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Il y a beaucoup de choses intéressantes sur le plan philosophique dans le Commentaire d’Ockham au Traité des prédicables de Porphyre, mais la pièce de résistance en est certainement la discussion du problème des universaux menée aux paragraphes 2.1 à 2.17 de l’extrait édité et traduit ici par Claude Lafleur et Joanne Carrier. Ockham est connu pour son rejet radical du réalisme des universaux et ce passage est dans son oeuvre l’un des trois principaux qu’il consacre à cette question[1]. Il vaut la peine de regarder d’un peu plus près la façon dont il organise là son argumentation.
Il introduit d’abord les fameuses questions de Porphyre et souligne leur importance (§ 2.1-2.2). Il pose ensuite deux thèses au sujet des universaux (§ 2.3-2.4), qu’il défend et illustre dans les paragraphes suivants (§ 2.5-2.10 pour la première, § 2.11-2.13 pour la seconde), et présente enfin les réponses aux questions de Porphyre qui en découlent. Tout se joue donc dans les deux thèses. Les voici :
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(T1) tout ce qui existe est de soi-même singulier ;
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(T2) les universaux n’existent pas parmi les substances ni en elles, mais uniquement dans l’esprit et dans le langage.
T1 veut contrer à la fois l’idée qu’il existerait dans le monde des entités non singulières et l’idée que l’on doive recourir, comme le pensaient la plupart des médiévaux jusqu’alors, à quelque « principe d’individuation » pour rendre compte de la façon dont un universel s’individualise dans les singuliers : toute chose étant d’emblée singulière, on n’a jamais à expliquer comment elle le devient. T2 pour sa part exclut les universaux du monde des substances, tout en leur accordant un statut positif, celui d’une existence mentale ou langagière : comme toutes les autres choses, les universaux dans l’esprit ou dans le langage sont eux-mêmes des choses singulières ; ce qui en fait des « universaux » est qu’ils représentent ou signifient plusieurs autres individus à la fois (l’universel « cheval », par exemple, représente les chevaux singuliers).
Le trait le plus remarquable de l’argumentation d’Ockham à l’appui de ces deux thèses dans le passage qui nous intéresse est que T1 y est défendue principalement par des arguments de raison (§ 2.5-2.9), alors que T2 ne repose dans ce texte que sur l’autorité d’Aristote (§ 2.11-2.12)[2]. L’explication à mon avis en est que T1 a pour cible principale Jean Duns Scot, dont les positions, tout à fait originales, ne trouvaient de réfutation directe ni chez Aristote ni chez Averroès, alors que le refus de substantialiser les universaux qui caractérise T2 peut être attribué à Aristote lui-même. Cela ne dispense pas le philosophe d’argumenter en faveur de T2 le cas échéant — Ockham s’y emploie lui-même dans la Somme de logique[3] —, mais voulant s’en tenir à un exposé minimal dans son cours sur l’Isagogè de Porphyre, qui n’était après tout qu’une introduction à la logique, il expose certains de ses propres arguments contre Scot dans la discussion de T1 et se contente de s’appuyer sur l’exégèse d’Aristote pour ce qui est de T2. La question de toute façon, dit-il, est « traitée ailleurs plus en détail » (§ 2.2)[4].
Que les arguments à l’appui de T1 visent d’abord Duns Scot ressort en effet de leur contenu même. L’idée principale est que si l’universel n’est pas un singulier, alors il est numériquement distinct de n’importe quel singulier. C’est dire qu’il faut le compter pour une chose et le singulier pour une autre ; « et par conséquent », dit Ockham, « cette réalité universelle sera une numériquement et par conséquent singulière » (§ 2.6). L’unité numérique est ici tenue pour équivalente à la singularité, comme elle l’est pour Scot lui-même. Il s’agit à partir de là de montrer contre Scot que l’on ne peut admettre une « unité moindre que numérique[5] ». Considérons, par exemple, l’argument du paragraphe § 2.7. On suppose une entité universelle a et l’on se demande si elle diffère ou non d’un certain individu, Socrate en l’occurrence. Si la réponse est négative, alors a est une entité singulière puisque Socrate l’est. Si au contraire la réponse est affirmative, alors a et Socrate doivent compter pour deux et chacun, dans ce cas, est numériquement un (« quand il y a seulement deux réalités, l’une et l’autre de celles-là est une selon le nombre »). C’est ce dernier membre de l’alternative qui est le plus révélateur : un universel distinct ne pourrait être tenu que pour quelque chose de numériquement un, contrairement à la position caractéristique de Scot. S’il est légitime, en revanche, de n’appuyer ici T2 que sur l’autorité d’Aristote, c’est que ce dernier, aux yeux d’Ockham, avait depuis longtemps réfuté l’identification platonicienne de l’universel à une substance ou à une partie de substance et qu’il n’y avait pas lieu d’y revenir dans une introduction à la logique, sinon pour attester que telle était bien là l’intention du Stagirite.
Parties annexes
Notes
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[1]
Les deux autres se trouvent respectivement aux questions 3 à 8 de la Distinction 2 de son Ordinatio (éd. par S. Brown et G. Gál dans Guillelmi de Ockham. Opera theologica II, p. 74-292 ; c’est là de loin le développement le plus détaillé sur ce point chez Ockham) et aux chapitres 14 à 17 de la première partie de la Somme de logique (éd. par P. Boehner, G. Gál et S. Brown, dans Guillelmi de Ockham. Opera Philosophica I, p. 47-62 ; trad. fr. par J. Biard, dans Guillaume d’Ockham. Somme de logique. Première partie, 2e éd., Mauvezin, TER, 1993, p. 49-64).
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[2]
Ockham recourt aussi à l’autorité d’Averroès en faveur de T1 (§ 2.10), mais accessoirement.
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[3]
Voir Somme de logique I, 15 : « On peut prouver de manière évidente qu’aucun universel n’est une substance existant hors de l’âme » (trad. fr. J. Biard, p. 51).
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[4]
Il n’est pas clair à mon avis à quoi pense Ockham par cet « ailleurs ». Les responsables de l’édition critique estiment qu’il s’agit de son long exposé sur les universaux dans l’Ordinatio (voir l’« Introductio » du volume II des Opera Philosophica, p. 14*) et ils en tirent argument pour conclure que le commentaire de l’Isagogè est postérieur à l’Ordinatio. Mais c’est qu’ils privilégient (sans discussion) la leçon majoritaire des manuscrits selon laquelle on a là un participe passé (tractatum) plutôt qu’un gérondif (tractandum) comme le veut le manuscrit A, par ailleurs très bon et vraisemblablement le plus ancien de ceux dont nous disposions (il est daté de 1331). Si cette dernière leçon devait être retenue, il faudrait comprendre que Guillaume renvoie ici ses étudiants à ce qu’ils verront plus tard dans le curriculum, lors du cours sur la Métaphysique, comme il renvoie parfois au futur, en d’autres parties de la logique, à la Physique (Exp. in libr. Praedicamentorum, 20, 1, Op. phil. II, p. 333), au De anima (Exp. in libr. Perihermeneias, II, 7, Op. phil. II, p. 480) ou à la Métaphysique même (Exp. in libr. Praedicamentorum, 18, 5, Op. phil. II., p. 325). Il ne resterait plus d’argument, dans ce cas, en faveur de l’antériorité de l’Ordinatio sur le commentaire de l’Isagogè.
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[5]
Qu’il y ait dans le monde de telles unités « moindres que numériques » est l’une des thèses centrales de Scot dans Ordinatio II, distinction 3, partie 1, quest. 1 (voir Duns Scot, Le principe d’individuation, texte latin et trad. fr. par G. Sondag, Paris, Vrin, 2005, p. 77-87).