwalt écrit à ce propos : « Si les confessants abrahamiques chrétiens étaient sceptiques quant à la justesse de la démarche ainsi posée, ils pourraient se revendiquer du supranaturalisme (extrinsécisme) d’une forte tendance de la théologie passée, tant du côté du catholique-romain que du côté protestant » (p. 85).
Pour légitimer la démarche de la théologie d’en bas, Siegwalt montre qu’elle se retrouve dans les Évangiles, tout spécialement dans les « paraboles du Royaume ». Il commente alors : « […] c’est dans le vécu, avec ses données et à travers elles, que s’atteste la puissance créatrice rédemptrice, c’est-à-dire transformatrice de Dieu » (p. 88). Notons cependant que ces paraboles du Royaume peuvent s’interpréter de deux façons différentes selon les deux types de théologie mentionnés. Dans la perspective supranaturaliste, on s’imagine deux mondes, celui d’en haut et celui d’en bas. On retrouve alors dans le monde d’en bas quelques reflets du monde d’en haut. Mais on peut aussi concevoir autrement les choses. La réalité du Royaume se trouve vraiment au coeur du monde d’en bas, le seul monde réel. Le monde d’en haut est alors constitué par la projection sur la toile du divin de la profondeur divine du réel dont on fait l’expérience dans la foi. C’est dans ce sens, il me semble, que va l’affirmation de Siegwalt sur « la dimension de transcendance inhérente à tout le réel » (p. 115).
III. Le dialogue interreligieux
La troisième partie de l’ouvrage est intitulée : « Les aboutissants pratiques ». Siegwalt précise : « […] il s’agit ici uniquement de trois exemples particuliers tel qu’il m’a été donné de m’y engager à titre personnel » (p. 133). Il va dire l’inspiration, la motivation de ses engagements, la signification qu’ils ont pour lui, et surtout la façon de s’y engager. De ces trois engagements, que sont le dialogue interecclésial, le dialogue avec les sciences et le dialogue interreligieux, je ne retiens que ce dernier en raison de sa pertinence toujours aussi urgente : « L’enjeu du dialogue interreligieux c’est qu’en construisant la paix il convertit par là même les uns et les autres toujours davantage à Dieu, source de vérité, de liberté, d’amour et de courage » (p. 194). On voit par là comment se trouvent réunies les deux dimensions (les deux règnes) du temporel et du spirituel, et comment la théologie de Siegwalt n’est pas dépourvue d’une dimension politique.
Une première condition pour ce dialogue interreligieux est la reconnaissance de la révélation au fondement de toute religion. En d’autres termes, la révélation appartient à l’essence même de la religion. Siegwalt rappelle à ce propos qu’il a « récusé tout exclusivisme chrétien (sans refuser l’exclusivisme du Christ, mais en constatant aussi son inclusivisme) et affirmé la révélation comme fondement non seulement du judéo-christianisme, mais aussi les religions dans leur pluralité » (p. 187).
Cette citation comporte deux affirmations qui soulèvent des difficultés. Il y a celle qu’on vient de voir : l’universalité au fondement de toute religion. Aussi bien dire : la présence de la révélation au fondement de l’esprit humain. Cela s’explique par la transcendance de l’esprit. Tillich en parle comme de l’autotranscendance de l’esprit humain. Il faut bien voir ce que comporte cette transcendance de l’esprit. C’est le dépassement de toute réalité empirique, l’ouverture sur l’au-delà. Mais cette ouverture n’est pas le simple fait de l’esprit humain. Elle comporte une origine transcendante. En utilisant encore une expression de Tillich, je dirais que, dans la religion, ce n’est pas nous qui saisissons le réel, c’est le réel qui nous saisit. Voilà justement ce qu’on peut appeler la révélation : ce saisissement qui nous transporte au-delà de tout. Cela n’est encore qu’un piètre essai d’interprétation non supranaturaliste de la révélation qui, précisément en tant que non supranaturaliste pourrait être accepté par Siegwalt.
L’autre difficulté contenue dans le passage cité est le refus de l’exclusivisme chrétien accompagné de l’affirmation de l’exclusivisme du Christ. On pourrait aussi bien dire : le refus de l’absolutisation du christianisme accompagné de l’affirmation de l’absoluité du Christ. Il est bien évident que le point de départ d’un dialogue interreligieux ne peut pas être le principe de l’absoluité du christianisme. Mais à mon avis, ce ne peut pas être non plus la thèse de l’absoluité du Christ. La question se pose alors : le christianisme tient-il, est-il encore un christianisme si on fait abstraction de l’absoluité du Christ ?
La question n’est pas d’aujourd’hui. Qu’on se rappelle seulement l’article d’André Gounelle « Le Christ sans absolu[2] ». La question, telle qu’articulée par Troeltsch, est celle de la transcendance de Dieu unie à sa présence dans le créé. Si la transcendance divine n’est pas conçue alors de façon supranaturaliste, sa présence dans le créé ne peut elle-même revêtir un caractère absolutiste, exclusiviste. La présence divine peut être partout réalisée de façon plus ou moins évidente. C’est là le fait de la révélation divine.
Bien concrètement, la question qui nous occupe pourrait s’énoncer comme suit. Dans le contexte du dialogue islamo-chrétien, par exemple, ne pourrait-on pas dire que Mohammed le Prophète est à l’islam ce que Jésus le Christ est au christianisme ? Cela signifie que le prophète de l’islam (et la tradition qui en découle) est source de sens pour la vie du musulman comme l’est le Christ (et la tradition venant de lui) pour celle du chrétien. Si cela n’est pas admis, aucun véritable dialogue islamo-chrétien n’est possible. On pourra bien cultiver des relations pacifiques pour éviter de s’entretuer, mais on ne pourra pas échanger sur le plan religieux.
Il y a aussi un autre point sur lequel un déficit christologique se fait sentir dans le cheminement de Siegwalt. Il recommande, bien justement, de saisir chaque religion de l’intérieur, à partir de son centre (p. 188). Ce qui laisse entendre que c’est par son noyau intérieur que se distingue essentiellement chaque religion, plutôt que par ses caractéristiques extérieures. Ce qui laisse entendre aussi qu’une religion est d’abord une expérience spirituelle, plutôt qu’un corps de doctrines et de pratiques rituelles. À partir de là, un dialogue interreligieux devient possible, car l’expérience de base est ouverte à l’autre (p. 189). Elle dépasse les limites de chaque religion (p. 190).
Concernant cette expérience spirituelle de base, ce caractère vital des religions, une question s’est présentée à moi de façon inattendue, quand Siegwalt parle de son expérience de la méditation zen venant du bouddhisme, qui lui a permis de partager l’expérience spirituelle propre au bouddhisme (p. 187-188). Tout ce qu’il en dit est bien pertinent. Ce qui m’étonne cependant, c’est qu’en tout cela il ne soit nullement question du Bouddha.
Sans doute, l’expérience spirituelle décrite ici est-elle bien authentique, mais quel est son rapport avec la personne même de Gautama le Bouddha ? Si ce rapport n’est pas attesté, serions-nous en présence d’un bouddhisme sans Bouddha ? La question n’est pas impertinente. Car il a déjà été question, par le passé, d’un christianisme sans Christ (Jésus), et par conséquent d’un christianisme sans religion, soit un christianisme réduit à sa seule substance spirituelle, sans attache historique particulière.
Je laisse ouvertes ces questions, et je laisse au lecteur, à la lectrice, le soin de lire les magnifiques pages de la Conclusion (p. 199-205). Siegwalt y résume son propos en disant que la théologie a toujours été pour lui, non seulement un métier, une profession, mais une vocation à laquelle il a voulu répondre, et une mission qu’il s’est efforcé d’accomplir.