Recensions

Corentin Tresnie, La fuite du monde dans la philosophie de Plotin. Bruxelles, Éditions Ousia ; Paris, Librairie Philosophique J. Vrin (coll. « Cahiers de philosophie ancienne », 25), 2019, 218 p.[Notice]

  • Francis Lacroix

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  • Francis Lacroix
    Université Laval, Québec

Ce petit livre de six chapitres introduit la question cruciale de la fuite du monde sensible vers l’Intelligible et l’Un chez Plotin, notamment en insistant sur la notion d’individualité ou de « nous [ήμεῖς] », que le premier chapitre s’attarde à définir avec rigueur. Le « nous » se comprend comme ce qu’il faut détacher de l’âme pour opérer la fuite vers les principes suprêmes. L’auteur fournit tous les passages nécessaires à même les Ennéades permettant de cerner cette distinction que Plotin opère entre « nous » et « âme ». C. Tresnie prend également soin de distancer le « nous » de l’« animalité [ζῷον] » (p. 26) et de le situer entre l’âme et l’animalité, ce qui lui donne un rôle « d’illumination formatrice d’une part, d’appréhension affective et épistémique d’autre part » (p. 36). L’auteur met en relief ce schéma que l’on trouve chez Plotin en abordant deux paradoxes (p. 43-51) émergeant de cette théorie du « nous » et se propose de régler les difficultés qu’ils impliquent, ce qui sera fait avec brio dans les deux chapitres suivants. Le premier paradoxe est développé au deuxième chapitre et concerne la question du déterminisme. La fuite du monde chez Plotin se trouve liée à l’abandon du « nous », ce qui nous libère des nécessités sensibles. Cette libération doit s’opérer par la faculté dianoétique, et l’auteur distingue bien ici les deux types de remontée, à savoir celle vers l’Intelligible et celle vers l’Un (p. 64-69). Le paradoxe surgit du fait que Plotin prétend que toute âme possède une faculté dianoétique lui permettant d’accéder à la contemplation de l’Intelligible, et éventuellement, avec de la chance, de s’unir à l’Un, mais que les âmes inférieures, étant esclaves des désirs, ne semblent avoir aucun moyen de s’affranchir de leur servitude (p. 53). C. Tresnie règle cette difficulté par l’« argument de la Grâce » (p. 58-60), qui consiste essentiellement à supposer que tout individu, étant rattaché à l’Un, peut contempler même si son âme provient d’un rang inférieur et ainsi changer de statut ontologique. Cependant, l’auteur concède que cela n’est pas suffisant pour écarter toute ambiguïté et qu’il faut donc traiter du second paradoxe avant de bien comprendre comment une âme peut changer de statut ontologique. Le troisième chapitre s’intéresse donc au second paradoxe, à savoir que le « nous » est lié au corps et que son abandon pour s’élever vers les principes signifie sa destruction, ce qui va nécessairement à l’encontre de notre volonté en tant qu’être humain (p. 75). L’auteur nous rappelle que le délaissement du « nous » n’équivaut pas au suicide dans la philosophie plotinienne. De plus, la descente de l’âme individuelle dans le corps implique que nous continuions de l’illuminer. En bref, le détachement du corps n’implique pas de radicalement abandonner notre partie animale, mais signifie plutôt qu’il faut se libérer des passions corporelles. Le quatrième chapitre touche au coeur de la question en s’attardant précisément à la fuite du monde. Celle-ci consiste à contempler. À cet égard, C. Tresnie fait une nouvelle fois très bien la distinction entre l’ascension intellective et l’expérience d’union avec l’Un. S’inspirant notamment du brillant commentaire au traité 20 (I 3) Sur la dialectique de Jean-Baptiste Gourinat (Paris, Vrin, 2016), l’auteur reprend les étapes de l’ascension contemplative et différencie bien l’aspect dianoétique de la remontée vers l’Intelligence, qui requiert le langage et qui constitue la première étape du parcours vers les principes suprêmes, du caractère ineffable et indicible de l’Un. Les cinquième et sixième chapitres abordent respectivement la dimension éthique de la fuite ainsi que le bonheur. C. Tresnie présente …