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Exegesis and History of Reception consiste en un plaidoyer pour une réactualisation herméneutique des interprétations prémodernes des textes bibliques, ainsi que leur intégration au sein des méthodes exégétiques modernes. L’auteur, Régis Burnet, est historien du christianisme et enseigne le Nouveau Testament à l’Université catholique de Louvain. Burnet déplore le schisme entre les interprétations prémodernes des Pères de l’Église et la pratique exégétique actuelle : il invite les exégètes contemporains à redécouvrir la richesse des interprétations des lecteurs du passé, comme saint Augustin, et à en tenir davantage compte dans leurs travaux. L’ouvrage est original dans la mesure où il illustre avec plusieurs analyses de cas comment les interprétations prémodernes des textes du Nouveau Testament peuvent être réactualisées. L’auteur s’appuie sur la notion de Wirkungsgeschichte du philosophe allemand Hans-Georg Gadamer (1900-2002). Le sens de cette notion chez Gadamer est particulier : la Wirkungsgeschichte, le travail de l’histoire, est une condition de possibilité de l’apparition du sens.
Les trois premiers chapitres du livre expliquent pourquoi il y a eu une rupture dans la tradition (« the Postmodern Turn », écrit Burnet) et pourquoi cette idée de lire les textes bibliques en tenant compte des interprétations prémodernes semble inappropriée pour des exégètes postmodernistes comme Elisabeth Schlüsser Fiorenza ou George Aichele. L’auteur montre que la prétention à la tabula rasa en exégèse, cette croyance qu’on peut mieux comprendre les textes en mettant complètement de côté les interprétations du passé, est totalement illusoire : pour un chercheur contemporain, refuser de citer un auteur du xixe siècle est absurde, puisque des idées qui influencent son travail ont été développées dans les siècles passés. De même, prétendre que l’exégèse ne commence qu’avec Baur, Schweitzer, Bultmann ou Robert Alter est un non-sens. Le chapitre 3, intitulé « What Does “Reading with Tradition” Mean ? », explique qu’il faut renouer avec la proposition de Hans-Georg Gadamer d’une herméneutique enracinée dans l’histoire.
On reconnaît l’arbre à ses fruits : les chapitres 4 à 7 consistent en une série d’analyses de cas d’exégèses bibliques qui démontrent la fécondité d’une herméneutique fondée sur la Wirkungsgeschichte gadamérienne. L’auteur commence par un chapitre directement inspiré de Gadamer sur la question des préconceptions. Les deux chapitres suivants illustrent la complémentarité des interprétations traditionnelles avec, d’une part, les interprétations historico-critiques modernes et, d’autre part, l’analyse littéraire. Le cas de Barabbas, analysé par Burnet, est un intéressant exemple. Pendant des siècles, Barabbas était pour les théologiens un personnage plat, une personnification du mal mise en contraste avec le Christ. Au xixe siècle, la figure de ce Barabbas se complexifie considérablement sous la plume d’écrivains comme Victor Hugo et devient un personnage plein de doutes, voire de remords. Cette vision nouvelle de Barabbas, note Burnet, précède et détermine celle des biblistes. En effet, les exégètes contemporains cherchent à démontrer si Barabbas était membre du mouvement zélote ou impliqué dans une intrigue politique avec Jésus de Nazareth. Les conséquences sur l’exégèse de l’évolution historique de la figure de Barabbas sont pour Burnet un exemple qui montre que les exégètes sont bel et bien les fils de leur époque et qu’ils ne peuvent prétendre à l’objectivité. Cette conclusion n’est certes pas très originale, mais son illustration par un exemple comme celui de Barabbas est éclairante.
L’auteur tient particulièrement à rappeler que les méthodes littéraires sont le produit d’une époque particulière et qu’il est pour le moins imprudent d’appliquer leurs concepts âgés de deux ou trois cents ans à des textes vieux de deux mille ans. La philologie, en effet, découle de prémisses historiques qui ne peuvent être valables pour toutes les époques. Cela dit, Burnet donne un peu l’impression d’oublier que la plupart des exégètes sont tout à fait conscients que leurs recherches sont historiquement situées.
Une proposition intéressante de cet ouvrage est l’idée que lire les textes en ayant conscience de leur historicité et de l’historicité de leurs interprétations n’est pas retourner dans le passé ou s’accrocher à la chimère d’une vérité immuable ou d’un sens absolu donné par l’auteur, mais plutôt de trouver dans les textes anciens des réponses inattendues aux besoins urgents du présent. Cette proposition n’est cependant pas absolument originale — et l’auteur ne prétend pas le contraire —, car c’est une idée de Vérité et méthode que Gadamer a empruntée à l’herméneutique de la facticité (Hermeneutik der Faktizität) de Martin Heidegger[1].
Autre bémol, le terme Wirkungsgeschichte serait mieux traduit en anglais par « work of history » ou en français par « travail de l’histoire[2] » que par « history of reception » ou « histoire de la réception » (p. 67), car comme l’auteur le mentionne lui-même, il ne s’agit pas, pour avoir conscience de la Wirkungsgeschichte, de reconstruire l’histoire des interprétations d’un texte, il s’agit plutôt d’avoir conscience que l’histoire est le « sujet transcendantal » qui rend possible la connaissance des textes anciens.
En définitive, l’exégèse a opéré une rupture avec les interprétations prémodernes qui pourrait être revisitée. L’étude de Burnet est un apport intéressant pour l’histoire de l’interprétation biblique.