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Les tragédies grecques sont liées à une pluralité de régimes de vérité. Elles ont connu leur apogée au ve siècle avant notre ère, au moment précis où les mythes et les dieux font encore partie d’un sens partagé qui fait autorité, mais où ces derniers sont de plus en plus analysés par l’œil du citoyen, c’est-à-dire, par une personne qui considère la cité démocratique, ses lois et ses institutions comme relevant de la volonté humaine[1]. Selon les deux spécialistes de la Grèce ancienne, Pierre Vidal-Naquet et Jean-Pierre Vernant, la tragédie rend intelligibles la condition humaine, la vie en société, la justice et les limites du pouvoir. Elle le fait de manière sensible, contextuelle, en représentant des situations particulières. La tragédie grecque révèle un héros qui agit, mais qui en pâtit, un héros volontaire et, en même temps, soumis à une nécessité extérieure. Ni pure activité, ni pure passivité, ni un « soi » autonome, ni un « soi » manquant, la tragédie grecque interroge la condition humaine dans ses rapports avec le monde, dans ses limites, dans sa finitude, mais aussi dans ses visées, dans ses actions, dans ses paroles[2]. Ainsi, la tragédie ne permet pas en fin de compte une hiérarchie nette de valeurs ou de principes — ces derniers étant plutôt confrontés les uns aux autres et demeurant ambigus et toujours circonstanciés. Elle laisse donc intacte l’interrogation.

Parmi les pièces tragiques, Antigone est l’une de celles qui a suscité le plus de questionnement et son héroïne est probablement le personnage féminin le plus commenté de l’histoire de la philosophie politique. Or, entre les analyses de Georg Wilhelm Friedrich Hegel en passant par celles de Friedrich Nietzsche, Jean Anouilh, Bertolt Brecht, George Steiner, Jacques Lacan, Martha Nussbaum, Paul Ricoeur et, plus récemment, Judith Butler, on pourrait croire que tout a été dit sur la fameuse sacrifiée[3]. Dans cet article, je propose d’approfondir l’interprétation de Simone Weil[4] qui, malgré son décès prématuré à l’âge de 34 ans, a longuement réfléchi sur les significations des gestes posés par Antigone. J’aimerais montrer qu’en déplaçant les balises classiques par lesquelles la pièce est habituellement interprétée, la lecture weilienne ouvre des perspectives nouvelles non seulement sur la pièce en elle-même, mais également sur l’appréciation de certaines émotions, plus précisément sur la question de l’amour. Il s’agira non seulement d’apprécier la nouveauté de l’interprétation weilienne, mais, au-delà de la philologie, d’analyser le type d’amour qui s’en dégage. Weil part de son analyse d’Antigone afin de poser les bases d’une forme d’amour sans possession ni retour vers soi. Ce type d’amour est non seulement extrêmement difficile et exigeant, mais il est également peu illustré dans les œuvres d’art ni reconnu dans la vie en général. Cela pourrait d’ailleurs expliquer en partie pourquoi la plupart des philosophes et commentateurs ont vu en Antigone la marque d’une démesure (irrationnelle, pré-politique, familiale, etc.) alors que, selon Weil, le personnage d’Antigone incarne la mesure d’un amour très rare puisque sans attachement, ni à soi ni aux autres.

De fait, cette lecture est novatrice puisqu’elle propose avant son temps une vision non binaire et moins genrée d’Antigone, tout comme elle met en lumière les effets du pouvoir sur le genre et le corps. Comme l’avance Andrea Sartori, la pièce illustre la mécanique de l’exclusion : « Femininity, kinship and body are equally repressed by patriarchal politics, by the law of men, in the sense that for all of them — femininity, kinship and body, at least in Antigone — political significance is ultimately denied[5] ». Loin d’être considérée par Weil comme une jeune fille excessive et irrationnelle, Antigone est qualifiée d’héroïne courageuse et capable, grâce à une forme très spéciale, rare et exigeante d’amour, de percevoir au-delà d’elle-même.

Je propose de faire une analyse comparative afin d’examiner la manière dont Martha Nussbaum interprète l’attitude d’Antigone, dans son livre La fragilité du bien. Fortune et éthique dans la tragédie et la philosophie grecques (1986 ; 2001), avec ce qu’en dit Weil. En effet, à l’instar de Weil, Nussbaum se penche sur les types d’amour incarnés par les personnages et prend position sur leur portée éthique. Si les deux autrices se rejoignent en ce qu’elles considèrent la littérature et les émotions véhiculées comme des guides permettant la connaissance et l’agir éthique, elles défendent cependant une conception très différente d’Antigone. Pour le dire rapidement, Nussbaum considère qu’Antigone, à l’instar de Créon, est dans la démesure et que ses émotions sont fermées sur elles-mêmes. Weil, au contraire, voit chez Antigone la personnification d’une forme d’amour exigeante et puissante que je proposerai d’associer à son concept d’« impersonnel ». Les autrices se distinguent également quant à leur appréciation de l’amour. Alors que Nussbaum défend une vision émotive et presque romantique de l’amour, Weil évoque une forme d’amour qui ne s’ancre pas principalement dans l’émotion. Plutôt, ce type d’amour décentre de soi-même et a un effet extatique : il sort l’individu de lui-même. Je conclurai en soulignant l’importance, tant au niveau éthique que politique, d’élargir nos conceptions de l’amour à cette forme impersonnelle et post-individuelle. En effet, nombreux sont celles et ceux qui œuvrent à aimer impersonnellement, mais qui, étant hors cadrage des normes de ce qui constitue une forme rationnellement reconnaissable d’amour, sont invisibles et inaudibles ou au contraire, à la manière d’Antigone, sont trop visibles et trop bruyants. Dans les deux cas, ces gestes sont mal perçus et mal compris.

I. Créon et Antigone, deux mal-aimants ? Martha Nussbaum sur l’amour

Avant d’entrer plus en profondeur dans l’analyse de Nussbaum, rappelons brièvement la trame de la pièce. Née d’une union incestueuse entre œdipe et Jocaste, Antigone voit ses frères s’entre-tuer après la mort de ses parents lors de la guerre des Sept Chefs contre Thèbes. Le décret de son oncle Créon, nouveau roi de Thèbes, interdit l’enterrement de son frère Polynice, alors que l’autre, Étéocle, reçoit les honneurs funéraires. Antigone brave l’interdiction et décide d’enterrer son frère. À cause de cela et malgré l’intervention de sa sœur Ismène en sa faveur, ainsi que celle d’Hémon, son fiancé et le fils de Créon, Antigone est mise à mort. Sa disparition est suivie du double suicide de son amoureux et d’Eurydice, la mère de ce dernier. Créon constate alors l’étendue de ses erreurs, que soulignent les dernières paroles du Coryphée : « Les orgueilleux voient leurs grands mots payés par les grands coups du sort, et ce n’est qu’avec les années qu’ils apprennent à être sages[6] ».

La plupart des interprètes de la pièce de Sophocle s’entendent pour trouver Créon coupable de démesure. Cela dit, au moins depuis la magistrale interprétation de Hegel qui ouvre et teint l’ensemble des autres commentaires de l’époque moderne, Antigone se voit, elle aussi, qualifiée par l’excès. La mise en opposition des deux personnages a été traitée la plupart du temps de façon binaire[7]. Ainsi, la dialectique mise en scène dans la tragédie révélerait deux différentes manières de vivre, jusqu’à ses ultimes contradictions, une des oppositions formant le conflit. Si cette dichotomie plus ou moins symétrique peut être articulée de plusieurs manières, par exemple humains/dieux, hommes/femmes, raison/émotion, cité/famille, elle demeure toutefois appréciée en posant les deux éléments en conflit dans une possible équivalence de légitimité. La particularité propre à chacun des antagonistes n’apparaît pas suffisante pour saisir l’ensemble du conflit en jeu, ces derniers demeurent respectivement ancrés dans une vision partielle et étroite du monde[8].

Je propose que l’on s’arrête un moment sur l’interprétation que fait Nussbaum de la pièce, car elle est l’une des premières femmes à analyser systématiquement la tragédie depuis l’angle de la vulnérabilité, de la fragilité et des émotions[9]. Ces éléments, on le verra, sont également centraux dans l’étude weilienne.

Selon Nussbaum, c’est parce que Créon et Antigone ont tous les deux tort, bien qu’à des degrés variables, que les lecteurs et lectrices de la tragédie apprennent l’importance de la raison pratique et saisissent le rôle de la délibération. Antigone serait une des tragédies qui illustrent le mieux l’importance de la sagesse pratique (to phronein)[10]. Celle-ci consiste en la capacité d’évaluer à nouveaux frais ses propres prétentions selon l’expérience et les informations tirées de la réalité concrète. Cette forme de sagesse est donc moins astreinte à une idée fixe ou à une position essentielle, elle est « plus fuyante[11] ». En suivant les personnages dans leurs positions radicales, les lecteurs découvrent par un effet cathartique à quel point les protagonistes ont manqué d’ouverture et de flexibilité. Dans les deux cas, il s’agissait de défendre des positions fermées sur elles-mêmes ; s’ils avaient su assouplir leur conception du bien afin de prendre en compte davantage d’éléments, le conflit aurait pu se clore autrement que par la mort et le deuil.

Le problème relève donc d’une certitude exclusive dans la prétention à savoir et à détenir le bien. Par exemple, nous dit Nussbaum, Créon croit cerner la sagesse pratique alors qu’il la réduit à la dévotion pour la cité. Un esprit sain et rationnel, pour lui, est synonyme d’attachement aux devoirs civiques. La manière dont il articule la responsabilité pour la cité en fait un absolu, car en aucun cas ce bien n’est mis en relation avec d’autres biens potentiels. C’est en ce sens que la famille n’est pas un bien en soi, mais uniquement du point de vue de la cité. Créon considère que n’importe quel homme raisonnable verra en Antigone et en toute femme non patriotique une « mauvaise » femme[12]. Créon voit les autres uniquement depuis la perspective de la cité. Les femmes, par exemple, ne servent qu’à produire des héritiers légitimes ; elles veillent à la perpétuation de la cité en engendrant de jeunes garçons, mais elles n’ont pas de décision à prendre pour la cité. Leurs ventres servent, et d’autant mieux que si leurs voix restent muettes. Partant d’un refus de toute forme d’opposition, Créon vit mal la révolte d’Antigone ; cette femme sans enfant ne connaît pas sa vraie place[13]. Créon modèle une conception du bien civique dans un tout englobant l’ensemble des autres biens, tout en filtrant et niant les biens qui pourraient s’opposer à sa vision. Sa posture à la fois binaire, absolue et réconfortante évacue en lui les doutes alors que, rappelons-le, il s’agit de la mise à mort de membres de sa propre famille. Comme le mentionne Nussbaum :

Le public devait s’attendre, donc, à trouver dans Créon une tension extrêmement douloureuse entre ces deux rôles [familial et civique] et les devoirs qu’ils impliquent. Or, à sa grande surprise, ce qu’il voit, c’est une absence totale de tension et de conflit, renforcée par une « saine » remise en cause des évaluations[.] Nous ne sommes donc pas surpris de découvrir que Créon a une idée également restreinte de la justice. Aucune revendication n’est considérée comme étant juste à moins d’être en faveur de la cité, et aucun agent n’est considéré comme juste sauf s’il est mis à son service[14].

Ainsi Nussbaum dénonce avec insistance l’attitude de Créon, qu’elle considère comme excessive et malsaine. Elle montre bien que la conception restreinte qu’a Créon de la cité est mortifère, tout comme elle souligne la tendance de Créon à confondre le pouvoir avec sa propre personne. Dans la même optique que celle ouverte par Hegel, Nussbaum est également critique d’Antigone, qu’elle accuse d’excès et d’inflexibilité. La jeune fille agirait « exclusivement en fonction des relations familiales[15] ». Tout en restant prudente sur sa filiation avec Hegel[16], Nussbaum affirme que l’assimilation hégélienne entre les deux protagonistes est correcte[17]. Elle mentionne cependant que, contrairement à Hegel qui les traite également, elle considère Antigone comme un personnage plus sympathique que ne l’est Créon. Cela dit, poursuit Nussbaum, même si la fragilité d’Antigone invite à davantage d’empathie, la jeune fille reste, à l’instar de son oncle, enfermée dans une conception étroite et particulière du bien, qu’elle réduit à la famille. La philosophe rejoint ici les propos d’Adriana Cavarero qui considère la jeune fille comme apolitique, voire antipolitique. Le personnage, écrit Cavarero, « is completely antipolitical, she fulfills a double function as a radical otherness in relation to both contemporary democratic Athens and the tyrannical polis[18] ». Si l’altérité représentée par Antigone est appréciée par Cavarero comme antipolitique, nous verrons qu’elle a des effets très politiques selon Weil et qu’elle contribue parfois, dans certains contextes précis, à transformer et à renverser les rapports de pouvoir.

Or, pour Nussbaum, l’obstination d’Antigone à suivre les « lois non écrites » ne remplit pas une fonction positive, mais révèle, au contraire, un entêtement prépolitique qui nuit à l’apprentissage de la délibération. Selon Nussbaum, si on adhère au discours d’Antigone, il est difficile de comprendre que la cité a été en danger : son frère est au centre de ses dévouements, tandis que la cité ne semble pas la préoccuper. Nussbaum souligne également, avec justesse, l’étrange posture d’Antigone. Car si elle se sacrifie pour son frère, elle n’est pas des plus tendres à l’endroit de sa sœur et ne semble guère se soucier de son amant Hémon[19]. Bref, Antigone est dans la démesure, elle nie un ensemble de réalités en s’enfermant dans son propre schéma du bien : « Il me semble qu’Antigone, comme Créon, s’est embarquée dans une simplification impitoyable du monde des valeurs[20] ». Bien entendu, il s’agit d’une forme de démesure moins meurtrière que celle de Créon. La vulnérabilité d’Antigone la rend plus admirable que peut l’être la volonté de pouvoir de Créon ; mais dans les deux cas, nous avons affaire à des émotions excessives qui enferment les protagonistes en eux-mêmes et les coupent des autres. La philosophe va plus loin : non seulement ces personnages sont portés par des émotions non relationnelles, mais ils ne font aucunement preuve d’amour dans la pièce : « Il en résulte alors que ni Créon ni Antigone ne sont des êtres passionnés ou épris d’amour au sens usuel de ces termes. Nul parmi les dieux, nul parmi les hommes, ne peut échapper au pouvoir d’eros nous dit le Chœur (787-90), mais ces deux êtres étrangement inhumains, eux, y parviennent manifestement[21]. »

Si on suit le raisonnement de Nussbaum, bien qu’elle dise préférer la profondeur éthique d’Antigone, Créon serait peut-être plus aimant et humain que sa nièce. Contrairement à Antigone qui meurt sans renoncer à son dessein, Créon se rétracte et sort de son enfermement. À la mort de son fils, Créon concède l’importance des liens filiaux et la particularité de l’amour qu’il éprouve pour son fils. Comme le mentionne Nussbaum : « L’amour de Créon pour son fils mort, un amour qui ne peut plus faire l’objet d’une dénégation ni s’accommoder du cadre de la théorie du bien civique, le force à rejeter cette théorie[22] ». Ainsi, selon la manière dont Nussbaum conçoit l’amour, Créon aurait certes aimé trop tard, mais il aurait tout de même fini par reconnaître l’importance de cet amour, alors que rien ne laisse entendre qu’il en est de même pour Antigone. Pour Nussbaum, la réplique très fameuse de l’héroïne — « Je ne suis pas de ceux qui haïssent, mais je suis née pour aimer[23] » — n’exprime pas véritablement l’amour au sens d’« un attachement à l’amour en général, mais une dévotion à la philia familiale[24] ». Or, la philia, poursuit-elle, n’intègre pas nécessairement des aspects affectifs ou sentimentaux, elle est d’abord véhiculée comme une forme d’obligation morale qui peut être réalisée en toute froideur. La jeune fille se conduirait en effet avec une froideur incompréhensible envers les autres : « La relation qu’elle entretient avec les autres dans le monde terrestre se caractérise par une froideur bizarre[25] ». Le lien que déploie Antigone avec ceux et celles qui l’entourent, notamment sa sœur, est « étrangement distant » et « impersonnel[26] ». La philosophe montre bien à quel point Ismène et Hémon sont des personnages plus émotifs que ne l’est Antigone.

De fait, Ismène tente de convaincre sa sœur d’abandonner son funeste projet. Elle la conjure de songer à chaque membre de leur famille, à leur fin terrible et rappelle en les énumérant toutes les souffrances particulières de chacun d’eux. Ismène souligne combien cette folle désobéissance n’enlève rien à l’amour qu’elle éprouve pour Antigone et réitère son attachement[27]. Pourtant, Antigone demeure imperturbable, elle est même dure[28]. À bout d’arguments et afin de protéger sa sœur, Ismène propose à Antigone de garder le secret et de ne révéler à personne qui est l’auteur de l’enterrement. Antigone explose et revendique son geste, son choix et sa posture. Elle tient à être connue et, à elle seule, subir les conséquences de sa décision. Nussbaum souligne que l’attitude révoltée et sacrificielle d’Antigone effraie Ismène. Selon ses mots : « Ismène est incapable de comprendre cette passion unilatérale et impersonnelle[29] ». Pourtant, si on considère que la perspective d’Antigone est étroite et simplifiée, il est étrange que sa démarche demeure obscure. Par exemple, les motivations de Créon sont faciles à cerner : il valorise la paix dans la cité ainsi que son règne, et la paix, pour lui, implique de bafouer la dépouille du frère considéré ennemi. Pourquoi, donc, Ismène ne saisirait-elle pas les buts d’Antigone si ces derniers s’inscrivent dans une perspective étroite et limitée ? En effet, on pourrait penser que des objectifs simplifiés demandent peu d’effort de compréhension. Or, Nussbaum nous dit plusieurs fois qu’Ismène serait incapable d’appréhender la passion « impersonnelle[30] » de sa sœur. Le terme d’impersonnel utilisé par Nussbaum est des plus pertinents pour nous puisqu’il s’agit d’un concept central à la pensée de Weil.

J’aimerais montrer, à partir de la lecture développée par Simone Weil, qu’Antigone n’est pas moins aimante que ne le sont Ismène et Hémon. Il s’agit d’une autre forme d’amour. La froideur d’Antigone semble agacer Nussbaum qui l’associe à un enfermement en soi, à une posture non relationnelle avec les autres. Nussbaum privilégie l’affect et l’émotif afin de poser son éthique. Antigone ne lui paraît pas suffisamment attachée à ses relations[31]. Or, c’est précisément d’une forme de détachement dont parle Weil lorsqu’elle aborde l’amour impersonnel. Le détachement ne doit pas être compris comme de l’indifférence envers les autres, mais une forme de distance à soi et aux autres. Pour Weil, la distance d’Antigone est consubstantielle à son amour pour les autres.

II. L’amour impersonnel d’Antigone, une vertu post-individuelle

L’année même où Weil traduit et interprète Antigone, en 1936, elle écrit dans son journal d’usine :

Effroi qui me saisit en constatant la dépendance où je me trouve à l’égard des circonstances extérieures : il suffirait qu’elles me contraignent un jour à un travail sans repos hebdomadaire — ce qui après tout est toujours possible — et je deviendrais une bête de somme, docile et résignée (au moins pour moi). […] La révolte est impossible, sauf par éclairs (je veux dire même à titre de sentiment). D’abord, contre quoi ? On est seul avec son travail, on ne pourrait se révolter que contre lui — or travailler avec irritation, ce serait mal travailler, donc crever de faim. […] On est comme les chevaux qui se blessent eux-mêmes dès qu’ils tirent sur le mors […]. On perd même conscience de cette situation, on la subit, c’est tout. Tout réveil de la pensée est alors douloureux[32].

Selon Weil, plutôt que de susciter la révolte, les conditions routinières, répétitives, humiliantes, isolatrices et épuisantes de l’usine tendent à créer l’apathie, la peur ou, encore, l’évasion par l’imagination chez les ouvriers et les ouvrières. Surtout, l’organisation de l’usine est faite de telle manière que l’activité de la pensée devient extrêmement douloureuse. On s’accroche à ce qui doit être fait en tentant de suivre le rythme imposé[33]. Si Weil constate des instants de solidarité entre les ouvriers, ces moments sont plutôt rares. Souvent, après des années de travail, l’usine a englobé la solidarité de l’ouvrier dans la logique de la cadence. Ainsi, les conditions impropres à la pensée induisent dans la perception de chacun une tendance à la compétition et à l’égoïsme, car la vie est trop dure pour ne pas penser d’abord à soi[34]. D’une certaine manière, les conditions extérieures formatent les travailleurs de manière à ce que leurs performances en usine dépendent de leur absence de pensée : « Sens profondément l’humiliation de ce vide imposé à la pensée. J’arrive enfin à aller un peu vite […], mais l’amertume au coeur[35] ».

On se demandera : mais qu’est-ce que l’usine a à voir avec Antigone ? Bien que la domination prenne des visages différents selon les contextes sociaux historiques, il y a chez Weil une pensée anhistorique des effets de la destruction de l’humain en chaque personne, car le « devenir chose » de l’humain n’a pas d’époque. C’est en ce sens qu’Antigone est une pièce qui, encore, parle particulièrement aux personnes qui souffrent. Les tragédies, ces histoires de « tous les temps[36] », illustrent des moments de recherche du Bien par l’intermédiaire de héros qui, depuis la lecture qu’en fait Weil, n’ont rien de la virilité aristocratique traditionnelle. Ils illustrent plutôt une posture possible pour tous.

Les thèmes de la domination, de la solitude et de l’amertume sont très présents dans l’analyse d’Antigone que propose Weil. Le personnage principal est isolé, en lutte contre le chef, la loi et l’État. Malgré les supplices, Antigone ne perd pas sa liberté. Cela ne veut pas dire qu’elle ne souffre pas. Parfois elle croit perdre courage, mais jamais elle n’est dégradée par le malheur. En fait, pour Weil, malgré l’horreur qui se joue dans Antigone, « ces drames, quoique douloureux, ne laissent-ils jamais une impression de tristesse ? On en garde plutôt une impression de sérénité[37] ». Peut-être est-ce pour transmettre aux travailleurs ce paradoxal double sentiment de douleur et de sérénité que Weil a traduit et publié Antigone dans la revue d’usine Entre-nous, chronique de Rosières. Ou peut-être est-ce pour combattre un élitisme culturel ambiant — Weil ayant souvent noté combien les vieux poèmes grecs n’étaient « plus guère lus que par des gens qui se spécialisent dans cette étude, et c’est bien dommage[38] ».

On peut déjà observer l’interprétation originale que propose Weil. Plutôt que de suivre la perspective ouverte par Hegel et que peaufine Nussbaum, laquelle tend à critiquer les deux camps en y voyant la même logique d’absolutisation des positions, Weil défend sans mesure Antigone[39]. Contrairement à Nussbaum, l’analyse de Weil ne met pas particulièrement l’accent sur le caractère inéluctable du conflit dans les choix éthiques, et le destin destructeur de la tragédie n’est pas lié aux faits que les deux personnages aient des positions unilatérales et soient fermés sur eux-mêmes. Ces éléments sont évidemment présents, mais ils se situent en arrière-fond d’un aspect plus central, soit l’amour atypique et révolutionnaire qui porte Antigone jusqu’au sacrifice d’elle-même[40]. Loin d’entériner la vision hégélienne d’Antigone qui est considérée comme un être vulnérable, prépolitique, dédié à l’oikos, prérationnel et typiquement féminin dans sa recherche d’amour plutôt que de justice, Weil voit en Antigone un pont qui brouille les frontières d’une lecture binaire du monde[41]. La jeune fille, pour Weil, embrasse sa condition et, par là, la dépasse. Ce faisant, Antigone se libère de ce qui donne crédit aux normes sociales, la rendant dans une certaine mesure moins vulnérable que Créon qui, lui, cherche à être reconnu. Sa personne et son prestige sont dépendants du regard des autres. Il est d’ailleurs étonnant de constater dans la pièce le nombre d’occurrences par lesquelles le Roi tente d’affirmer son autorité[42]. Or, une autorité bien confirmée et solide n’a pas besoin d’être constamment reconduite. Sous des airs de tyran confiant, Sophocle nous laisse voir ses pieds d’argile.

On retrouve dans Antigone, selon l’interprétation de Weil, deux types distincts de rapport à la souffrance. Le premier peut être compris comme une forme de consentement à la nécessité extérieure. Cette souffrance doit être consentie, dans la mesure du possible, car elle fait en quelque sorte partie de l’inéluctable destin de chacun[43]. Un autre type de souffrance est inhérent aux rapports de force et renvoie, contrairement à la nécessité, à l’injustice. Cette dernière doit être combattue : c’est en ce sens qu’Antigone refuse d’abandonner son frère Polynice. Ainsi, « entre deux devoirs de fidélité, la fidélité à son frère vaincu et la fidélité à sa patrie victorieuse, elle n’hésite pas un instant[44] ». Antigone a été capable de percevoir les différentes exigences d’une situation complexe. Ce n’est pas qu’elle ignore le décret de Créon, car elle est tout à fait consciente de l’ordre de son oncle, auquel l’ensemble de la loi, du pouvoir et de la cité se soumettent. Le courage de cette jeune fille, avant même son passage à l’acte, relève de sa capacité à penser par elle-même. Antigone sait que la fidélité qu’elle porte à son frère risque de lui coûter la vie. L’ordre de l’État, les lois du monde politique et de la raison ne l’empêchent pas de maintenir jusqu’au bout sa résolution. Celle-ci ensevelit son frère malgré l’interdiction : pour Antigone, Polynice n’était pas qu’un traître, mais un corps abandonné qui a souffert et auquel on doit rendre les derniers hommages. En mettant les deux éléments en rapport, soit celui d’enterrer son frère ou suivre l’ordre de l’État, Antigone sait qu’ils ne sont pas proportionnels. Omettre la première obligation équivaut à ajouter l’anéantissement à la destruction en effaçant jusqu’au souvenir de ce qui a péri. Négliger la loi de l’État réduit simplement la reconnaissance du pouvoir en place. Pour le dire autrement, l’une implique de protéger l’infiniment fragile, soit la mémoire de celui qui n’est plus, tandis que l’autre ne fait que confirmer de nouveaux rapports de force. Pour Weil, « [Créon] juge tout du point de vue de l’État ; [Antigone] se place toujours à un autre point de vue, qui lui paraît supérieur[45] ». Cet autre point de vue qui fait paraître Antigone distante est, en fait, consubstantiel à son amour pour les autres. Ce type d’amour est beaucoup plus rare que celui d’Ismène, cette « enfant douce et timide comme on en voit partout ; l’autre, Antigone, a un coeur aimant et un courage héroïque[46] ».

Plus haut, nous avons vu rapidement le courage d’Antigone, qui est d’abord d’avoir su percevoir les jeux de pouvoir, les conduites attendues et de les avoir refusés. Son courage de penser implique le refus de l’imagination : ce qui est mort est mort, ce qui est détruit ne reviendra plus, et en ce sens, la connaissance de la vulnérabilité laisse toujours un goût amer associé à un respect sans borne pour ce qui existe et est voué à périr. Véritablement être dans le monde exige de percevoir la grandeur des jeux de pouvoir, la refuser afin de découvrir tout ce qu’il y a d’infiniment précieux et fragile. Bref, la capacité de penser (et la vertu de courage) d’Antigone est associée à son amour impersonnel.

L’impersonnel est cette part en chaque être humain qui aspire au bien. Elle est en nous, mais ne nous appartient pas ; elle révèle ce qui rassemble au-delà de toutes les différences possibles. Comme le dit Weil dans « La personne et le sacré » :

[…] l’être humain n’échappe au collectif qu’en s’élevant au-dessus du personnel pour pénétrer dans l’impersonnel. À ce moment il y a quelque chose en lui, une parcelle de son âme, sur quoi rien de collectif ne peut avoir aucune prise[47].

Quelques mots s’imposent ici concernant le concept d’impersonnel et, surtout, les façons d’y accéder. Il existe deux voies, selon Weil, pour accéder à l’impersonnel en nous et hors de nous : il faut avoir été contraint de chercher vainement une finalité, et cette recherche passe par le malheur, état de quasi-destruction de soi, ou par la joie pure qui naît du sentiment de la beauté, lequel a un effet extatique sur le soi. C’est à travers une certaine expérience de l’extériorité que le soi se décentre. Il s’éloigne, pour un instant, de lui-même et perçoit dès lors différemment sa propre situation. Or, nous dit Weil, pour que ce décentrement advienne il faut que la personne ait été capable de se défaire de ses attachements, de manière à s’extraire de toutes formes de réconfort. Il est alors possible de regarder le monde, du moins pendant un instant, sans se prendre en compte. Plus spécifiquement, le décentrement de soi consiste à se « vider de sa fausse divinité, se nier soi-même, renoncer à être en imagination le centre du monde[48] ». Cette forme décentrée d’attention donne au social, notamment à ce qui au premier abord semble absolument prestigieux et fort, une certaine relativité. Ainsi, ce type d’attention permet de voir la relation entre les choses sans adhérer aux normativités sociales dans lesquelles elles sont inscrites : « C’est le social qui jette sur le relatif les couleurs de l’absolu[.] Les conventions particulières, telles que la royauté, sont des objets fabriqués[.] Nous sommes enchaînés dans la société[49] ». Il s’agit donc de s’arrêter un moment pour refuser d’entériner les rapports de pouvoir, tout comme il s’agit de constater une forme d’impersonnel vivant en chacun, même chez ceux et celles qui ne sont pas considérés socialement comme de véritables personnes.

On pourrait avoir l’impression que cette idée de décentrement inhérente à l’impersonnel est une problématique purement métaphysique. Pourtant, le terme « décentrement » est de plus en plus présent dans les travaux de psychologie et d’intervention sociales. On y préconise une « capacité d’attention accrue », veillant à découvrir son propre « cadre de référence », « à réduire les écarts de perceptions et de valeurs présents », ainsi « la pratique de la décentration permet de se méfier de ses impressions[50] ». En se décentrant de soi-même, il est également plus facile d’accueillir quelqu’un de radicalement différent de soi.

Considérant que tout ce qui est du monde est périssable et porte la marque de sa possible destruction, que personne n’est à l’abri des effets de la domination, l’amour impersonnel, alors, veille à restituer de l’humanité là où elle avait été écrasée. Si la philosophie weilienne s’ancre dans une claire volonté d’anéantissement de soi afin de se soucier d’abord d’autrui, la perte de soi implique, paradoxalement « la tâche morale de reconnaître dans les autres des “je” pleinement réels. [Cette] éthique asymétrique […] fait passer le devoir envers autrui avant tout autre considération[51] ». Le décentrement et la perte de soi dans l’impersonnel requièrent un arrêt de « soi ». Cela est possible uniquement parce qu’il y a bel et bien un « soi » qu’il faut arrêter, que nous pouvons restreindre. Il ne s’agit donc pas d’une pure destruction du « soi », mais d’une mise entre parenthèses momentanée du « soi » parce que la réalité l’exige à ce moment-là. J’aimerais avancer l’idée qu’il s’agit d’une éthique s’adressant à ceux et celles qui, à un moment donné, se trouvent en situation de privilège par rapport à d’autres. D’où la nécessaire asymétrie : car, d’un côté, quelqu’un a un « soi » et, de l’autre, une « chose[52] », manque de « soi ». L’arrêt de « soi », bien que douloureux, donne de l’espace à l’autre et permet à la « chose », habituée aux effets de la force, de rétablir son « soi ». Comme nous l’avons remarqué avec Antigone, l’amour impersonnel, bien que moins émotif que l’amour romantique, est libéré des prestiges mondains et, en ce sens, a davantage de capacité à s’y opposer : « S’il peut s’enraciner dans le bien impersonnel, c’est-à-dire devenir capable d’y puiser une énergie, [l’individu] est en état, toutes les fois qu’il pense en avoir l’obligation, de tourner contre n’importe quelle collectivité, sans s’appuyer sur aucune autre, une force à coup sûr petite, mais réelle[53] ».

Transposons donc cette conception de l’impersonnel à la pièce de Sophocle. Bien que Simone Weil ne l’exprime pas clairement dans son analyse, il semble que le personnage d’Antigone illustre le concept d’impersonnel tel que défini par la philosophe. Le savoir sensible que livre la pièce permet de mieux cerner cette éthique que je propose de considérer comme post-individuelle. En effet, la démarche de l’héroïne ne se structure ni autour de son intérêt personnel ni dans un souci d’elle-même. Les arguments qu’elle invoque ne s’appuient pas sur une conception du droit, mais sur celle d’obligation envers des éléments qui non seulement transcendent la notion de personne, mais sont également des conditions à la perpétuation même de cette notion.

Antigone, nous le savons, a connu son lot de souffrances, et c’est probablement par cette voie qu’elle est entrée dans l’impersonnel. Weil montre que le décentrement est quelque chose de difficile et exigeant, car il requiert de se détacher d’une partie de « soi » qui nous constitue, celle façonnée par les prestiges sociaux et politiques. Il y a souvent de la douleur lorsqu’on brise des attachements : « […] la douleur correspondant à la rupture d’un des liens attachant l’âme à ce monde est peut-être irréductible[54] ». Ce détachement permet de prendre conscience de ses limites : on cesse de regarder ce qui nous entoure comme des choses nécessairement liées à soi, qui nous sont dues ou qui devraient nous servir ; on réduit, dès lors, la tendance à marchander pour soi[55]. Cette diminution de la prétention à soi et pour soi permet de poser un regard sur les autres et sur la réalité qui n’est pas majoritairement teinté par sa propre vision ni par celles des rapports de force. De fait, cette diminution permet de se libérer en partie des effets du pouvoir sur soi : « La diversité des contraintes qui pèsent sur les hommes fait naître l’illusion qu’il y a parmi eux des espèces distinctes qui ne peuvent communiquer. Il n’est possible d’aimer et d’être juste que si l’on connaît l’empire de la force et si l’on sait ne pas le respecter[56] ».

En ce sens, on pourrait dire qu’Hémon et Ismène marchandent pour eux : ils tentent d’intercéder en faveur d’Antigone, car ils l’aiment et elle leur est chère. Cette démarche n’est ni illégitime ni amorale, elle peut même impliquer un fort souci de justice, mais, pour Weil, elle se situe dans un seuil moyen de valeurs. Selon la philosophe, ce n’est pas du tout que des concepts comme « personne » et « droit » soient à proscrire, il faut cependant ne pas les considérer comme les ultimes garants de la justice. En abordant l’idée de « lois non écrites », la pièce permet de réfléchir au lien entre le pouvoir et la visibilité. Les personnes subissant des dominations sont souvent également en situation d’injustices épistémiques. Elles ont rarement la possibilité d’être entendues ou vues. Quand elles le sont, les mots et les régimes de vérité socialement proposés ne rendent pas tout à fait compte de leur réalité[57]. Les lois sont écrites par les forts ou, du moins, elles ont besoin de la force pour avoir une effectivité[58]. Pourtant, ce qui est reconnu à un moment donné comme étant juste ne l’est pas nécessairement. Antigone permet de cerner un sens des obligations qui dépasse la notion de personne et de droit. Ces obligations ne peuvent être écrites puisque les écrire signifierait les rendre dépendantes du pouvoir. La désobéissance d’Antigone envers le pouvoir est alors une forme d’obéissance à quelque chose de plus haut : « Les mots de la région moyenne, droit, démocratie, personne, sont de bons usages, dans leur région, celle des institutions moyennes[59] ». Le langage, nous dit Weil, est construit par les privilégiés, qui savent mieux en user et le faire circuler. Souvent les revendications de justice ne sont pas comprises et sont ramenées à des revendications personnelles du type « ‘J’ai le droit de’… ‘Vous n’avez pas le droit de’… ; elles enferment une guerre latente et éveillent un esprit de guerre[60] ». D’ailleurs, Antigone est souvent comprise comme une guerre entre deux conceptions du droit positif codifié[61]. Or, pour Weil, la pièce révèle plutôt l’écart insurmontable entre une conception du droit et une forme d’amour qui oblige à protéger tout ce qui est dominé, bafoué et anonymisé par le pouvoir.

Même si Antigone est moins puissante que Créon, elle maintient son refus. Au travers de son opposition, la jeune femme arrive à dire ce qu’elle considère comme juste, bien que cette justice soit associée à des lois « non écrites[62] ». Plutôt que de se plier aux règles de ce monde, Antigone accède à quelque chose qui n’est pas écrit en ce monde, qui n’apparaît pas par elle-même, mais qu’elle a su lire. C’est en ce sens qu’elle consent, par-delà la préservation de sa propre personne, à obéir aux obligations pourtant presque invisibles dans le monde réel, lequel est gouverné par les rapports de force. Antigone ne sauve pas la mémoire de son frère parce qu’il s’agit de son frère. Elle n’est pas dans un rapport de possession, elle n’agit pas en fonction d’un retour vers elle qui la conforterait dans son rôle de sœur. La froideur et la distance d’Antigone, bien loin de réduire l’amour qu’elle porte aux autres (comme l’a suggéré Nussbaum), révèlent en fait une forme d’amour impersonnel, qui n’établit aucun retour satisfait vers « soi », car ce n’est pas pour soi qu’on aime. Dès lors, cet amour s’exprime peu, il est moins volubile que celui d’Hémon ou d’Ismène, car il ne se destine pas à une personne en particulier, mais à ceux et celles qui sont dans le malheur. L’amour qui habite Antigone ne lui appartient pas, il est anonyme. Ainsi, Antigone illustre ce qui fait le propre de « ceux qui ont pénétré dans le domaine de l’impersonnel [et] y rencontrent une responsabilité envers tous les êtres humains. Celle de protéger en eux, non la personne, mais tout ce que la personne recouvre de fragiles possibilités de passage dans l’impersonnel[63] ».

Certains pourront dire que le sacrifice d’Antigone est tout à fait inutile, puisque son frère mort n’entrera jamais dans l’impersonnel. Mais l’amour d’Antigone n’est pas uniquement affaire de protection des vivants. Antigone porte son amour comme un déchirement : elle aime son frère dans la distance, malgré la mort. Comme elle se met à la place d’un malheureux, elle perçoit différemment : pour elle, ce n’est pas un simple corps qui pourrit au soleil, mais la mémoire de celui qui est humilié. Recouvrir de poussière le corps de son frère est certes une bien petite action ; Antigone sait que la force, celle qui tue, va gagner. Pourtant, en s’opposant à la loi et en montrant sur la place publique une autre manière d’être et d’agir, Antigone rappelle que toute vie humaine — même détruite — porte en elle quelque chose de sacré. C’est peut-être en ce sens que la jeune fille revendique son acte. Antigone révèle ainsi aux autres citoyens l’égale dignité du sacré en chaque vie, alors que le pouvoir s’ancre sur une artificielle comptabilité des vies, certaines vies étant bien plus valorisées, au sens qu’elles valent davantage, que d’autres. En tentant de secourir la mémoire et l’honneur de son frère, en cherchant à éclairer Créon sur ses motifs, Antigone parle de ce qui est juste, de ce qui est bien. Paradoxalement, ce langage, intouché par la force, reste du domaine de l’indicible. L’esprit n’est pas figé dans la lettre. Il surgit dans le dicible, fait écho dans la cité, résonne dans le coeur de certaines personnes, mais demeure pour la plupart fantasmatique, irrationnel ou, encore, excessif [64]. Antigone, si elle est entendue, n’est comprise que trop tard.

En faisant publiquement le partage de son deuil, Antigone fait entrer dans la sphère publique ce qui avait été rejeté par le pouvoir. Abordant le déni de reconnaissance dont sont victimes plusieurs catégories de personnes, Butler rappelle combien est déprécié, voire nié, tout un ensemble de corps considérés comme moins humains[65]. Pourtant ces corps existent pleinement. Ils apparaissent, vivent, aiment, agissent, travaillent et meurent sans que nos relations avec eux et elles puissent être ouvertement appréciées, reconnues, pleurées.

Qui est donc Antigone dans le cadre d’une telle scène et qui sommes-nous pour faire de ses paroles des paroles qui deviennent des événements dramatiques, des actes performatifs ? Elle ne fait pas partie de l’humanité, mais elle parle son langage. Interdite d’agir, elle agit néanmoins, et son acte n’est guère une simple assimilation d’une norme existante[.] Elle parle dans le cadre d’un langage de pouvoir d’où elle est exclue, s’inscrivant de ce fait dans un langage de revendication avec lequel aucune identification n’est pour finir possible[66].

L’aveuglement devant ce « royaume des ombres » et l’interdiction du deuil contribuent à la réinscription constante de la frontière entre ces deux catégories, humains et moins humains, qui forment le monde. Antigone regarde ce que le pouvoir a déchu de l’existence et refuse d’en performer les règles. Le tragique apparaît lorsqu’Antigone perçoit la réalité malgré le malheur dans lequel elle baigne, d’une part, et agit grâce à l’amour impersonnel qui l’habite, d’autre part. Elle brouille les frontières et les binarités, elle s’élève au-delà des oppositions. Ce sera de courte durée puisque Créon décide de mettre à mort Antigone afin de rétablir dans la cité une seule logique, celle de la force. Pour s’être opposée au décret de son oncle, Antigone sera ensevelie vivante. En fait, même en s’opposant à Créon, Antigone consent davantage qu’elle ne refuse et se situe dans l’acceptation « de tout ce qui existe, y compris le mal, excepté seulement la portion de mal que nous avons la possibilité et l’obligation d’empêcher[67] ». Mais le consentement d’Antigone ne la libère pas de la souffrance. La jeune fille regarde une dernière fois le soleil, se plaint de sa jeunesse perdue, et regrette déjà la beauté du monde qu’elle quitte et la perte de sa cité : « La loi non écrite à laquelle obéissait cette petite fille, bien loin d’avoir quoi que ce soit en commun avec aucun droit ni avec rien de naturel, n’était autre chose que l’amour extrême[68] ».

III. La mesure et la synthèse

Nous l’avons vu, Hémon est amoureux d’Antigone. Fils de Créon et fiancé d’Antigone, il tente d’intercéder pour elle auprès de son père. Créon, malgré les supplications de son fils, considère cette demande uniquement depuis la perspective de la force : « Est-ce que ce n’est pas à moi seul à commander ce pays[69] ? » Créon, incapable de lire autrui d’une autre manière que dans l’optique du pouvoir, se brouille avec lui. Ainsi, il « ne voit dans cette démarche qu’une nouvelle atteinte à son autorité[70] ». Weil insiste : la force n’appelle pas la satiété. Elle est illimitée, quiconque la possède souhaite en avoir davantage. Créon veut être le seul à diriger la cité : dans une perspective de force, il n’y a pas de place pour la pluralité. Créon « pense que les êtres pensants sans exception tendent à exercer tout le pouvoir qu’il leur ait possible d’exercer. Cela lui paraît la loi des êtres pensants, comme la pesanteur est la loi de la matière. Céder volontairement du pouvoir lui paraît contre-nature[71] ».

Les oppositions (celles d’Antigone, d’Ismène et d’Hémon) sont alors conçues par le roi comme des tentatives visant à lui subtiliser sa force. Il y a, dans l’aspiration de Créon au pouvoir, une démesure annonciatrice de malheur. La souffrance de Créon suivra de près la mort d’Antigone : double suicide de son fils et de sa femme.

On remarque qu’à l’instar de Nussbaum, Weil considère que Créon est dans la démesure. Le roi a une soif de pouvoir, une volonté de croître. Il cherche constamment à développer sa propre croissance. À l’inverse, l’interprétation que propose Weil d’Antigone montre que l’héroïne, elle, cherche à décroître. Antigone illustrerait la mesure. En effet, Antigone a su voir et réfléchir à l’ensemble des logiques et des personnes qui l’entouraient : elle a pris en elle des forces contraires et parfois opposées, et cela lui permet de percevoir le monde sans rien nier[72]. Weil réfère parfois à Némésis et à Héraclite pour dénoncer la démesure contemporaine (celle, par exemple, du capitalisme). La lecture héraclitéenne de Weil est intimement liée à sa conception d’harmonisation des contraires que l’on retrouve au centre de sa théorie des besoins humains et des obligations[73]. Les obligations, chez Weil, font référence à un universel qui est du domaine de l’impersonnel et sa notion d’enracinement peut être comprise depuis la contradiction entre les obligations puisque, comme le souligne Frédéric Worms, « l’enracinement consiste dans la cœxistence même des opposés[74] ». Les différentes obligations ne s’annulent pas les unes les autres. D’une certaine manière, la mesure implique de savoir lire les jeux de pouvoir avec lucidité afin de cerner les forces qui modèlent l’individualité et influencent la perception, pour les refuser en s’élevant au-dessus de ces exigences.

Dans le jeu classique du pouvoir et des contre-pouvoirs, Weil renverse ainsi les rapports qui constituent les dominations et répond autrement à la force : « Car au lieu d’intégrer le rapport des forces, elle en déplace les termes et le déconstruit, faisant apparaître le plan où l’enjeu de tout affrontement se livre : la mesure d’humanité qui rend le rapport humain, la société humaine, le monde humain. On croit vaincre la force par la force : Simone Weil sait qu’on ne la vainc que par l’humilité d’une pensée qui résiste à l’envoûtement de la force[75] ». La relation entre les différentes obligations peut être comprise comme un mouvement initial de la dialectique, mais sans synthèse. Il s’agit d’une rencontre entre obligations opposées sans que cette relation ne provoque une synthèse unifiante et homogénéisante. Cette mesure, qui permet de percevoir plus loin que soi, de voir les logiques de la force, les besoins des autres et ses propres obligations, n’est pas un état statique. Elle s’arrime aux états changeants du monde pour agir en vue de diminuer le malheur.

On peut observer d’ailleurs plusieurs similitudes entre le sort d’Antigone et ce que Weil mentionne dans Les formes de l’amour implicite de Dieu. Dans cet important essai, Weil explique que la personne qui aime d’un amour impersonnel « accepte une diminution en se concentrant pour une dépense d’énergie qui n’étendra pas son pouvoir, qui fera seulement exister un être autre que lui, indépendant de lui[76] ». Antigone porte l’amour impersonnel à son plus haut degré, lorsqu’elle se révolte. Elle devient une médiation : son corps est un instrument au service du bien[77]. Ainsi, la mesure est durement acquise. Il s’agit de ce point fragile d’équilibre qui s’établit lorsque la personne embrasse la nécessité (ou, encore, lorsqu’elle traverse le malheur) tout en persistant dans son désir du Bien. La mesure weilienne est un état tragique. Mais le monde est ainsi fait que la mesure est si peu reconnue, valorisée, embrassée. Au contraire, la force ne manque jamais de prestige et d’adeptes qui, eux, créent les tragédies.

Conclusion

Selon Nussbaum, les émotions portent toujours sur un objet précis et dépendent de la conceptualisation de la personne qui évalue une situation, de manière à ce que le contexte jugé puisse trouver écho dans ce qu’elle considère elle-même comme relevant de son propre épanouissement. Cette conception cognitive des émotions sous-entend une conception du « soi » posée dans une transparence à la conscience : les émotions sont saisies par la personne et font l’objet d’une appréciation, de même que cette perspective induit une permanence du « soi », dont il s’agirait de hiérarchiser les besoins afin de maintenir une identification à soi dans le temps et dans l’espace[78]. La hiérarchisation des besoins n’est pas tâche aisée. Nussbaum montre bien toutes les subtilités et les difficultés de sa démarche, qu’elle entreprend en prenant soin de mettre en parallèle les différences de situation dans lesquelles peuvent se trouver les personnes. Cependant, malgré les situations parfois radicalement différentes qui peuvent éprouver le « soi », c’est toujours du même « soi » dont il est question. Pour Nussbaum, la conscience de soi est simultanée à la connaissance de soi.

Or, l’interprétation weilienne d’Antigone permet de cerner les contours d’un « soi » tragique. Le « soi » tragique travaille afin de se saisir lui-même, la connaissance qu’il a de lui et des autres est toujours en construction et dépendante du monde duquel il est, au sens radical du terme. En effet, la coupure entre le « soi » et la réalité, dans une perspective tragique, semble plus nébuleuse, elle laisse place à une réflexion plus fine sur la relationnalité du « soi ». Car si le rapport à « soi » chez Nussbaum est intriqué, dépendant et vulnérable devant la réalité, il n’est pas foncièrement habité par elle. Le « soi » demeure présent à lui-même et relativement stable, bien qu’il ne soit pas, selon les conditions, en mesure d’atteindre ses capacités pour un plein épanouissement de bonheur.

Penseure libérale, Nussbaum développe une conception du « soi » plutôt individualiste et atomisante[79]. Si les aspects plus essentialistes et normatifs de sa pensée permettent de saisir la fragilité des choix moraux et l’importance de la délibération pour éviter les conflits, ils ne rendent pas compte de l’extrême vulnérabilité du « soi ». Dans la même idée, la conception de l’amour promue par Nussbaum demeure autocentrée : le « soi » entre en relation d’amour et est nourri par elle, mais il n’en est pas radicalement transformé. C’est en ce sens que, pour Nussbaum, la transparence à soi comme le vecteur de la conscience favorise la reconnaissance d’un préjudice vécu par un autre comme quelque chose qui peut arriver à soi-même[80]. Dans une certaine mesure, on propose ici un usage moral, vertueux et intelligent des tendances égoïstes. L’éthique de la littérature chez Nussbaum permet de poser l’importance de la lecture de certaines œuvres dans le développement de la conscience morale. La littérature favorise le développement d’émotions telles que la générosité et la compassion. Comme l’avance Solange Chavel, Nussbaum considère la lecture de certains romans comme une expérience individuelle qui « touche l’imagination du lecteur, et le pousse à ressentir des émotions, pour lui permettre de faire l’expérience de la vulnérabilité qu’un texte argumentatif et abstrait serait bien en peine de susciter de lui-même[81] ».

L’usage que propose Weil de la littérature est celui d’apprivoiser l’altérité, de manière à recevoir ce qui ne peut être ramené à soi. Plutôt que d’aider à consolider le rapport à soi-même comme le souligne Nussbaum, la lecture de certaines œuvres permet alors de taire son « soi », du moins pour un instant, afin de porter attention à quelque chose de différent, et ce, sans nécessairement rapporter la chose à soi. On valorise donc une désappropriation de soi par la lecture. Avec Weil, j’ai tenté de montrer une conception plus radicale et critique du « soi » et de l’amour qu’il peut porter. Plus radicale au sens où le soi se décentre au point d’être en mesure de percevoir plus loin que lui, et plus critique, car il répond aux effets de la force qui modèle les subjectivités. En ce sens, ce n’est pas que la conception individualiste défendue par Nussbaum ne rende pas compte d’une forme d’amour ancrée dans les émotions ou, encore, qu’elle soit fausse. C’est qu’elle a affaire avec une sphère moyenne de la personne. Il y a, cependant, un niveau supérieur à celui décrit par Nussbaum qu’on pourrait appeler post-individuel où l’amour devient impersonnel et où il résiste au pouvoir en s’opposant autrement à la domination et au prestige. Antigone, telle que lue par Weil, illustre cet amour, tout comme elle révèle une posture non binaire, car désidentifiée de tout ce qui, en soi, est la marque des rapports de force.

Antigone a accepté de diminuer une partie d’elle-même afin de protéger plus fragile et plus détruit. La conception du « soi » qu’elle illustre semble incompréhensible à Nussbaum, qu’elle réduit à une attitude semblable à celle de Créon. Antigone lui paraît même dénuée d’amour, la preuve en serait sa froideur et sa distance. J’ai abordé les risques de la lecture dichotomique proposée par Nussbaum, qui fait de Créon et d’Antigone des quasi-équivalences. Or, la supériorité morale d’Antigone ne peut pas être simplement opposée à celle de Créon sans risquer de se méprendre sur la portée éthique et politique du personnage. Ils sont en conflit, certes, mais ne sont pas enfermés dans la même logique. L’amour impersonnel d’Antigone ouvre de riches réflexions sur l’individualité dans ses liens avec les rapports de force et avec les contrepoids possibles.

En ce sens, le « soi » weilien peut, selon les conditions auxquelles il fait face, se transformer jusqu’à devenir une « chose ». Cette situation représente la réalité subjective de la guerre, de l’extrême précarité et de l’esclavage, qui est en fait une condition paradoxale, puisque Weil nous montre que l’extrême violence et l’extrême humiliation contribuent à la disparition du « soi » comme réalité du « soi[82] ». D’autre part, la plus haute forme d’éthique chez Weil est également réfléchie comme disparition du « soi » (mais qui diffère hautement du « soi » devenu chose). Il faut arriver à lire les effets de la force avec un réalisme politique tout en refusant sa logique. « La capacité de penser ces conditions, de faire face aux contradictions de la politique qui en font le tragique inéluctable, apparaît ainsi comme constitutive du sens politique » [83]. Cela implique un déchirement qui n’apporte pas de résolution : c’est la posture d’un soi tragique. Cette posture, bien que lieu d’une universalité, reste toujours particulière, car elle s’ancre dans une réalité singulière.

La force, la recherche de puissance, les jeux de l’ego, la volonté d’écraser les plus faibles, sont des motifs omniprésents ; le désir du bien, lui, est une petite voix intérieure frêle, qui a souvent peu de poids politique. Pourtant, « il arrive, quoique ce soit extrêmement rare, que par pure générosité un homme s’abstienne de commander là où il en a le pouvoir[84] » et cela crée, dans certains contextes fertiles, une métamorphose sociale dans laquelle peut apparaître ce qui avait été écarté ou détruit. Antigone illustre, encore aujourd’hui, cette possibilité de réalité différente.