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Les enjeux de l’herméneutique est issu d’un colloque tenu à l’Université de Reims le 27 mars 2017. Il rassemble les textes de conférences présentées lors du colloque ainsi qu’un certain nombre d’autres contributions. Comme son titre l’indique, l’ouvrage accorde une place centrale à l’herméneutique allemande, et spécialement à des auteurs qui s’inscrivent dans l’histoire, pour ainsi dire canonique, qui mène de Friedrich Schleiermacher à Hans Georg Gadamer. Il a la particularité de proposer également des vues alternatives sur le problème de l’interprétation, notamment par une ouverture à d’autres domaines culturels (la Chine ancienne, le monde musulman, l’Italie moderne). Il se propose plus généralement, comme l’indique Patrick Wotling en introduction, d’offrir une diversité de réponses à la question de « la visée de l’interprétation » (p. 8, l’auteur souligne).
L’ouvrage est composé selon un ordre à peu de chose près chronologique. Certains textes se détachent cependant de cet ordre puisque, en dehors du thème de l’interprétation, ils ont à vrai dire peu en commun avec ceux qui les accompagnent. C’est le cas en particulier des deux articles avec lesquels s’ouvre l’ouvrage, concernant respectivement l’herméneutique médicale et celle du texte coranique. Le premier a l’intérêt de mobiliser des notions largement négligées dans l’herméneutique contemporaine du fait de leur ancrage dans la pensée chinoise ; Jean-Claude Gens situe la pratique de ce qu’il appelle l’« entente » du corps au sein de la thématique du souci de soi et suggère ainsi, plus ou moins explicitement, de renouveler « l’herméneutique du sujet » (Foucault). Le second formule une mise au point concernant la question de l’interprétation en contexte musulman ; Philippe Quesne montre les limites assignées par la tradition sunnite — et par le texte même du Coran, fait-il valoir — aux pratiques issues de l’art de l’interprétation grec. Il faut signaler que ces deux textes gardent un caractère exploratoire : les auteurs doivent pour ainsi dire cartographier le territoire sur lequel ils s’engagent au fur et à mesure qu’ils avancent. Il en va autrement (plus loin dans l’ouvrage) de l’article de Barbara de Negroni au sujet du Zibaldone de Giacomo Leopardi. L’autrice peut mobiliser une conceptualité plus assurée pour défendre l’originalité de la notion de « sistema » dans l’ouvrage de Leopardi ; elle trouve dans le Zibaldone une actualisation de certains des procédés de l’art de mémoire issu de la rhétorique ancienne (qui rappellent l’ars combinatoria de Raymond Lulle).
Dans un tout autre registre, Simon Calenge et Christian Berner proposent un retour sur l’herméneutique allemande du xviiie siècle, dont ils soulignent l’oubli (plus ou moins délibéré) de la part des grands représentants de l’herméneutique contemporaine. Simon Calenge s’intéresse à l’herméneutique de Chladenius et à ses fondements psychologiques ; il montre que celui-ci, lorsqu’il élabore le concept de « point de vue (Sehepunkt) », ne délaisse pas pour autant l’idéal de l’universalité de la compréhension et celui du dialogue avec l’auteur. Christian Berner se penche quant à lui sur l’Essai d’un art universel de l’interprétation de Georg Friedrich Meier ; il a le mérite de faire voir le rôle qu’y joue la notion aristotélicienne d’équité, dans un appel à approfondir la dimension éthique de l’interprétation.
Les textes de Calenge et de Berner sont suivis, selon la chronologie dont il était question plus haut, d’une suite d’articles concernant des thèmes que l’on peut considérer plus classiques : le concept de compréhension chez Dilthey, le potentiel de signification du texte selon Jauss, l’ontologie de Gadamer, le problème de l’inconscient dans la pensée de Ricoeur, le débat entre Gadamer et Habermas au sujet de l’universalité de l’herméneutique. Guillaume Fagniez s’efforce de considérer le concept diltheyen de la compréhension indépendamment de son opposition avec le concept d’explication et d’après son inscription dans le projet d’une philosophie de la vie. Emmanuel Salanskis montre les liens de la notion jaussienne de potentiel de signification avec la métaphysique de l’acte et de la puissance et lui oppose, dans un plaidoyer pour l’objectivité de l’interprétation, le concept nietzschéen de volonté de puissance. Marie-Andrée Ricard éclaire la portée du tournant ontologique opéré dans la dernière section de Vérité et méthode par le biais d’un approfondissement de la réflexion de Gadamer au sujet du phénomène de la beauté. Clément Bertot suit le fil de la discussion entre Michel Henry et Paul Ricoeur concernant la psychanalyse afin de mieux tracer, avec ce dernier, les linéaments d’une compréhension phénoménologique de la thérapie psychanalytique. Diego Sánchez Mena montre enfin comment Habermas résiste à l’affirmation gadamérienne de l’historicité de la compréhension et au « défondement » réalisé dans Vérité et méthode.
Les enjeux de l’herméneutique contient encore un texte dont nous n’avons pas fait mention parce qu’il nous apparaît inclassable ; il s’agit d’une réflexion de Daniel Tanguay au sujet de la finalité d’ensemble de l’oeuvre de Leo Strauss. Strauss peut lui-même être considéré comme un herméneute hétérodoxe puisqu’il ne s’inscrit pas directement dans la discussion concernant l’universalité de la compréhension qui va (grosso modo) de Dilthey à Gadamer, mais qu’il propose malgré tout une théorie de l’interprétation qui constitue, comme c’est le cas chez ce dernier, une réponse aux excès de l’historicisme. L’auteur montre, dépassant le thème de l’ésotérisme et de la dissimulation associé à la figure de Strauss, qu’on peut trouver chez celui-ci un art de lire pouvant conduire à une meilleure compréhension de soi-même et du monde.
Les enjeux de l’herméneutique, s’il se rattache bien aux débats qui ont cours aujourd’hui dans le domaine de l’herméneutique philosophique, forme un ensemble plus bigarré qu’on ne s’y attendrait généralement d’un ouvrage du genre. Cela tient bien entendu à son intention, qui est de laisser place à l’« éclatement » (p. 8) qu’entraîne naturellement la question de la finalité de l’interprétation. On aurait pu s’attendre, en ce sens, à ce que les perspectives qu’il déploie soient plus variées encore qu’elles ne le sont. (Pourquoi pas ?) L’ouvrage a néanmoins le mérite de jeter une lumière sur des dimensions du problème de l’interprétation qui sont souvent laissées pour compte. Ajoutons que si certains textes auraient pu faire l’objet d’une révision linguistique plus attentive, la qualité scientifique des contributions elles-mêmes ne fait pas de doute.