De par ses nombreuses ruptures, la lecture du livre de Jérémie est une expérience déconcertante. Et si les discordances de ce texte biblique n’étaient pas vues comme des obstacles, mais des lieux d’une potentielle fécondité ? Dans cette reprise de sa thèse doctorale dirigée par Elena Di Pede et Christoph Theobald, Erwan Chauty propose une étude synchronique qui ose penser Jr comme un récit global. Après une introduction qui explique les choix de l’auteur, le livre s’articule en trois grandes sections. La première élabore une théorie narrative innovante, la deuxième analyse quelques personnages secondaires (Eved-Mélek, Baruch, Guedalias et Sédécias) et la troisième propose une réflexion théologique à partir de ce qui a été préalablement abordé. L’élément particulièrement important de cette contribution se retrouve dans le développement d’une théorie narrative en dialogue avec la narratologie postclassique. Une grande part de l’exégèse narrative s’inspire de la narratologie classique en appliquant les manuels développés à la fin des années 1990. Chauty ne se contente pas de répéter les travaux des premiers narratologues bibliques puisqu’il regarde du côté des développements plus récents en narratologie. Des auteurs issus du monde littéraire comme Sylvie Patron, S.-Y. Kuroda et A. Banfield lui permettent de quitter un modèle communicationnel pour adopter une théorie poétique de la narration qui, par exemple, remet en cause la catégorie de « narrateur ». Ainsi, Jérémie est présenté comme un récit sans narrateur dans lequel « pour le lecteur se forment des représentations d’actions, sans que se manifeste le point de vue d’un personnage extérieur au récit qui, comme “narrateur”, indiquerait une présence à ce qui est représenté » (p. 347). Il utilise aussi l’effet de distanciation (Verfremdungseffekt) de Bertolt Brecht pour décrire l’étrangeté vécue dans l’expérience de la lecture et pour souligner comment un texte peut simultanément construire et déconstruire l’illusion référentielle. Chauty affirme avec justesse que les études bibliques narratives ont été modelées par une précompréhension du récit provenant des romans du xixe siècle. Le passage par l’analyse d’œuvres du xxe siècle déstabilise une compréhension du récit et de la narrativité qui nous semble aller de soi, mais qui est une construction culturelle qui ne permet pas d’apprécier à sa juste mesure une œuvre déroutante comme le livre de Jérémie. L’intuition géniale de Chauty est de suspendre cette précompréhension classique de la narrativité pour voir comment ce texte biblique manifeste des structures narratives. À la suite de Kawashima, par une attention à la syntaxe hébraïque, il distingue les structures de discours (oracles) et d’actions narratives qui forment ensemble le récit de Jr. La partie principale du livre traite de l’analyse de personnages secondaires en Jr. Au lieu de s’en tenir à la caractérisation de ceux-ci par le showing et telling de la narratologie classique, Chauty s’intéresse à la catégorie d’effet-personnage sur le lecteur, c’est-à-dire les éléments qui manifestent la limitation de ce personnage, qui appellent le lecteur à chercher dans le texte qui précède pour combler les blancs. De manière analogue à la gezerah shavah de l’exégèse rabbinique, Chauty repère les reprises de vocabulaire pour associer une scène narrative avec des oracles qui précèdent les actions racontées. L’idée n’est bien entendu pas de trouver quelle était l’intention de l’auteur, mais quel est l’effet du texte sur le lecteur. Les énigmes au sujet de personnage invitent le lecteur à une coopération active. Les effets des personnages sur le lecteur sont présentés en trois catégories : la délimitation (la présence et l’absence de personnages permettent une délimitation d’une unité narrative), l’association (les liens entre narration et oracles) et la construction d’énigmes (le phénomène d’attachement du lecteur et de son …
Erwan Chauty, Qui aura sa vie comme butin ? Échos narratifs et révélation dans la lecture des oracles personnels de Jérémie. Berlin, Boston, Walter de Gruyter GmbH (coll. « Beihefte zur Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft », 519), 2020, xiv-404 p.[Notice]
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Sébastien Doane
Université Laval, Québec