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Ce numéro thématique de la revue Concilium, édité par Maria Clara Bingemer, Solange Lefebvre, Erik Borgman et Mile Babić, s’intéresse plus particulièrement à l’exploration de la « théopoétique ». Située à la jonction de la littérature et de la théologie, la théopoétique touche également l’esthétique et la philosophie. Il s’agit indéniablement d’un élargissement des champs de compréhension ouverts par la théologie et d’un décloisonnement des espaces rationnels conventionnels qui s’y associent, une ouverture à ce que la création peut représenter, y compris pour les non-croyants engagés dans la production d’oeuvres esthético-littéraires. Le lecteur y trouvera notamment des références à l’herméneutique (Paul Ricoeur), à des auteurs plus proprement théologiques (Hans Urs von Balthasar, Michel de Certeau, Karl Rahner), à des mystiques (Jean de la Croix, saint Antoine), à des philosophes (Bachelard, Kierkegaard) et à des poètes (Rilke, Rimbaud, Escribano, Cardenal, Prado).
La première partie regroupe six contributions et décerne une place centrale à la corporéité selon diverses interprétations. Le premier texte, de Heather Walton, intitulé « Theology in the Way We Live Now : A Theopoetics of Life Writing », adopte une approche biographique et féministe. Walton y met en exergue la place du corps, notamment en lien avec la maternité et avec le défi de maintenir une sérénité face aux épreuves de l’existence (stérilité, pauvreté, séparation, renoncement, souffrance, désirs, mort). Walton se donne comme référence première les confessions d’Augustin, pour ensuite considérer les apports contemporains de Sallie McFague (Blessed Are the Consumers, 2013) et Claire Wolfteich (Mothering, Public Leadership, and Women’s Life Writing, 2017), ajoutant à cela quelques références à Dorothy Day. La seconde contribution, de Cecilia Avenatti de Palumbo, est intitulée « Literature : An Important Hermeneutical Mediation for Theology ». L’herméneutique est comprise ici comme étant un corps interprétatif. L’auteure souligne notamment les efforts entrepris suite au concile Vatican II, qui proposent une plus grande prise en compte de la culture à l’intérieur de la théologie catholique et qui sous-tendent le dialogue critique entre la théologie et la littérature entrepris par la théopoétique. Selon l’auteure, trois raisons poussent la théologie à explorer la littérature : « […] the theoretical dimension, which is concerned with discovering the truth, the ethical dimension, whose core is right action, and the aesthetic dimension, focused on the manifestation and perception of beauty » (p. 27). Le troisième texte, intitulé « The Poetics of Silence in the Spiritual Canticle of St John of the Cross », de Luce López-Baralt, s’intéresse plus particulièrement à la dimension du silence dans la poésie du mystique espagnol. Proposant une analyse linguistique de quelques passages choisis de la poésie de saint Jean de la Croix, l’auteure suggère que la dimension spirituelle du mystique émerge d’un espace incorporel. Son analyse, très fine, ramenée à la linguistique hispanophone, confère toute la force des mots aux strophes de saint Jean de la Croix. La quatrième contribution (« Infinite Reading : Scripture and Interpretation ») concerne la question de l’interprétation et s’adresse à l’incorporation herméneutique. En partant d’un texte de Flaubert à propos de la tentation de saint Antoine, José Tolentino Mendonça sonde la question de l’interprétation, du point de vue de l’intention de l’auteur (en référence à Schleiermacher et Dilthey), du texte (selon sa structure, son discours et sa narration) et du lecteur (en fonction de la réception et de l’exploration du texte). Sa prémisse, selon laquelle le texte est un corps pluriel, souligne le caractère pluridimensionnel de l’espace littéraire, rappelant l’impossibilité de l’interprétation unique d’un texte. La cinquième contribution provient de Vittorio Montemaggi et s’intéresse à la « théologie » dantesque. Elle met en exergue le symbolisme du soleil et le processus de déification proposé par et dans la poétique de Dante (à travers un cheminement qui mène de l’enfer, au purgatoire et, enfin, au paradis). La dernière contribution de la première partie est celle de Luis Gustavo Meléndez Guerrero (« Grammars of the Flesh : Eros, Poetry and the Body »). Débutant avec une citation de Rahner à propos de la théologie de l’incarnation, l’auteur se penche plus particulièrement sur la dimension eucharistique de l’incarnation du verbe. En passant par l’agape et la transverbération thérésienne, Meléndez Guerrero propose une grammaire mystique du corps et de l’amour. Selon lui, la poésie est une mystique qui ouvre la voie à des préoccupations similaires à celles de l’incarnation du verbe.
La deuxième partie du numéro thématique regroupe cinq contributions et est intitulée « Voices From the Five Continents ». Les trois premières contributions suggèrent certaines déclinaisons de l’inculturation du christianisme dans la littérature romanesque et poétique en provenance de diverses parties du monde. La contribution de Carmiña Navia Velasco, « Theological Perspectives in Latin American Literature », s’intéresse à la façon dont le christianisme est inclus dans trois romans : Al Filo del Agua (Agustín Yáñez, Mexique) ; El Signo del Pez (Germán Espinosa, Colombie) ; et El Cristo feo (Alicia Yáñez Cossío, Équateur). La contribution de Mayra Rivera (« Poetics of Survival ») porte sur l’art et la survie dans la poétique des Caraïbes, en s’intéressant aux oeuvres de Derek Walcott et Édouard Glissant, qui s’inscrivent dans les suites du colonialisme et de l’esclavage. La contribution de Jean-Baptiste Sebé (« The Writer and Christ : “The word is the logos and the Logos is God” ») propose une mixité entre la prose et la poésie en se penchant sur trois auteurs : le poète jésuite Gerard Manley Hopkins ; le poète français Jean-Pierre Lemaire ; et le romancier américain Cormac McCarthy. En s’intéressant à ces trois auteurs, Sebé met en lumière la relation entre l’écrivain, le monde et le Christ. Les deux dernières contributions de cette partie (Huang Po Ho, « Doing Theology with Literature : An Asian Attempt » ; et Stan Chu Ilo, « Theology and Literature in African Christian Faith : Hearers of the Word in Africa ») considèrent des méthodologies issues de la narrativité dans l’inculturation du christianisme en Asie et en Afrique. En donnant comme exemple Endō Shūsaku, un japonais catholique qui a publié plusieurs romans, Huang Po Ho suggère de considérer l’importance des histoires en provenance d’Asie pour la théologie chrétienne. Stan Chu Ilo, quant à lui, distingue la théologie formelle, produite par les théologiens, et la théologie informelle, issue de la culture populaire, insistant particulièrement sur l’influence de la théologie informelle. En ce sens, l’auteur souligne l’importance des traditions orales en Afrique, qui constituent le vecteur principal de la diffusion de la Bible sur le continent.
La troisième et dernière partie, intitulée « Theological Forum », renoue avec une approche plus biographique, telle que Walton a pu en glisser un mot dans la première partie, en s’intéressant à certains mystiques et poètes contemporains. Les six contributions qui y sont réunies proposent des retours sur certains extraits de textes (surtout poétiques) de Pedro Casaldáliga, Ernesto Cardenal, Dietrich Bonhoeffer, Thomas Merton, Pierre Teilhard de Chardin et Adélia Prado. Encore une fois, nous retrouvons ici l’importance du corps, mais aussi le thème de la cosmicité comme éléments centraux, qui sont soulignés dans les extraits proposés par les auteurs (Emerson Sbardelotti, Faustino Teixeira, Edson Fernando de Aemeida et Marcio Cappelli, Marcelo Timotheo da Costa, Ursula King, Cleide Maria de Oliveira). Nous retrouvons ces éléments dans le désir de libération de Casaldáliga (porteur de la théologie de la libération au Brésil), dans la solitude et le Cantique cosmique de Cardenal, dans la souffrance de Bonhoeffer, dans l’ascétisme de Merton, dans le « Cosmic Life » de Teilhard de Chardin et dans le poème d’Adélia Prado intitulé « Festa do corpo de Deus ». Les contributions de cette partie sont toutefois très courtes et s’avèrent davantage des extraits de lectures que des analyses ou des interprétations.
L’effort d’internationalisation mené par les éditeurs de ce numéro thématique mérite ici d’être souligné. Nous pouvons toutefois déplorer que la seconde partie du numéro thématique nous annonce un regard sur les cinq continents, alors que nous n’y trouvons rien en ce qui concerne l’Inde et le Moyen-Orient, et très peu en ce qui concerne l’Océanie. Les contributions à ce numéro de Concilium concernent, dans l’ensemble, la relation établie entre le créateur et la création, explorée dans de multiples réalisations littéraires, tout en réservant une place centrale, par le biais de l’esthétique de la création littéraire, au corps dans sa relation à l’esprit. Ce numéro thématique conduit le lecteur à de plus amples questionnements à propos de la façon dont Dieu et la volonté divine se manifestent dans le monde et pour l’humanité, notamment dans des contextes de guerre, d’oppression ou de domination. Bien que certaines contributions des deuxième et troisième parties soient un peu trop courtes, elles demeurent d’intérêt et poussent le lecteur à vouloir en savoir davantage. Notons qu’une contribution à propos d’un poète canadien tel que Saint-Denys Garneau aurait trouvé une place pertinente à l’intérieur de ce recueil. Une référence à un auteur tel que le sud-africain John Maxwell Coetzee (notamment : L’éducation de Jésus, 2017) y aurait également mérité une place. Malgré ces petites absences, nous sommes à même de saluer cette ouverture de la théologie à la littérature.