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En 2014, à Lyon, des spécialistes en études anciennes venus de différentes universités s’étaient réunis pour la tenue d’un colloque ayant pour thème « Irénée entre Bible et hellénisme » (p. 7). À la suite de l’événement, Agnès Bastit et Joseph Verheyden, avec la collaboration de nombreux chercheurs du colloque, firent paraître dans la collection « Instrumenta Patristica et Mediaevalia » un ouvrage s’intitulant Irénée de Lyon et les débuts de la Bible chrétienne. Ce recueil a pour but de mettre en relief les particularités de l’héritage scripturaire d’Irénée afin de pouvoir dessiner les contours de ce que sera, plus tard, la Bible chrétienne (p. 9).
L’ouvrage comporte trois parties. La première, se concentre sur l’étude du texte biblique d’Irénée. Aidée de l’outil Biblindex, Laurence Mellerin réalise une esquisse de la Bible d’Irénée qu’elle présente en trois parties ; soit l’Ancien Testament (p. 39-44), les évangiles canoniques et les écrits apostoliques (p. 44-47). L’analyse de Mellerin, par de nombreux graphiques qu’elle nous expose, nous permet de voir les pourcentages des livres bibliques utilisés par Irénée ainsi que des versets les plus récurrents. Deux aspects de la Bible d’Irénée sont ici très pertinents selon Mellerin. Tout d’abord, l’évêque de Lyon est quelque peu visionnaire dans l’utilisation importante qu’il fait de l’Apocalypse, totalisant 80 citations (p. 46). Cela représente un apport considérable, puisqu’au deuxième siècle, le livre de l’Apocalypse est très peu cité. En additionnant les versets de l’Apocalypse dans tout le corpus patristique du premier au deuxième siècle, Irénée est l’auteur qui en a fait abondamment usage, totalisant 27 % des 300 citations parmi les auteurs ecclésiastiques de son époque (p. 46). Ensuite, l’autre fait étonnant est la très faible utilisation de l’évangile de Marc dans son corpus. Mellerin, en recensant tous les passages des quatre évangiles, affirme que Marc représente seulement (4 %) du corpus irénéen (p. 47). Viennent ensuite Luc (23 %), Jean (25 %), et enfin Matthieu, l’évangéliste préféré d’Irénée, qui occupe 48 % de ce corpus.
Concernant la faible place occupée par l’évangéliste Marc, Joseph Verheyden avance l’hypothèse que l’évêque de Lyon est certainement beaucoup moins familier avec cet évangile (p. 197). Dans un passage d’Irénée (A.H. 4, 18.4), un extrait de Marc y est présenté avec des variantes importantes par rapport au texte original grec. Verheyden relève la possibilité, appuyé par Adelin Rousseau, qu’Irénée cite peut-être Marc de mémoire (p. 197). Il affirme toutefois que cette éventualité est difficile à prouver, parce que nous n’avons pas accès aux textes scripturaires utilisés par Irénée (p. 199). Également, il constate que Marc est parfois cité à des fins pratiques pour appuyer des versets matthéens (p. 195).
Aussi, Olivier Munnich amène un aspect intéressant quant aux sources exploitées par l’évêque des Gaules. Selon lui, Irénée possède une traduction de la Septante différente de celle de son prédécesseur Justin (p. 65). Elle serait une version qui n’a pas été retravaillée et réalignée sur le texte hébreu par les Juifs (p. 66). Irénée aurait été plus distant des milieux juifs et de la polémique concernant le remaniement, ou encore la réécriture, de certains versets de la Septante. Il aurait cependant eu accès au texte hébreu qu’il cite à l’occasion pour appuyer son argumentation (p. 70), mais l’utilisation qu’il en fait est complémentaire à celle de la Septante. Il harmonise les deux traductions bibliques, évitant ainsi de gommer les différences de l’une et de l’autre (ibid.). Par exemple, le passage d’Isaïe 9,5 en sa version hébraïque est cité au livre III (A.H. 19,2), IV (A.H. 33,11) et dans la Démonstration de la prédication apostolique (Dem 40, 54 et 55). Ce même passage biblique (Is 9,5) est cité par Irénée à partir d’une version de la Septante en grec, au livre III (A.H. 16,3) et également dans la Démonstration de la prédication apostolique (Dem 56) (p. 69). En articulant le texte massorétique et celui de la Septante, il développe ainsi une approche de la Bible qui est, comme le dit Munnich, « polyphonique » (p. 70).
La deuxième partie du livre, intitulé « Le statut des livres et des traditions », est une avenue bien exploitée par Christophe Guignard dans son volumineux chapitre (le plus long de l’ouvrage), intitulé « Le quadruple Évangile chez Irénée » (p. 101-169). Guignard, d’un bout à l’autre de son texte, soutient qu’Irénée aurait eu accès à un quadruple évangile soutenant que Marcion l’utilisait déjà (p. 103). Guignard pose la question suivante : « [Les évangiles] les lisait-il dans des volumes séparés, ou déjà dans un codex unique ? » (p. 105). Question intéressante, mais très difficile à répondre. Guignard avance beaucoup de détails au sujet de l’ordre chronologique des évangiles utilisés par l’évêque de Lyon pour appuyer son propos (p. 106-116), qui demeure peu convaincant. Ainsi, la réponse de Verheyden au sujet des quatre évangiles utilisés par Irénée demeure plus réaliste : « It is impossible to say if Irenaeus had ready access to all four gospels and was (always) directly citing the text » (p. 179).
La troisième partie du livre explore les lieux d’interprétation de la Bible. Tout d’abord, Andrés Guttiérez nous présente une étude de Barbara Aland sur l’argumentation des gnostiques par les Écritures (p. 411-412). Par la suite, reprenant une analyse très fine d’Antonio Orbe sur la première partie du livre V d’Irénée, Alberto d’Anna fait remarquer qu’Irénée, subtilement, aurait « changé d’auditoire » lorsqu’il s’adresse à ceux qui nient la résurrection de la chair (p. 383). Orbe prétend que l’entourage d’Irénée serait originellement des croyants à l’intérieur même de l’Église, n’étant ni des gnostiques, ni des marcionites. Il s’agirait plutôt de gens bien imprégnés de la philosophie platonicienne ne croyant qu’au salut de l’âme (p. 384).
Enfin, ce recueil, sous la direction d’Agnès Bastit et Joseph Verheyden, est dans l’ensemble très bien harmonisé. Le panorama de spécialistes, issus de plusieurs horizons, donne à l’ouvrage une solide connaissance de la Bible d’Irénée. Un des points forts de l’ouvrage est certainement l’apport de Laurence Mellerin et de son outil Biblindex, qui est une avancée majeure pour l’étude des textes patristiques (p. 9). Mais pour l’ensemble, nous découvrons chez ces auteurs de belles perspectives scientifiques sur les débuts de la chrétienté, dans toute sa complexité et surtout dans toute son originalité grâce à l’apport magistral d’Irénée de Lyon. Une originalité qu’il tire de ses sources, qui font de lui un témoin incontournable pour l’étude de la théologie au deuxième siècle, et l’élaboration de ce qui deviendra plus tard la Bible chrétienne.