Corps de l’article

On n’choisit jamais de vieillir

On voudrait rêver un peu plus

La vie n’est pas faite pour mourir

On meurt souvent, bien entendu

Car la vie est si fragile, est si fragile, est si fragile, est si fragile…

 

Si fragile, Luc De Larochellière

I. Un contexte

Avec l’onde de choc provoquée par la pandémie de Covid-19 en 2020, l’humanité a durement expérimenté, autant sur le plan individuel que collectif, ce que signifie la « fragilité ». La Société canadienne de théologie (SCT) et l’Association catholique d’études bibliques au Canada (ACÉBAC) avaient déjà prévu de s’intéresser à cette thématique pour leur congrès annuel, avant que n’advienne l’imprévisible. Personne n’aurait imaginé avoir choisi un sujet aussi prophétique qu’exigeant. Au coeur de ce kairos qui a permis une prise de conscience mondiale de la fragilité de notre monde, des vulnérabilités laissées dans l’ombre ont refait surface : vulnérabilité de tout un chacun, susceptible de contracter la maladie, vulnérabilité des institutions médicales, scolaires, politiques et religieuses. Cette expérience de pandémie pousse à repenser la fragilité, et même à la voir comme un kairos, un moment propice pour faire théologie et exégèse autrement, avec une attention accrue à la fragilité constitutive de la vie humaine, mais aussi celle de l’environnement et des liens sociaux[1].

D’emblée, des distinctions s’imposent : les termes « fragilité », « vulnérabilité », ou « faiblesse » ne sont pas synonymes. La vulnérabilité renvoie à une caractéristique ontologique de l’humain en même temps qu’il existe aussi des vulnérabilités circonstancielles ou contextuelles : elle consiste en cette capacité à se laisser toucher, atteindre par ce qui est hors de soi. Or, puisque les échanges avec le monde extérieur sont essentiels à toute vie, une certaine perméabilité à notre environnement se comprend comme constituant de notre humanité. Et cette perméabilité comporte des risques. La fragilité quant à elle renvoie précisément au risque d’être cassé, brisé. « La fragilité humaine peut être pensée comme une ligne de faille, une potentielle cassure non encore actualisée[2]. » La fragilité se ressent plus fondamentalement comme une « violence » imposée, à la fois dans la crainte, dans l’expérience et dans la trace que laisse la fracture qui menace.

La tradition judéo-chrétienne comporte plusieurs textes fondateurs qui invitent à la réflexion au sujet de la fragilité. Le grand Moïse naît dans un contexte d’oppression violente et risque la mort ; la vie de Job est littéralement « brisée » de maladie, de deuils et de souffrance ; les prophètes témoignent des « blessures » incessantes subies par le peuple de Dieu, par sa « bien-aimée ». De leur côté, les Évangiles racontent non seulement comment Jésus de Nazareth accorde une place importante à sa vulnérabilité, mais aussi (et peut-être surtout) quelle attitude il adopte face à la fragilité qu’il rencontre. Les récits décrivent son contact avec des personnes handicapées ou malades, des exclus et des marginaux. Il « ne brise pas le roseau froissé, n’éteint pas la mèche qui fume » (Mt 12,20), mais il n’hésite pas non plus à maudire le figuier sans fruits (Mc 11,14). Lui-même meurt de mort violente. Notre fragilité rencontre la fragilité divine. Sur la croix, Jésus crie son abandon ; il rend son souffle et passe par l’expression ultime de la fragilité : la mort. La fragilité appelle une guérison, une restauration. Elle appelle un salut.

La tradition chrétienne ne saurait nier la complexité de ce qu’implique et engage la fragilité humaine. Elle invite à redécouvrir et à repenser nos fragilités. Ni la souffrance ni la fragilité n’apportent le salut. Ce sont des espaces de mort. Mais le mystère chrétien n’en finit jamais de nous bousculer et de nous provoquer : c’est justement au coeur de cette mort que s’ouvre un espace de salut. Seuls les malades peuvent guérir. Seuls les morts peuvent ressusciter. Paul le dit bien en affirmant : « C’est quand je suis faible que je suis fort » (2 Co 12,10).

II. Un dossier

La thématique de la fragilité demeure trop importante et trop riche pour oser prétendre à l’exhaustivité. Outre le fait que le dossier présenté ici permet un chassé-croisé entre la théologie et l’exégèse biblique, les auteurs de ce dossier se sont intéressés à la dimension « limitative » de la fragilité : à la fragilité comme ce qui instaure des limites ou au contraire qui en résulte.

Après avoir défini la fragilité et les termes apparentés, Louis Perron s’attarde à la fragilité ontologique de l’existence. S’appuyant sur les travaux de Jean Ladrière, il s’intéresse à la fragilité, selon une perspective théologique, comme à cette réalité selon laquelle « l’advenir de l’existence est habité par la possibilité contraire de son non-advenir ». Dans le christianisme, le fondement qui permet à l’existant fini d’advenir prend sa source dans la force créatrice plutôt qu’en lui-même. Paradoxalement, poursuit l’auteur, c’est justement parce que le « donateur d’être » s’efface que l’émergence du sujet devient possible, à partir du lieu du « retrait » de l’autre qui rend disponible cet espace d’accomplissement. C’est du lieu de la béance qu’un advenir est envisageable.

En contraste, Rodolfo Felices Luna et Louis Vaillancourt s’intéressent à l’impact de la fragilisation du monde sur l’exégèse et la théologie. Alors que le portrait de la situation écologique, économique et civilisationnelle mondiale laisse entrevoir un « effondrement global », c’est « l’avenir » même du monde qui est fragilisé : non seulement la capacité à imaginer ce qui n’est pas encore, mais aussi le potentiel d’actualisation de ce qui pourrait être. L’avenir envisagé selon les styles de vie fondés sur la consommation n’est plus seulement remis en question : la situation est devenue telle que la fragilité du monde est devenue apparente. Les signes annonciateurs de son point de rupture, de sa ligne de fracture, sont déjà visibles et alarmants. C’est pourquoi les auteurs suggèrent que l’exégèse biblique autant que la théologie contemporaine ne peuvent produire de discours significatifs que si théologiens et exégètes assument leurs postures situationnelles, méthodologiques et croyantes. Ils doivent résolument tenir compte des contextes à l’intérieur desquels une interprétation du monde est possible afin que la promesse d’avenir et de salut qui est faite au monde puisse apparaître et être entendue.

Anne-Marie Chapleau associe fragilité et limites humaines. Une analyse sémiotique de la posture « fragile » de Paul, spécialement en Ph 3,4 lui fait mettre en relief les structures binaires ou ternaires des relations exposées dans des extraits du corpus paulinien, sur fond d’anthropologie biblique, et donc en parallèle avec les récits de création de Gn 2 et Gn 3. La relation binaire décrit un rapport de sujet à objet (matériel ou immatériel). La structure ternaire introduit un intermédiaire, une médiation, et tout particulièrement une médiation langagière, entre l’énonciateur et l’énonciataire (celui ou celle qui reçoit la parole exprimée). Alors que l’objet convoité peut offrir l’illusion de fonder l’existence humaine et de combler le vide laissé par la limite ou la fragilité, la relation ternaire proposée par Paul situe la médiation « en Christ ». C’est le Christ qui agit comme médiateur et provoque un revirement des structures identitaires, en sorte que la fragilité prend la forme de cet espace d’ouverture où la relation est possible.

Alors que les communautés nouvelles cherchaient à annoncer une espérance renouvelée dans l’Église catholique et dans le monde, voici que des crises qu’elles traversent les fragilisent profondément ; d’une fragilité qu’elles n’avaient pas anticipée. Rick van Lier propose une lecture critique mais sans jugement des « lieux » de fragilité inscrits dans certaines dynamiques et pratiques communautaires, dans les relations à l’autorité ou dans les relations au monde extérieur. La fragilité prend ici des formes bien concrètes qui n’ont rien d’exclusifs à ces communautés.

Enfin, Jean-François Roussel propose une réflexion qui se démarque des autres contributions par son caractère personnel et engageant. Il explore les dimensions sociales ignorées, voire occultées, des différences cranio-faciales, une condition génétique parfois très visible, jusqu’à être troublante dans la différence qu’elle projette, en même temps que collectivement rendue invisible. L’auteur s’interroge sur les particularités du « handicap d’apparence » et s’intéresse à « ses dimensions sociales, culturelles, économiques et politiques[3] ». Est-ce que différence signifie nécessairement incapacité ? Quel espace social et symbolique est réservé aux personnes vivant avec ces différences ? L’anomalie cranio-faciale déstabilise certains schèmes qui orientent nos visions du monde et engage un rapport profondément différent à la réalité et au sens de la vie. Quelle action possible, quelle théologie et quelle spiritualité, quand la fragilité se voit reléguée derrière le voile de l’invisible ?

Luc De Larochellière le chante avec émotions. La vie est si fragile. Et pourtant… Si le face à face est inéluctable, la fragilité ne détient pas pour autant le dernier mot, comme le montrent les auteurs de ce numéro.