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Gérard Siegwalt est déjà bien connu des lecteurs du Laval théologique et philosophique (LTP). Sa grande Dogmatique pour la catholicité évangélique, en dix volumes, y a fait l’objet de plusieurs recensions. Rappelons plus spécialement deux dossiers : celui du LTP, 1989, 1, sur les deux premiers volumes, « Les fondements de la foi », et celui du LTP, 2010, 2, sur différents aspects de l’ensemble de la Dogmatique.

Il s’agit d’autre chose ici, d’une autre oeuvre importante de Gérard Siegwalt : les cinq volumes de ses Écrits théologiques. L’auteur les définit lui-même comme des recueils d’articles et de conférences ayant accompagné, précédé ou suivi les tomes concernés de la Dogmatique. C’est à ceux-ci qu’il renvoie pour la présentation systématique des doctrines. Mais les textes des Écrits théologiques ont la particularité et l’avantage de répondre directement aux événements qui les ont suscités.

Je me contenterai ici d’une remarque préliminaire sur l’ensemble des Écrits. Le titre de chaque volume comporte le terme « défi » : Le défi interreligieux ; Le défi monothéiste ; Le défi scientifique ; Le défi ecclésial ; Le défi humain. Gérard Siegwalt lui-même aime en parler comme de l’ouvrage des « Défis ». Pour ma part, il me plaît d’entendre le mot au sens du « trotz » (l’« en dépit de ») luthérien. C’était pour Luther l’affirmation de la justification du pécheur, la justification en dépit du péché. Il s’agit ici de l’affirmation de la foi en dépit de tout ce qui semble s’y opposer dans la culture et dans le monde d’aujourd’hui. Cela, en conservant l’essentiel du paradoxe : non pas une foi extérieure, mais présente et agissante au coeur même du monde et de la culture. Dans les termes de Paul Tillich, on pourrait aussi bien dire que le défi est ici celui de la « corrélation », c’est-à-dire d’une relation mutuellement critique entre religion et culture, entre théologie et philosophie.

Cette référence implicite à Luther dans le titre de chacun des volumes explique que nous ayons tenu à inclure dans ce dossier l’article que nous offrait Gérard Siegwalt sur « La réforme dans l’Église chrétienne et les autres monothéismes ». Cet article, en relation avec le cinquième centenaire de la Réforme protestante, fruit d’une conférence donnée à l’Espace européen des cultures arabo-musulmanes, est présenté ici comme un supplément aux Écrits théologiques, un supplément qui en illustre la teneur, qui montre bien comment chaque texte surgit de la situation présente.

Je tiens enfin à remercier chacun des collègues qui ont collaboré à ce dossier. Je le fais avec les termes même de Gérard Siegwalt, qui m’écrivait après en avoir pris connaissance : « Chacune de ces contributions a été lue attentivement et avec une grande reconnaissance par l’auteur, a “résonné” en lui et est susceptible de “résonner” en d’autres encore. Leur lecture “critique” et donc “discernante” pourra les féconder dans leur propre réflexion. »

Jean Richard

Écrits théologiques I

Gérard Siegwalt, Le défi interreligieux. L’Église chrétienne, les religions et la société laïque. Paris, Les Éditions du Cerf, 2014, 386 p.

Connu pour sa Dogmatique pour la catholicité évangélique (10 volumes entre 1986 et 2007), l’auteur collige ici, dans une série d’Écrits, les conférences et articles produits au long de sa carrière théologique. Ce premier volume porte sur le défi interreligieux. L’introduction présente quatre constats sociologiques : le caractère minoritaire des Églises dans une société de plus en plus sécularisée ; l’espace grandissant occupé par d’autres religions ; l’émergence d’un double front pour les Églises : un premier front extérieur face à la sécularisation et la pluralisation religieuse et un second intérieur face au dialogue à développer entre les Églises historiques, puis avec les Églises nouvelles ; enfin, la distinction entre la donne culturelle et le statut plus juridique de la laïcité donnant ainsi l’impression que la séparation entre le temporel et le spirituel neutralise ce dernier. Ces quatre pôles (Église, religions, culture et laïcité) et leurs interactions multiples devenant problématiques interpellent la réflexion théologique. Le livre est divisé en quatre parties thématiques. L’exercice de rassembler des textes déjà publiés entraîne nécessairement des recoupements, mais ils ont l’avantage de nous permettre d’entrevoir comment la réflexion théologique siegwaltienne se déploie au fil des publications.

1. La théologie dans une société sécularisée et plurireligieuse

La première partie est intitulée « Le christianisme dans la société sécularisée et plurireligieuse ». La leçon d’adieu du professeur aborde la difficile question du statut de la théologie dans une société sécularisée et plurireligieuse. Réfléchissant sur la salutation et sur ses implications, elle devient ici une façon de dépasser le compartimentage entre le temporel et le spirituel ; la salutation au quotidien est une bénédiction, voire une thérapeutique. Saluer théologiquement, c’est reconnaître l’altérité du temporel et du spirituel, la totalité de la réalité et enfin notre être devant Dieu. Comment une théologie, dont le statut est d’être le témoin de ce « devant Dieu », se déploie-t-elle dans une société sécularisée et paradoxalement plurireligieuse ? Pour l’auteur, « la vocation de toute théologie, […], c’est d’être critique, intégrative et thérapeutique » (p. 33). Inspiré par Paul à l’aréopage, il propose diverses discursivités théologiques (sapientiales et prophétiques) pour coordonner le temporel et le spirituel ; il propose de développer une dynamique dialogale pour cheminer vers une théologie vraie, transformatrice des obstacles du départ pour former des ponts dans les différents contextes. Les pratiques théologiques des confessions et des religions exigent de distinguer attentivement ce qui est sain de ce qui est malade et de reconnaître avec attention ce qui constitue un appel à la vie.

Plusieurs autres textes du livre, comme le second de cette première partie, partent de la situation présente : société de plus en plus sécularisée et plurireligieuse, cette situation est aussi marquée par la perte de repères, de sorte que des réflexes de fuite en avant ou de repli sur le passé peuvent survenir. Pour l’auteur, la rencontre de Dieu n’est possible que dans la rencontre de la situation fragilisée et non dans sa fuite, que dans la traversée de la mort pour vivre, ressusciter. Que devient alors l’absoluité du christianisme ? Allergique aux différents « -ismes », qui gomment trop souvent les enjeux de vérité et entravent les chemins de vie, il fait des distinctions éclairantes entre le règne temporel et le règne spirituel : cette dualité (et non dualisme) permet de tenir en tension l’un et l’autre en reconnaissant que les deux règnes sont non identiques et non séparés. Voulant éviter la désintégration de la société plurireligieuse, qui a des fois et des religions, l’auteur réfléchit la vérité religieuse à partir de notre humanité commune, notre humanité noachique. Un dialogue interreligieux réussi de la foi chrétienne avec les autres fois devra poser l’absoluité du christianisme comme l’absoluité du Christ ; l’absolu échappe à l’être humain tout en le déterminant dans sa liberté. Le dernier texte revient sur la complexité de la société et veut mieux saisir les interactions réciproques entre les divers éléments qui la composent. Deux points sont à retenir pour y inscrire la théologie chrétienne : la distinction entre le temporel et le spirituel facilite le dialogue entre tous et l’entente sur un intérêt général commun. Dans ce contexte, la théologie chrétienne exerce un discernement dans la société et contribue à la concorde, tout en rappelant que nous sommes tous en marche, dans un dialogue mutuel aspirant à la vérité.

2. Religion et laïcité

Dans la seconde partie intitulée « Religion et laïcité », la première publication traite du rapport entre l’Église et l’État à partir de la doctrine des deux règnes de Luther. Le spirituel et le temporel constituent une polarité dialectique, qui relèvent par conséquent, chacun à leur façon, du même Dieu. Ce schéma est appliqué à la dialectique entre l’Église et l’État. La seconde contribution, plus circonstancielle, introduit au problème de la culture religieuse et de la transmission de la foi. Ici aussi, l’analyse du contexte conduit à relever quatre défis issus du contexte scolaire, avant de se demander s’il est possible d’enseigner la culture religieuse et de donner quelques pistes plus méthodologiques pour l’avenir. Ce texte, comme d’autres, enracine dans un contexte particulier la réflexion théologique (voir la quatrième section de la dernière partie nommée « La fraternité d’Abraham », révélatrice de cette pratique concrète enracinée du dialogue), alors que plusieurs des contributions sont plus théoriques.

La contribution suivante veut répondre à la question : quel est le sens du droit à la liberté religieuse dans une société où la laïcité domine ? Ce texte bien ficelé affirme que la laïcité ne va pas sans éthique. Toujours mise en touche par le laïcisme, qui chasse le spirituel au nom du temporel, la laïcité doit reconnaître le fait religieux persistant dans la société et son défi de devenir un facteur de cohésion sociale. Oeuvrant souvent pour sa seule gloire, la laïcité a contribué à un vide spirituel, rapidement comblé par les idoles comme l’argent. L’épreuve de vérité de la laïcité est son impuissance à donner sens ; l’éthique palie cette impuissance. Mais l’éthique ne va pas sans référence spirituelle tout comme le spirituel ne va pas sans liberté. Cette cascade réflexive place finalement aussi le spirituel devant son épreuve de vérité ; il doit livrer un combat pour voir si et comment les religions et le spirituel peuvent contribuer à la cohésion sociale. Dans un autre texte intitulé « Le dialogue interreligieux et l’État laïque », les analyses de l’arrière-plan soulignent encore le caractère sécularisé et plurireligieux, mais aussi l’incapacité du laïcisme à assimiler les religions : le spirituel dont les religions sont les signes est irréductible, tout autant que les religions les unes par rapport aux autres. Cela devient-il une menace pour la paix sociale et religieuse ? Nous devons respecter la diversité et, tant pour les religions que pour l’État, développer des habitus de rencontre humaine et spirituelle, développer un dialogue critique pour éviter l’absolutisme et le relativisme. Pour l’auteur, le dialogue interreligieux relève de l’élémentaire humain, un élémentaire à cultiver pour vivre dans la paix, la justice et la vérité.

3. Le christianisme et les autres religions

Les contributions de la troisième partie nommée « Le christianisme et les autres religions en général » explorent l’accueil en christianisme de l’autre religion. Pour ce faire, il devient nécessaire, comme dans la première contribution, d’essayer de formuler les conditions de possibilités préalables à la rencontre. Une première condition pose la révélation au fondement des religions et développe ce que cela implique de mettre en rapport les révélations des religions avec la révélation chrétienne. Accueillir et comment le faire deviennent les vecteurs pour reconnaître l’altérité de mon vis-à-vis, mais aussi de l’autre en moi. Ce processus engage une connaissance par le vécu, au-delà des connaissances livresques.

La contribution suivante rappelle un autre aspect de la rencontre : le religieux est d’ordre spirituel et son retour marque une protestation contre une civilisation immanentiste, contre un réductionnisme du spirituel, et il annonce un possible renouveau, une possible réorientation vers le religieux, marqueur de l’interdépendance de tout, de la dimension de transcendance inhérente au réel, malgré son caractère ambivalent. Les nouvelles spiritualités interpellent l’Église à un discernement pour dénoncer les perversions et les peurs la renvoyant à sa source et à son dynamisme christique.

Au texte suivant, l’auteur tire les conséquences de cette situation pour la mission et l’évangélisation. Le christianisme doit trouver une nouvelle approche où les portées thérapeutiques et intégratives du travail théologique peuvent être mises à disposition pour exclure l’erreur et inclure la vérité, là où le centre vital d’une religion (son expérience de base) est rencontré et accueilli avec tolérance. Il en va d’un apprentissage au vivre ensemble, comme le dit la quatrième contribution. L’auteur va au-delà du clivage entre le plan temporel (avoir, savoir et pouvoir) et le plan spirituel (dimension verticale ou relation à un infini) pour développer une relation dialectique entre l’un et l’autre en évitant l’enlisement, les tentations réductrices et les blessures du passé. Pour apprendre à vivre ensemble, il devient nécessaire de répondre méthodiquement à la nécessité de développer un dialogue effectif et dans la vérité. Ici l’accueil critique et le discernement spirituel mettent en jeu la dynamique de la vérité dans l’amour et l’amour dans la vérité, parce qu’une vérité sans amour est intolérante et un amour sans vérité est hypocrite.

La prochaine contribution initie à la théologie de la culture de Paul Tillich. L’auteur souligne la contribution tillichienne (corrélation essentielle entre culture et religion) pour approcher de manière critique les cultures et les religions. Il décline alors les deux défis actuels (dialogue interreligieux et crise des fondements) et articule des pistes de dépassement en soulignant l’importance de distinguer et de souligner les potentialités constructrices lorsqu’un kairos fait irruption au sein d’une époque bouleversée.

Le dernier texte revient sur la notion d’expérience religieuse de base (l’intériorité de la religion) ; elle engage donc plus qu’un regard extérieur sur la religion. Elle conduit à un dialogue intra-religieux, soucieux de la vérité et du caractère transcendant de la transcendance. Le travail théologique soutient le caractère religieux de la religion tout en veillant à critiquer ses perversions possibles (absolutisme et relativisme).

4. Le défi du dialogue judéo-chrétien et islamo-chrétien

La quatrième et dernière partie, divisée en quatre sections, traite des rapports entre le christianisme et les deux autres monothéismes abrahamiques. Cette dernière partie prend à bras-le-corps des questions et des enjeux qui mettent au défi le dialogue entre le christianisme, le judaïsme et l’islam. Une première section traite des religions abrahamiques. Le titre de la première contribution pose une question incontournable du projet interreligieux : « Le problème christologique dans les rapports entre l’Église chrétienne et le judaïsme d’une part, l’islam d’autre part : un obstacle ou un pont ? » Ici, l’auteur dénonce la maladie de la supériorité de chacune des trois religions devant la confession de Jésus comme Christ ; ceci fonde les divisions tant à l’intérieur qu’entre les religions et menace la société de désintégration. Puis, il se demande à quelles conditions la confession de foi chrétienne a pour elle et les autres une force thérapeutique et intégrative. Son exploration le conduit à des distinctions qui permettent d’appliquer le principe christique aux religions, incluant la foi chrétienne. Ce principe corrige fraternellement les déviances des religions et ouvre au dépassement possible de l’obstacle ; il devient ainsi un pont entre les religions. Le second texte de cette section touche le rapport entre Isaac et Ismaël. L’auteur relit les textes clés pour mieux mettre en évidence comment chacune des traditions herméneutiques peut corriger les problèmes qu’une lecture exclusive a engendrés tout au long des siècles. L’action créatrice et rédemptrice de Dieu s’exprime chez l’un comme chez l’autre et il en va de nos lectures communautaires de considérer ou pas les croyants musulmans comme nos frères, et de contribuer ou non à la paix entre les religions et à la cohésion sociale.

La seconde section, intitulée « Judaïsme », comporte six textes qui gravitent globalement autour de la Torah. L’auteur endure encore ici l’obstacle pour mieux construire un pont de concorde, de respect et de cohésion. « La Loi de l’Ancien Testament est-elle chemin de salut ? », « De l’éternité de la loi », « Que signifie la Torah pour le chrétien aujourd’hui ? », « L’élection éternelle de l’Église en Christ et l’Élection d’Israël », « La portée universelle de la Torah. Pour que le droit soit établi ». Toutes ces contributions explorent comment il devient possible de dépasser les malentendus et les divisions entre le judaïsme et le christianisme. Le dialogue judéo-chrétien est possible lorsque des nuances historiques sont apportées et des préjugés corrigés, lorsque l’expérience de base de la Torah est mieux saisie et que le rapport entre l’élection des uns et des autres est saisi dans sa différence et sa complémentarité. Le dernier texte de la section offre à nouveau une réflexion théologique sur la possible contribution de la tradition judéo-chrétienne dans un temps en manque de repères. La validité et la crédibilité de cette contribution reposent sur le caractère juridique de la loi mosaïque.

La section trois portant sur l’islam a deux textes : le premier s’interrogeant si Mohammed est prophète pour le christianisme. Le second insiste sur l’importance du dialogue islamo-chrétien pour répondre au défi des intégrismes. Nous sommes en quête de la vérité de chacune de nos religions, quête permettant une meilleure unification du réel et de la personne. La dernière section propose un bref dossier d’une pratique de dialogue interreligieux dans lequel l’auteur s’est lui-même engagé ces dernières années. Il documente ainsi un projet effectif et des traces de sa réalisation sur le terrain : divers textes à l’occasion de rencontres entre les communautés musulmanes et chrétiennes, occasion de se saluer, de se rencontrer, de s’accueillir en Dieu.

Ce premier volume des Écrits de Gérard Siegwalt met en scène le labeur théologique en contexte séculier et plurireligieux. Il développe des analyses rigoureuses de réflexes théologiques à reprendre sans cesse pour permettre au dialogue de traverser les impasses inhérentes à la rencontre de l’autre humain, croyant, qui menace et fait peur. Ces analyses soignent bien souvent le malade de ses blessures qui empêchent de voir les possibles de la paix pour les humains et les sociétés. La pratique théologique est critique, intégrative et thérapeutique ; elle affronte avec humilité, vérité et respect les grands écueils entre les religions monothéistes et les défis du monde contemporain, où l’absence de repères et de sens fragilise nos humanités et sociétés. Le défi de Siegwalt est colossal, mais il le relève en offrant des bases solides pour nous permettre de poursuivre le chemin du dialogue.

Marc Dumas

Écrits théologiques II

Gérard Siegwalt, Le défi monothéiste. Le Dieu vivant, le mal, la mystique. Paris, Les Éditions du Cerf, 2015, 465 p.

Dans ce deuxième tome des Écrits théologiques, nous sommes au coeur de la théologie de Gérard Siegwalt. L’ouvrage se structure d’après les trois articles de la foi chrétienne : le Dieu vivant, le Christ Jésus, le Saint-Esprit. Il se termine en traitant la question du monothéisme trinitaire, désigné ici comme la « tri-unité » de Dieu.

1. Une conception non supranaturaliste de Dieu

Gérard Siegwalt s’attaque d’abord à la conception traditionnelle de Dieu, celle de la « théologie classique ». La caractéristique de ce théisme classique, c’est le supranaturalisme. On entend par là le Dieu du ciel, existant avant tout et cause première de tout. On pose « un Dieu supra naturam, au-dessus ou en dehors du réel » (p. 27). La transcendance de Dieu se trouve ainsi absolutisée, au détriment de son immanence au réel. Siegwalt reproche au supranaturalisme son extrinsécisme, sa conception de la transcendance comme extérieure au réel. Ce qu’il importe de corriger dans le sens d’une transcendance au coeur de l’immanence : « Le supranaturalisme est une certaine compréhension de la transcendance, de Dieu, dans le sens de l’extériorité de Dieu : Deus extra nos. Cette conception n’est pas fausse, si elle est dialectiquement liée à celle de l’inhérence de Dieu (de la transcendance) à l’immanence, et donc à celle de l’intériorité de Dieu aux êtres et aux choses » (p. 144).

On en arrive ainsi à une autre révolution par rapport à la théologie classique : celle de la conception non supranaturaliste de la création. Le Dieu supranaturaliste est conçu comme existant de toute éternité, créant un monde différent de lui, extérieur à lui. Tel est le schéma classique de la pensée d’un Dieu cause première de tout. À la suite de Tillich, Siegwalt renverse cette perspective, en concevant Dieu non pas comme cause première au commencement de tout, mais comme fondement de tout ce qui existe : « S’il est le Créateur des cieux et de la terre […], il ne l’est pas tant au commencement chronologique du réel, mais il l’est à son fondement permanent, et donc aujourd’hui, comme il l’a été et comme il le sera demain » (p. 42).

Il s’ensuit un rapport différent entre création et rédemption. Il ne s’agit plus de deux actes différents. La création prend nom de rédemption dans son aspect de durée et d’évolution : « Le Dieu créateur est celui de la création continue […], et à ce titre il est le Dieu rédempteur, celui qui accompagne sa création pour la mener à son accomplissement » (p. 42). On voit bien la différence avec la conception classique d’inspiration augustinienne, qui insiste sur la chute, le péché originel : « La théologie classique répartit la matière théologique en parlant successivement de Dieu, de la création, de la chute et de la rédemption » (p. 127).

Le mal et le péché ne disparaissent pas pour autant, mais ils sont comme intégrés dans l’acte même de la création. Car ce n’est plus une création à partir de rien (ex nihilo), mais une création à partir du chaos, selon le récit biblique (Gn 1,2). Siegwalt indique bien le rapport entre le chaos originel et le mal : « Le chaos n’est pas à proprement parler déjà le mal : il le porte en lui comme sa potentialité destructrice ou démoniaque, tout comme il porte en lui la potentialité créative-constructive, à cause de la puissance créatrice de l’Esprit de Dieu. Le chaos est prédonné au mal, il en est comme la source ou le creuset » (p. 47). La différence avec la théologie classique pourrait donc s’exprimer ainsi : l’apparition du mal dans le monde ne se conçoit plus selon le schéma du passage (la chute) de l’idéal à la réalité, de l’essence à l’existence, mais comme le passage de la puissance à l’acte.

L’idée de la rédemption se trouve inversée par le fait même. Elle n’est plus reliée au passé mais au futur, à l’avenir. Ce n’est plus la simple réparation de ce qui s’est produit de mal dans le passé, mais l’actualisation d’une puissance de renouvellement, qui n’est pas une grâce surajoutée, mais celle-là même de la puissance créatrice. Cette puissance se manifeste finalement dans la destinée du Christ Rédempteur : « La vie et la mort de Jésus ne sont pas tant tournées en arrière, vers la chute, la perdition, le péché, le mal, la mort, que vers l’avant, vers la résurrection et donc vers la nouvelle possibilité de vivre, dans ce monde, dans les conditions de nos vies respectives, et face à la mort, dans l’espérance du royaume de Dieu » (p. 53).

La thèse de la transcendance dans l’immanence du réel prend tout son sens paradoxal dans l’affirmation de la présence de Dieu au coeur de la souffrance humaine : « C’est l’affirmation qui est déjà pressentie dans l’Ancien Testament et qui est au coeur du Nouveau Testament : Dieu est lui-même présent dans la souffrance. Il l’est dans son Fils, dans le chemin de croix de Jésus, à Golgotha » (p. 114). Il l’est dans cette puissance créatrice dont on vient de parler, puissance de nouveauté, puissance de résurrection. En somme, là où est la puissance créatrice, là se trouve le Dieu vivant. Tel est l’ultime renversement de la perspective supranaturaliste : penser le divin à partir d’en bas, à partir du réel le plus infime, le réel de la souffrance.

Il faut dire cependant que la représentation supranaturaliste de Dieu n’est pas fausse. C’est la conception biblique du Dieu du ciel, qui crée le monde « au commencement ». Mais il importe, le moment venu, de savoir l’interpréter comme un langage symbolique qui, au-delà de lui-même, ouvre sur le mystère divin. Dans Théologie de la culture et dans Dynamique de la foi, Tillich a deux magnifiques articles sur le langage religieux comme langage symbolique. On aimerait entendre Siegwalt insister davantage là-dessus. Il y fait allusion à deux endroits. D’abord, à propos du rapport entre la pensée et la vérité : « La vérité reste […] toujours au-delà de la pensée ; elle est ce vers quoi celle-ci tend. La pensée est ainsi essentiellement symbolique : elle vise au-delà d’elle-même » (p. 179). Puis, plus directement : « Dieu est plus grand que Dieu, plus grand que toutes nos représentations de Lui (Deus semper major). […] D’où : toute affirmation concernant Dieu appelle constamment à être dépassée » (p. 225).

2. Vers une christologie non supranaturaliste

La christologie constitue le centre de la pensée théologique de Gérard Siegwalt. Dans ses trois magnifiques conférences de Montpellier en 2011, il montre la voie d’une christologie non supranaturaliste, selon la méthode inductive, en pleine continuité avec la théologie fondamentale élaborée dans son traité de Dieu.

La première conférence aborde la question critique, celle de l’interprétation du titre de « Fils de Dieu » : « Ce titre, qui a encore une autre valence (celle d’exprimer l’origine du Christ Jésus en Dieu), exprime, dans le contexte présent la qualité de Jésus en tant que tourné entièrement vers Dieu ; il n’exprime pas, dans notre contexte, une communion de nature à Dieu, mais une élection en vue d’une mission. Le titre “Fils de Dieu” exprime l’obéissance filiale de Jésus à la volonté de Dieu » (p. 23).

Commentons. Siegwalt signale d’abord une autre signification du titre, qui exprime alors l’origine du Christ en Dieu. C’est une allusion à la christologie d’en haut, celle du Verbe incarné, de même nature que Dieu. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit « dans le contexte présent », qui est celui de la vie terrestre et de la mort du Christ, celui du Jésus des évangiles. La filiation divine de Jésus ne signifie pas là son origine en Dieu, par génération divine, mais son élection par Dieu, qui fait alliance avec lui, qui en fait son Fils bien-aimé. Jésus, partenaire de l’alliance avec Dieu, se trouve ainsi « tourné entièrement vers Dieu ». S’il est « Fils de Dieu » par excellence, c’est en raison de sa parfaite obéissance filiale à la volonté du Père, en raison de sa parfaite alliance avec Dieu.

Dans ce contexte de l’alliance filiale, la vie, la mort et la résurrection de Jésus prennent tout leur sens. Sa mort est en parfaite continuité avec sa vie totalement orientée sur la volonté de Dieu son Père : « En prenant le chemin de la croix, Jésus démontre qu’il n’est pas le Messie créé par l’attente des humains. La croix est l’aboutissement de son obéissance à Dieu ; elle n’est pas l’échec de sa messianité » (p. 240). La résurrection de Jésus devient alors la manifestation du bien-fondé de sa totale consécration à Dieu.

Quand on parle de la mort de Jésus, il est immédiatement question de sa mission rédemptrice. À ce propos, Siegwalt marque clairement sa distance par rapport à une christologie qu’il qualifie de supranaturaliste. C’est une christologie « déductive », qui va de haut en bas, à l’instar de la théologie déductive supranaturaliste dont il a été question à propos de Dieu. En sotériologie, cette pensée supranaturaliste « est caractérisée par l’extériorité du sens de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus le Christ, une extériorité par rapport à nous » (p. 52). C’est une christologie de la substitution et de l’expiation : « Jésus est la victime sacrificielle offerte en compensation — en rançon — pour nos péchés, donc pour notre salut » (p. 52).

Cette christologie de l’expiation par la souffrance et la mort se trouve de plus en plus considérée aujourd’hui comme une pensée du ressentiment, tournée vers l’arrière, vers le mal et le péché. La réinterprétation que propose Siegwalt se veut, au contraire, tournée vers l’avenir, une pensée de l’espérance, animée par la foi en la vie nouvelle de la résurrection : « Le sens de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus le Christ prend en compte tout ce qui est en amont, ce qui vient du passé, tout le poids du mal qui pèse sur le présent […], mais inscrit dans notre réel et dans le réel de ce monde une puissance de nouveauté qui tourne notre regard vers le Dieu qui vient, qui toujours vient, comme le Dieu créateur et rédempteur » (p. 53).

Ce qu’il advient de la sorte dans la destinée du Christ devient alors le paradigme de ce qui se produit en nous-mêmes. On passe ainsi de l’extériorité à l’intériorité en nous de l’oeuvre rédemptrice du Christ. Telle est la démarche de la christologie d’en bas : « Si la christologie déductive est caractérisée par l’extériorité supranaturaliste du Christ, de sa personne et de son oeuvre, la christologie inductive est caractérisée par l’intériorité du sens de la vie, de la mort et de la résurrection du Christ, de son intériorité à nous, dans le sens du “Christ en nous”, comme en parle Paul » (p. 54). La démarche inductive, de bas en haut, devient par là même une démarche de l’intérieur à l’extérieur. La vie, la mort et la résurrection du Christ, telles que racontées dans les Évangiles, deviennent le miroir où nous pouvons voir ce qui se passe au plus profond de nous-mêmes : « Le Christ Jésus est certes hors de nous, il a une extériorité : c’est pour que nous contemplions dans cette extériorité son être tel qu’il est présent et agissant dans notre intériorité » (p. 55).

Siegwalt ne dénie pas pour autant la démarche de haut en bas, la christologie de l’incarnation, mais il inverse l’ordre des priorités. Une telle démarche doit venir après l’autre, celle de bas en haut. Ce qui signifie qu’il nous faudrait désormais penser l’incarnation à la lumière de la christologie messianique, et non pas l’inverse comme on a fait jusqu’à présent : « Du point de vue de l’être humain, elle [la christologie de l’incarnation] ne se situe pas au commencement, mais à la fin. Elle récapitule la démarche qui part du bas, de l’expérience même de l’être humain : la démarche de haut en bas donne à celle de bas en haut sa réponse ultime » (p. 264).

3. L’Esprit Saint comme présence de Dieu en nous

S’interroger sur l’Esprit Saint en christianisme, c’est poser la question de son rapport à Dieu et au Christ, ce qui implique une conception de la Trinité divine. Siegwalt distingue donc dès l’abord trois manières d’être de Dieu : « L’affirmation trinitaire concerne les trois manières d’être éternellement concomitantes de Dieu, transcendante (comme Père), immanente (comme Fils), présente (comme Saint-Esprit) » (p. 348-349). Dans le même sens, on pourrait dire que le Christ est l’incarnation de Dieu dans l’histoire, tandis que l’Esprit Saint est l’inspiration de Dieu dans l’esprit humain.

Ces notions d’incarnation et d’inspiration impliquent cependant un processus de haut en bas, de la transcendance à l’immanence. Pour éviter tout supranaturalisme, il faudrait alors inverser le processus et commencer par l’expérience de l’Esprit en nous. C’est sur cette voie que semble nous orienter Siegwalt quand il fait voir la dialectique trinitaire dans l’expérience même de la révélation et de la foi. La Trinité apparaît alors, non plus comme la structure de l’être éternel de Dieu, mais comme celle de l’expérience chrétienne fondamentale. C’est ainsi que j’interprète le passage suivant : « La révélation de l’action créatrice et rédemptrice de Dieu est, pour autant qu’elle soit perçue comme Parole de Dieu et accueillie dans la foi, le fait de Dieu en tant qu’Esprit saint, c’est-à-dire en tant qu’il communie avec l’être humain, avec l’esprit de l’être humain » (p. 312).

L’inversion de la perspective supranaturaliste, procédant de la transcendance à l’immanence, pourrait être plus radicale encore en commençant par l’expérience de l’Esprit en nous indépendamment de l’expérience chrétienne de la révélation. Siegwalt nous introduit dans cette voie quand il parle de l’expérience universelle de l’Esprit divin en tant qu’expérience de la transcendance : « L’être humain n’est humain que comme être “religieux” au sens de : lié à Dieu et donc ouvert à la transcendance, quel que soit le degré de conscience qu’il en a » (p. 354). Les religions apparaissent ainsi comme « les organes variés […] de la conscience […] de l’humanité, de la dimension de transcendance du réel » (p. 355 ; voir p. 350-351).

Le « spirituel » ne doit cependant pas être identifié au « religieux », qui en constitue une expression culturelle : « les religions sont des faits de culture » (p. 355). De façon plus générale, Siegwalt écrit : « Le plan “spirituel” n’est pas un domaine, mais une dimension du “temporel” lui-même, sa dimension spirituelle précisément » (p. 316). Ce qui implique que le spirituel peut se retrouver non seulement hors de la religion chrétienne, mais aussi bien hors de toute religion donnée. On rejoint par-là l’idée et le fait d’une spiritualité non religieuse, dont se réclament nombre de nos contemporains. Ils sont sortis de la religion, mais ils tiennent à garder le noyau spirituel de la religion. L’Esprit devient alors le terrain commun où se rencontrent et dialoguent « spirituels » et « religieux ».

Avec Gérard Siegwalt, on peut ainsi conclure à l’universalité et à la particularité de l’Esprit : « Il n’y a d’universalité de l’Esprit que dans sa particularité, il n’y a de particularité vivante et vivifiante de la religion […] et de la foi […] que dans leur ouverture à l’Esprit » (p. 384).

Cela nous ramène finalement au rapport entre l’Esprit et le Christ. La particularité de l’Esprit signifie sa spécificité en tant qu’Esprit de Jésus le Christ. Pour nous, chrétiens et chrétiennes, c’est en Jésus qu’apparaît l’Esprit dans son authenticité divine, créatrice et rédemptrice. En ce sens, on peut dire que Jésus procède de l’Esprit (Lc 1,35). Mais le Christ glorieux, le Christ « spiritualisé », devient le Christ universel. Sa seigneurie ne se limite plus aux « brebis perdues de la maison d’Israël » (Mt 10,6), elle s’étend à toutes les nations (Mt 28,19). On peut dire alors que l’Esprit procède du Christ, ou du Père par le Fils.

La question névralgique se pose dès lors : celle de l’universalité du christianisme face à l’universalité d’autres religions, celle de l’islam tout particulièrement. Le choc des croyances apparaît dans toute son acuité quand on compare la profession de foi chrétienne — « il n’y a qu’un seul Dieu, et qu’un seul médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus » (1 Tm 2,5) — au Témoignage musulman : « pas d’autre Dieu qu’Allâh et Mohammed est son messager ». Si l’on prend ces énoncés à la lettre, comme des vérités objectives, on tombe dans le piège de l’absolutisme religieux. Il en va autrement si on les considère comme des vérités de foi, des vérités d’expérience spirituelle. Elles signifient alors : « pour nous », chrétiens, le Christ est l’unique médiateur ; « pour nous », musulmans, le Prophète est l’unique messager. On en arrive ainsi à la conclusion que Mohammed le Prophète est pour les musulmans ce qu’est Jésus le Christ pour les chrétiens. Mais l’Esprit du Christ dépasse les murs de la maison du christianisme ; de même, l’Esprit du Prophète dépasse ceux de la maison de l’islam. Telle est l’universalité de l’Esprit qui nous permet de dialoguer en partageant nos expériences de l’Esprit.

Dans ce qui précède, je n’ai relevé que certains points saillants de ce deuxième tome des Écrits théologiques de Gérard Siegwalt. Points saillants réunis autour de ce qu’on pourrait appeler les trois « piliers » du christianisme : Dieu, le Christ, l’Esprit Saint. Cela devrait suffire pour voir l’importance du volume. Il s’agit vraiment d’une réinterprétation radicale de la foi chrétienne, d’un point de vue non supranaturaliste. Certaines voies ouvertes par l’auteur permettent de prolonger la réflexion au-delà même de l’orthodoxie classique, ce qu’il faut bien se résigner à faire aujourd’hui. Notons cependant que la plupart des articles réunis dans ce recueil proviennent de conférences données à de larges auditoires. L’originalité de la pensée n’en fait donc pas un ouvrage ésotérique, tout au contraire. Je ne puis que souhaiter que, directement ou indirectement, ces idées puissent parvenir à la connaissance de ceux et celles qui s’interrogent sur la pertinence de la foi chrétienne dans le monde d’aujourd’hui.

Jean Richard

Écrits théologiques III

Gérard Siegwalt, Le défi scientifique. L’ébranlement de la civilisation moderne, l’universalité et la théologie, et la sauvegarde de la création. Paris, Les Éditions du Cerf, 2015, 441 p.

Le titre d’un ouvrage peut parfois tromper celui ou celle qui n’a pas encore amorcé la lecture, en exacerbant inutilement la curiosité et en ne se rapportant pas avec justesse au contenu ni au geste qui le porte. Mais on ne peut adresser un tel reproche aux Écrits théologiques III de Gérard Siegwalt, car les textes de ce recueil affrontent sans détour Le défi scientifique que le titre annonce.

Bien que le recueil « éclaire les développements systématiques de la Cosmologie théologique » — le troisième tome de la Dogmatique pour la catholicité évangélique de Siegwalt, publié en 1996 — et « est, en retour, éclairé par eux » (p. 7), il demeure autonome. Les articles et conférences rassemblés sont regroupés en cinq parties distinctes à l’intérieur desquelles ils apparaissent en ordre chronologique de publication ; les plus anciens remontent aux années 1960 et 1970, alors que le plus récent, un texte inédit, intitulé « Création et évolution », qui clôt la première partie (p. 63-77), est de 2015. Les thèmes abordés dans chacune des parties sont intimement liés les uns aux autres, d’où de nombreux croisements avec pour résultat un recueil d’une très grande cohérence. Le lecteur qui, pour la première fois, sera mis devant les textes de ce théologien découvrira une pensée très structurée, une écriture parfois dense et irriguée de multiples incises, mais une écriture qui demeure toujours fluide et agréable à lire.

1. Les sciences à l’Université

Les textes de la première partie (p. 11-77) interrogent l’Université. D’entrée de jeu, à partir d’un questionnement sur la cohabitation des sciences, de la philosophie et de la théologie, l’auteur met en cause « l’émiettement des sciences » en son sein (p. 13) et le cloisonnement des disciplines auquel elle donne lieu (p. 44). Il pose du même coup un regard critique sur la « démission générale de l’Université […] dans le monde occidental, devant cette vocation » à travailler à l’« unité » des disciplines (p. 11). L’« interdisciplinarité » (p. 43-52), le « dialogue interdisciplinaire » (p. 11-13) ou encore le « dialogue critique » entre les disciplines (p. 24-30, 41-42) sont ainsi mis en pratique et mis de l’avant à plus d’une reprise avec, en arrière-fond, l’histoire conflictuelle des rapports entre les sciences de la nature et de la vie, la théorie de l’évolution, le naturalisme de Jacques Monod et la théologie de la création (p. 31-40, 63-77 ; et aussi plus loin p. 204-205). De façon récurrente, Siegwalt pointe vers la « crise de la théologie » comme celle qui, à sa manière, « révèle la crise de toute l’Université » (p. 22). Ce sont toutefois les développements sur le dualisme épistémologique qui occupent le devant de la scène :

La modernité marquée largement par le dualisme dont Descartes est le penseur avéré, tend à isoler l’anthropologie par rapport à la cosmologie, l’être humain par rapport à la nature, et à occulter le fait qu’il n’y a d’anthropologie que référée à et enracinée dans la cosmologie, la réciproque étant vraie également, tant monde et être humain forment entre eux une polarité indissociable.

p. 33

L’Université tout entière est ainsi traversée par cette coupure qui passe entre le sujet et l’objet et qui empêche de considérer le réel dans son unité, dans sa totalité, donc de le penser.

2. La crise des fondements du réel

Par rapport au thème central de la première partie, la seconde prend du recul et aborde le problème de l’Université par la racine en étudiant la « crise des fondements du réel » qui ébranle la « civilisation moderne ». On y trouve des questions similaires, comme celle « des présupposés épistémologiques de la modernité » (p. 108) qui vient d’être évoquée, mais celles-ci sont étudiées dans leurs prolongements — ou leurs fondements — philosophiques et théologiques, à partir de la question du réel : comment appréhender celui-ci ? « La crise actuelle est ainsi la crise de l’être humain dans sa relation à lui-même, à autrui et à la nature extérieure » (p. 106), et affronter cette crise implique de « redécouvrir […] ou d’anticiper » au coeur du temps présent « l’unité dialectique, polaire, du réel » (p. 116-117). L’enjeu n’est pas la maîtrise de cette unité comme totalité, car l’« être humain serait Dieu qui […] connaîtrait véritablement [l’unité] ! » (p. 117). L’enjeu est plutôt de penser et d’agir à partir de l’intuition que l’humain a de cette totalité du réel, c’est-à-dire de faire place à une « pensée intégrative, apte à saisir les relations » et ce, au coeur de ce que la raison scientifique explicative morcelle. L’authentique interdisciplinarité — théonome (p. 196) — à travers laquelle le défi scientifique de notre temps pourra être affronté demande de descendre à cette profondeur.

La présente crise des fondements du réel ouvre donc une quête de l’unité qui doit demeurer telle, c’est-à-dire qui doit demeurer ouverte, « dynamique ». Et cette quête est elle-même « une nouvelle quête métaphysique », c’est-à-dire « une quête de l’Être même », dans l’horizon dessiné par Heidegger qui parle de « l’oubli de l’Être » au coeur de la civilisation moderne (p. 118-119). Et c’est à ce niveau que la théologie peut apporter une contribution, en problématisant, notamment à travers « la révélation spéciale de Dieu en Christ » qu’elle porte (p. 120). Ce questionnement philosophico-théologique sur l’unité du réel traverse ainsi toute la seconde partie qui est la plus dense, la plus volumineuse, et celle qui permet de mesurer la grande cohérence de la problématique du recueil, qui est transversale. Ce questionnement est repris de diverses manières (p. 123-151) et croise d’autres questions, comme celle de la causalité en science et en philosophie (p. 165-175). Il importe de noter que les deux textes (p. 176-189 et 190-199) qui ferment cette seconde partie permettent d’apprécier l’importance des travaux de Paul Tillich — notamment Le système des sciences et Les fondations sont ébranlées — chez Siegwalt en général, mais sur ces questions et sur cette manière d’aborder l’ontologie en particulier.

3. La crise écologique et la problématique économique et énergétique

Les textes des troisième et quatrième parties abordent de front la crise écologique, de même que la problématique économique et énergétique qui, d’une part, sont indissociables et liées aux enjeux précédents, et qui, d’autre part, mettent en évidence l’unité dernière du réel, c’est-à-dire le caractère bien concret de la crise de la civilisation, la complexité d’une action éthique concertée, la nature « religieuse » de la crise et les injustices sociales qui l’accompagnent. De façon originale et audacieuse, la confession de foi trinitaire des chrétiens est plus d’une fois mobilisée pour interpréter la crise, que ce soit pour justifier l’engagement (p. 242-245), pour penser la responsabilité (p. 257-275), ou encore pour élaborer une critique lucide du « péché » de la science et de l’économie enracinée dans l’espérance d’une rédemption (p. 317-326). Parmi les divers écrits de ces deux parties, ceux qui concernent l’énergie, en particulier l’énergie nucléaire (p. 283-339, 369-378), font voir la persistance des enjeux malgré l’évolution des contextes. Le texte « Écologie et théologie » est quant à lui frappant par son actualité prophétique et par la richesse des propositions éthiques de frappe luthérienne qu’il contient.

Le monde présent a une chance de survie non pas par les efforts conjugués de tous les humains, parce que ces efforts ne seront pas conjugués mais contradictoires, mais par le peuple du Christ, le peuple de ceux et celles qui, en Christ, acceptent de mourir et découvrent ainsi une nouvelle possibilité de vivre, la possibilité de la gratuité qui est celle de la nouvelle création […]. Nous n’appelons pas Église simplement ceux et celles qui confessent le nom du Christ, mais ceux et celles qui, de fait, ontiquement, sont touchés par la puissance du Christ, qu’ils puissent la nommer ou non. L’Église, en ce sens, dépasse la réalité des Églises existantes.

p. 234

Ce texte de 1974 montre à quel point, parmi les théologiens comme les non-théologiens, en anticipant la profondeur et l’interdépendance des enjeux du défi scientifique, Gérard Siegwalt a été en avance sur son temps.

4. Et la théologie de la création…

Tout au long de l’ouvrage, la théologie mise en pratique par Siegwalt se présente ainsi non d’abord comme « un domaine particulier » du savoir préoccupé par le religieux ou une tradition spécifique, mais comme un travail de pensée qui « a trait à […] la dimension dernière, la dimension de mystère ou de transcendance de tous les domaines » du réel (p. 24). Ainsi comprise, la théologie traverse l’ensemble du recueil. Les écrits de la cinquième et dernière partie campent cependant de manière explicite dans ce que Siegwalt nomme « la théologie de la création proprement dite ». Les premiers chapitres de la Genèse et le livre de l’Apocalypse sont alors mis de l’avant et mobilisés pour affronter le défi scientifique (p. 379-391), mais aussi 1 R 21 et Jn 9,1-7 (« La terre et ses promesses », p. 394-399). La portée cosmique de la christologique jouit également d’un traitement particulier et conduit l’auteur à interpréter l’écologie à la lumière de la résurrection (p. 413-416).

5. Le défi du théologien

Les textes rassemblés dans ce recueil témoignent du parcours d’un théologien qui a eu l’audace de s’avancer là où une bonne part de la théologie de son temps n’a pas osé se rendre. Si la théologie moderne a abandonné le cosmos (p. 14-18), ainsi que le déplore Siegwalt, ce dernier montre de manière convaincante — et moderne — que cela n’est pas une fatalité, pas plus que ne l’est le devenir de cette civilisation qui est en crise.

La lecture de ce recueil a été très stimulante pour celui qui écrit ces lignes et qui, comme jeune théologien universitaire, est mis devant le défi d’« habiter » l’Université aujourd’hui et qui, pour cette raison et parce qu’il habite aussi le monde qui porte cette Université, ne peut ignorer le défi scientifique et les crises qui le conditionnent. Ainsi que le propose Siegwalt, les grands défis de notre temps ne pourront être relevés que si les frontières entre les disciplines sont traversées en direction de l’autre et mises au service de ceux qui souffrent. Siegwalt aborde ces défis non seulement en tant que théologien, mais d’abord parce qu’il est théologien et qu’il est ainsi rendu attentif à ce qui, au coeur des différentes disciplines universitaires, les excède. Son insistance sur l’unité et sur la totalité du réel qui permet de « surmonter [les] contradictions » et qui « dépasse [l’]ambiguïté » du réel prend parfois une tournure hégélienne (p. 72, 143-144) et peut laisser interrogatif, bien qu’il insiste sur le caractère dynamique du rapport à l’unité au coeur du réel et, ainsi, du rapport à la vérité, tout en prenant soin de barrer l’accès à une unité saisie définitivement (notamment, p. 83, 117, 197). Je préfère pour ma part le terme d’excès à ceux d’unité et de totalité, car ce terme pointe vers l’Autre du réel, c’est-à-dire vers un rapport à l’altérité qui est porté par le langage et qui travaille le rapport au réel, en creux. Cette autre manière d’aborder ces enjeux honore mais aussi déplace quelque peu ce qui cherche à se dire dans l’appel à la dimension de transcendance au coeur de l’immanence, en lien avec une approche heideggérienne de la vérité comme manifestation. Il s’agit ici de points de détail, mais qui sont aussi un peu plus que des points de détail. Ces remarques supposent toutefois une grande sympathie pour les questions que soulève Siegwalt et pour la manière dont il les traite, en profondeur.

Une dernière remarque concerne le format du recueil. En tant que recueil, il est précieux, car il redonne accès à un ensemble de textes qu’il vaut la peine de lire aujourd’hui et qui auraient probablement été perdus de vue sans lui. Toutefois, étant donné l’interdépendance des thèmes, les reprises fréquentes — le dualisme, l’écologie, etc. — et les nombreux croisements, je me demande si la problématique ne serait pas mieux servie — de façon plus efficace — à travers un ouvrage de plus petite taille, donc plus accessible, et prenant pour point de départ la crise écologique, qui a une véritable portée heuristique. C’est l’importance et l’urgence des enjeux que le théologien Siegwalt a le mérite de soulever avec rigueur et sagesse qui me semblent appeler une telle considération.

Patrice Bergeron

Écrits théologiques IV

Gérard Siegwalt, Le défi ecclésial. Une voix protestante pour la réalisation de l’Église. Paris, Les Éditions du Cerf, 2016, 458 p.

1. De la quête aux questions

Rendre compte des cinquante années d’études sur l’Église que présente ce recueil est téméraire, tant le matériel est riche, les questions soulevées complexes et les lectures de terrain stimulantes. Quoique ces textes soient liés à des temps et lieux précis, ils nous mènent au coeur des enjeux contemporains de la foi chrétienne, de l’Église et des Églises. Deux préoccupations en émergent particulièrement : les pratiques oecuméniques inter-ecclésiales et les rapports entre la foi et le monde. Les chapitres qui encadrent le tout, le premier portant sur la quête de l’Église dans sa vérité et le dernier sur la question du ministère d’unité, traduisent bien la polarité de l’ensemble. Entre quête et question, dans la conjugaison de ce qui s’avère problématique du sens et problématique de l’intelligence, prend place une dynamique réflexive concernant aussi bien la nature intrinsèque de l’Église, ses singularités confessionnelles, la gestion de ses institutions, sa mission dans le monde que les pratiques développées dans des milieux particuliers comme celui de l’environnement concordataire d’Alsace et de Lorraine. Sont soulevées tant des interrogations théologiques fondamentales, attenantes aux énoncés dogmatiques et aux pratiques sacramentelles, que des questions d’éducation, de transmission de la culture religieuse, d’organisation des congrégations et surtout de réalisation de l’unité. Les traditions réformées de la modernité occidentale, luthérienne et calviniste, sont à l’avant-plan de l’analyse mais toujours suivies de près par le catholicisme romain et l’orthodoxie. L’auteur consacre une importante section à la signification théologique de Vatican II et ne manque jamais de souligner comment l’aggiornamento inauguré par celui-ci concerne toutes les confessions chrétiennes.

Certes, nombre des problèmes soulevés sont récurrents, notamment ceux qui concernent les rapports entre les différentes confessions chrétiennes et qui hantent les débats depuis le seizième siècle. Ils prennent cependant une nouvelle envergure aujourd’hui, alors que les sociétés occidentales s’avèrent radicalement sécularisées et que leur régulation ne s’exerce plus selon une Loi d’un Père reconnaissable par tous mais en l’Absence de l’Autre. De la quête aux questions, sont dès lors mis en évidence des enjeux cruciaux, à la fois théologiques et anthropologiques, dont on peut penser qu’ils vont encore être exacerbés par la mondialisation. Cette dernière ne force-t-elle pas toutes les croyances, traditions, quêtes et identités à se côtoyer sur les places publiques ? Ne les soumet-elle pas toutes à l’indifférence générale, émoussant les dialogues qu’elles pourraient entretenir entre elles et avec le monde, sauf quand l’une ou l’autre est instrumentalisée au service d’une visée politique ou d’une identité collective particulière ? L’auteur ne manque d’ailleurs pas de stigmatiser ces « maladies de la foi » que constituent l’intégrisme et le fondamentalisme. Face aux défis d’une Église en réalisation, elles représentent, nous dit-il, une fuite, « soit dans l’histoire, soit dans la théologie », bref une « fuite devant le réel » (p. 254).

2. Réaliser l’Église

L’entrée en matière du volume précise d’emblée la nature et la portée du concept de réalisation introduit par le titre. Sorte de coffre à outils, ce concept central permet de considérer les modalités selon lesquelles la foi, essentiellement dynamique de vie, s’inscrit dans le monde des humains : « L’Église, qui est placée d’emblée dans la société humaine plus large, y est située par rapport à celle-ci et par rapport à l’humanité en général » (p. 9, italiques de l’auteur). Elle s’inscrit dans l’humanité en portant, au coeur de celle-ci, un dessein de salut à la fois singulier et universel : « L’Évangile ne vaut pas seulement pour l’Église mais pour tout » (p. 245). Chacun des textes présentés est vibrant des défis posés par cette inscription et chaque question traitée est occasion d’en préciser les articulations.

Qu’est-ce que l’Église ? Elle est « proposition de vie ». Mais « elle s’égare lorsqu’elle se place au centre : elle n’a sa raison d’être qu’en relation avec l’humanité dans laquelle elle a sa vocation particulière » (quatrième de couverture). Voilà l’essence de sa catholicité, une catholicité évangélique qui se conjugue, en toute logique, avec son apostolicité et son unité. Et qui par le fait même prend distance par rapport à toute prétention hégémonique ou volonté institutionnelle qui la fermerait sur une expérience particulière, d’où qu’elle vienne.

Dans ses dispositions concrètes, pour les fins mêmes de cette « proposition de vie », l’Église est congrégation, capacité de partager une même destinée (selon la racine greg qui renvoie à l’idée de troupeau, de pâturage à partager et de pasteur). Mais elle est, en même temps, aventure, quête de sainteté, une sainteté qui n’est pas de l’ordre de la perfection morale ou d’un idéal imaginable, mais « lutte de Dieu en l’être humain » et « combat de l’être humain pécheur pardonné » (p. 196). L’auteur revient à plusieurs reprises sur cette idée, notamment à propos de Vatican II : l’Église est aventure parce que sa mission est de tout récapituler en Christ, donc « affirmation de combat, attestant quelque chose qui advient et qui ne se vérifie qu’en advenant » (p. 259). Elle est ce qui donne lieu à la quête qui appelle l’humain. Elle met dès lors celui-ci en demeure de vivre d’une économie différente de celle du monde, une économie du don, c’est-à-dire une gratuité qui, au-delà même du don, est pardon. Et elle est en cela, par nature dirions-nous, ouverte à tous les humains, voire à toute la création.

La réalisation de l’Église, c’est en quelque sorte l’incarnation du désir de Dieu dans le monde. Cette incarnation est bien concrète, dans la mesure où des femmes et des hommes lui donnent corps, avec leurs différences et leurs ressemblances, leurs étrangetés et leurs familiarités, leurs antipathies et leurs connivences, bref dans la fermentation de la pâte humaine. Par ses micro-réalisations comme par son aptitude à animer l’humanité entière, sur tous ces terrains qui lui donnent lieu, elle conjugue dès lors pesanteur et grâce[1]. En conséquence si l’Église et le monde ne peuvent être assimilés ni confondus, il faut chercher saisir le monde en tant que marche vers cette altérité qui l’appelle. Telle est l’articulation Église-humanité : « L’humanité entière est appelée à être l’Église, mais l’humanité entière n’est pas l’Église » (p. 195), parce que l’Église est l’humanité en tant que sanctifiée.

3. L’Église en train de se faire

Dans une remarque méthodologique ad hoc, l’auteur indique que le suffixe tio « exprime le fait que quelque chose se fait, un événement donc, non un état » (p. 201). La réalisation de l’Église, c’est donc l’Église en train de se faire, dans son actualité. L’Église, en bref, est une aventure spirituelle incarnée. Quel que soit l’état de son visage, blessé ou radieux, quelle que soit l’image donnée ou perçue d’elle-même, attirante ou repoussante, quelle que soit l’attitude des cultures à son égard, revêche ou cordiale, elle mérite d’être appréhendée dans sa dynamique. Quoique composée d’humains concrets, limités, souvent fermés sur eux-mêmes, bref pécheurs et vivant dans des cultures blessées jusqu’à en devenir parfois moribondes, « l’affirmation décisive sur l’Église est qu’elle est, dans le monde, l’anticipation du monde nouveau ». C’est par là qu’elle est une, catholique et apostolique (p. 206).

Chacun des exposés de Siegwalt est une quête d’équilibre, quête manifeste dans le soin pris à toujours assortir les critiques — parfois robustes — à des ouvertures — parfois subtiles. Ce qui pourrait être reçu comme négatif est alors soumis à une relecture positive. Attention : il ne s’agit pas d’un jovialisme multiculturel dans lequel il serait politiquement rentable de cultiver un juste milieu. Dans l’Église, c’est la tension qui est vitale. Et cette tension, comme celle de la corde d’un arc bandé, suppose la solidité à toute épreuve de chacun de ses points d’attache. Dans la dialectique de la pesanteur et de la grâce, chaque pôle doit être considéré selon sa logique propre, avec ses fécondités et ses limites sans jamais oublier son attachement à l’autre pôle. Quand un tel oubli survient, apparaissent alors les symptômes de l’une ou l’autre des maladies de la foi. Et sans doute pourrait-on compiler une liste de ces maladies au-delà de l’intégrisme et du fondamentalisme ci-haut mentionnés : le pluralisme, « érection de la pluralité en système » (p. 315), peut stériliser la pluralité ; le confessionnalisme peut asphyxier les confessions de foi ; le spiritualisme, en se passant des médiations ecclésiales, s’avérer destructeur tant des spiritualités individuelles que des communautés susceptibles de leur donner gîte (p. 366). Tout cela, et d’autres encore (cléricalisme, communautarisme, sectarisme…), sans compter un catholicisme historique qui, apologiste de ses propres formes, a pu étouffer la catholicité de l’Église catholique elle-même.

« La foi est toujours à la fois mémoire et aventure » (p. 223). La réalisation de l’Église ne peut être elle aussi que mémoire nourrissant une aventure et aventure tributaire d’une mémoire. Il s’agit donc d’en dégager la tension, en toute situation. Il faut pour cela conjuguer un certain idéal ecclésial — du moins ce que peuvent en dire les témoins des Églises confessantes — avec la réalité historico-sociologique et culturelle observable. Cette tension, pour Siegwalt, se décline en trois vecteurs de forces : « […] le ministère ecclésiastique, la réalité communautaire, la liberté de l’individu » (p. 359 et suiv.). La prudence s’impose dans la considération de chacun de ces vecteurs parce que partout se trouvent pesanteur et grâce. Et si la quête peut s’étouffer dans ses propres fantasmes — maladie de la foi —, le regard critique peut aussi se brouiller dans son auto-évaluation, s’imaginer pénétrer la nature des choses alors qu’il n’en capte que la surface — maladie (chronique) de l’intelligence.

4. La quête (et la question) du réel : prendre soin

Si la tension semble une notion simple d’un point de vue théorique, sa réalité est bien plus complexe sur le terrain, où elle est faite de vecteurs multiples et où elle doit composer avec des humains non seulement pécheurs mais aussi meurtris dans leur histoire personnelle et collective. Elle exige une attention — un prendre soin — sans relâche.

Ainsi faire congrégation, faire Église, est-il un défi récurrent. Pour évaluer ce défi avec quelque réalisme, il faut considérer ses fondements théo-anthropologiques, c’est-à-dire l’articulation de la quête de sainteté aux contraintes de la condition humaine. L’Église est appelée à faire congrégation en chacune de ses réalisations locales, donc sur un mode singulier, mais aussi dans la présentation de son unité, donc sur un mode universel. Chacune de ses confessions, dans ce contexte, est une manifestation singulière de l’universel qui l’anime mais l’assortit, du même coup, de fécondités et limites qui lui sont propres. Ainsi l’Église évolue-t-elle parmi les autres réalités du monde, « in, cum et sub l’effort des humains » (p. 308 ; 382), dans des rapports qui sont à la fois de solidarité et de transaction, d’affirmation et de résistance, sans s’y confondre. Bref, il s’agit d’être dans le monde sans être du monde, formidable défi, signe de contradiction dont l’évangéliste repère déjà les effets d’exclusion, voire de haine à l’égard des croyants (Jn 17,14-18).

L’acte de foi serait-il seulement pensable sans les terres arides et les impasses dans lesquelles il fleurit ? « La responsabilité de l’Église est de répondre, dans la foi, à l’action de Dieu, mais aussi de reconnaître cette action là où elle se fait, et donc aussi en dehors de l’Église, partout et toujours » (p. 78). C’est pourquoi il faut prendre soin du monde. Le parcours de Siegwalt se trouve ici en écho avec les avancées les plus stimulantes de la pensée contemporaine, dont celles d’un Michel de Certeau, par exemple, qui signalait comment, chez bien des chrétiens, l’engagement politique et social prenait en quelque sorte « valeur sacramentelle » par son articulation d’un dire et d’un faire devenue évanescente dans les discours chrétiens[2]. Il rejoint aussi celles d’un Johann Baptist Metz pour qui « christianiser le monde, c’est […] le faire parvenir à son être propre, […] lui ouvrir les hauteurs ou les profondeurs presque insoupçonnables de son être-monde, rendues possibles par la grâce[3] ».

Malgré toutes ses servitudes — et à travers elles — l’Église est théonome. Ni hétéronome, ni autonome, ni vouée au service de l’ordre mondain, ni vouée à son propre service, mais servant une altérité toujours au-delà de ses projets, au-delà de tout objet susceptible de la représenter, même si de tels objets restent nécessaires à sa réalisation. Cela suppose qu’elle n’oublie jamais ni ses limites — sa situation concrète —, ni son souffle vital — l’altérité qui l’appelle.

Voilà bien le coeur du réel, le « coeur du coeur » de la destinée humaine connaturelle à l’Église et qui se trouve dans la tension, le mouvement, la lutte de l’humain avec l’Autre, la lutte de l’Autre dans l’humain. Évoqué avec insistance à propos de Vatican II, ce réel n’est ni un imaginaire à consommer ni le produit d’un quelconque programme mais se réalise dans la parole prophétique, l’acte de foi qui est point de fuite dans les lieux du manque, assumant le sens jusque dans son caractère indéfini. Récapitulant tout en Jésus-Christ, l’Église lui donne consistance à travers ses pesanteurs, et par là permet aux humains de continuer, non sans grâce, d’aller plus loin, de persévérer dans l’être.

Raymond Lemieux

Écrits théologiques V

Gérard Siegwalt, Le défi humain. L’incertitude de l’existence humaine et le combat spirituel. Paris, Les Éditions du Cerf, 2017, 388 p.

1. Contre toute absolutisation

Si j’avais à résumer l’oeuvre de Gérard Siegwalt en un seul mot, ce serait sans hésitation « absolutisation », compris cependant dans sa négative, comme le refus de faire de toute chose un absolu afin d’en préserver la dimension dernière, qui relève du mystère divin. Ce refus est central dans les écrits du théologien luthérien, ainsi que dans son enseignement, dont j’eus le privilège de bénéficier lors de mes études à l’Université de Strasbourg et qui, au-delà de l’ampleur et de la richesse qui le caractérisent, invite inlassablement à saisir la relativité de tout ce qui enjoint à accoucher de ce mystère, qu’il s’agisse des Écritures saintes, des dogmes ou des théologies, et ce, néanmoins, sans jamais céder au relativisme (p. 23). L’auteur souligne en effet que ces derniers « portent témoignages, chacun à sa manière, au seul objet de la foi, mais ne sont pas eux-mêmes cet objet » (p. 272). Cette exhortation se vérifie une fois de plus dans Le défi humain. L’incertitude de l’existence humaine et le combat spirituel, cinquième et dernier volume des Écrits théologiques, qui sont la reproduction d’articles de l’auteur réunis selon une thématique précise.

Sept thèmes constituent ce volume dont chacun est marqué par une mise en garde contre l’absolutisme (ou absolutisation) sous une forme ou une autre. Dès le début du traitement du premier thème, la quête de l’essence de l’être humain, l’auteur évoque la difficulté de reconnaître l’unité de l’humanité, notamment à cause de la « tendance de toute société donnée à s’absolutiser et donc à s’ériger en norme » (p. 15). Cette unité n’étant pas uniformité mais respect de l’altérité, elle repose sur l’ouverture des différences les unes aux autres, possible seulement si l’on désabsolutise ces dernières. Par ailleurs, dans son discours sur une anthropologie théologique, Siegwalt plaide pour une réciprocité critique entre l’anthropologie philosophique et l’anthropologie théologique tout en dénonçant la tentation d’absolutiser l’une par rapport à l’autre (p. 33). — Concernant le deuxième thème, le défi particulier de la sexualité, il fait état d’une hétérosexualité qui, si elle est absolutisée, devient idolâtrie, rupture de la relation à Dieu ; quand le sexe se substitue ainsi à Dieu, il se pervertit et peut conduire au viol de l’autre (p. 44). — À propos du troisième thème, la loi et la promesse du « meurs pour devenir », l’auteur met en garde contre une espérance qui est la fin de l’espérance dès lors qu’elle n’espère plus « sur la base de » mais devient une lutte, une réaction contre (p. 92). — En rapport au quatrième thème, le fondement baptismal du combat spirituel, il invite à ne pas choisir entre le baptême d’enfants et le baptême des catéchumènes, à ne pas absolutiser l’une ou l’autre attitude, mais à y voir leur part de vérité (p. 126). Plus loin, en introduction à son article sur la pénitence, il se défend de tout absolutisme en optant pour une approche non strictement confessionnelle, le sujet en question étant commun à toute l’Église (p. 130). Il y va également ici de la place à donner aux psychothérapies dans le sacrement de pénitence à condition qu’elles ne s’absolutisent pas, c’est-à-dire qu’elles restent ouvertes à la dimension dernière qu’est la dimension spirituelle (p. 134). Plus loin encore, Siegwalt aborde la tendance de toute Église de s’enfermer sur elle-même, de s’auto-absolutiser, et distingue en ce sens le fondamentalisme, comme absolutisation de la compréhension littérale des saintes Écritures, de l’intégrisme qui est l’absolutisation d’une certaine compréhension de l’histoire (p. 177). — Dans le cadre du cinquième thème, la vocation du combat spirituel : discernement, prière et jeûne, il précise que la tolérance vise à reconnaître une part de vérité de l’autre position, et ce, contrairement à l’absolutisme qui rejette cette autre position par le fait de lier la transcendance à une représentation de celle-ci (p. 200). — En référence au sixième thème, à propos de foi, de bénédiction et de salut, l’auteur dénonce la mise en captivité de la sotériologie par son absolutisation, avec comme conséquence l’obsession du salut dans une opposition entre sacré et profane, entre spirituel et temporel (p. 312). — Enfin, le septième thème, comment vivre ?, est l’occasion de rappeler que seule la zone de silence, lieu de la présence du Christ, peut désamorcer les absolutismes et donc offrir à l’humain de rester humain et de survivre en tant que tel (p. 336).

2. Une théologie ancrée dans l’expérience humaine

Ces quelques exemples suffisent à montrer le caractère central du refus de toute absolutisation chez l’auteur, un refus qui ne se réduit pas à un souci doctrinal, comme celui de préserver le mystère de Dieu, mais répond aussi, et peut-être plus encore, à l’exigence d’ancrer le discours théologique dans l’expérience de manière à ce qu’il devienne parole de salut. C’est là un rappel nécessaire et urgent à l’heure où la théologie, comme discipline universitaire, semble à bien des égards déconnectée des besoins réels ou du moins ne plus rencontrer autant les intérêts des individus et des communautés : « L’expérience est première, écrit l’auteur, par rapport à la théologie et à l’Église, en ce sens qu’elle est le lieu et de la quête de Dieu et de l’advenue de Dieu. La théologie est une théologie de la vie, du vécu, du réel, ou elle n’est pas » (p. 322). Insister sur ce rapport à l’expérience, bien à propos dans le Défi humain (voir p. 71, 72, 75, 87, 88, 95, 128, 130, 229, 294), c’est réaffirmer que la théologie se doit de protéger la praxis de l’erreur et de l’affermir dans la vérité (p. 201). Or, cette tâche ne peut réussir sans l’effort de débusquer les absolutismes, dont la posture fondamentale pervertit l’expérience qui alors devient un vecteur d’aliénation. Le discours théologique est parole de salut quand il trouve écho dans l’expérience et l’oriente vers la liberté, laquelle passe par un combat spirituel et, de ce fait, implique les idées de chemin et de discernement.

Dans son introduction, Siegwalt pose d’emblée la question : comment puis-je vivre ? (p. 23) et non pas qu’est-ce que vivre ? ou qu’est-ce qu’une vie réussie ? La formulation retenue est révélatrice ; elle resitue la vie humaine dans sa contingence et propose une quête face à l’incertitude et aux fourvoiements. C’est là le défi humain, défi existentiel et spirituel (p. 11), celui de s’engager dans cette quête de soi-même qui est aussi quête de l’au-delà de soi (p. 24). Le refus de toute absolutisation participe à l’effort de saisir la pensée et le comportement justes, ou encore cette orientation de l’être (phronêma) (p. 232), au coeur même de la condition humaine pour y évoluer en vue d’une vie en plénitude et dans la joie (p. 292), une vie toujours en devenir autant sur le plan individuel que social ; ce refus a donc une portée éthique pour une attention constamment renouvelée à l’essentiel (p. 101, 156), au mystère dernier de l’humain qui échappe à tout enfermement conceptuel. Pour le dire autrement, seule la connaissance de soi peut neutraliser les absolutismes, en donnant à l’humain d’appréhender la complexité du réel qui, dans sa diversité, son ambivalence et son mouvement perpétuel, se soustrait aux tentatives de figer ou étiqueter soi-même et les autres (p. 116).

Cela implique une conversion des mentalités qui repose sur le principe universel du « meurs pour devenir » (voir p. 73, 103, 107, 124, 139, 148), expression tout aussi centrale dans la pensée de l’auteur que le mot absolutisation. Il n’y a de vie véritable que dans la mort à soi, au vieil homme, aux idoles qui constituent l’impression fausse d’être ceci ou cela. Il faut mourir aux diverses identifications pour que naisse l’homme nouveau dont la valeur n’est pas d’être un surhomme mais transparent (ou vulnérable) à la grâce divine. C’est dire toute l’importance du rapport à l’existence humaine dans l’articulation d’une théologie qui refuse de s’ériger en système fermé. Aussi, de ce point de vue, Le Défi humain offre-t-il la base réflexive et critique d’une telle articulation, en vertu de quoi il aurait très bien pu faire l’objet du premier volume des Écrits théologiques, si tant est que l’auteur eut le souci d’organiser ces derniers selon un ordre thématique précis. Refus de toute absolutisation, connaissance de soi et meurs pour devenir, voilà trois aspects d’une même réalité qui donne sa cohérence à la pensée du théologien luthérien. Le premier aspect, qui est doctrinal (qui détermine l’articulation théologique), trouve son orientation et sa pertinence dans le deuxième aspect, anthropologique celui-là (qui détermine le devenir de l’humain), en donnant son sens au troisième aspect qui lui a une valeur spirituelle (qui détermine la finalité de l’humain) (p. 117). « […] c’est à partir de la révélation, écrit l’auteur, que nous savons que dans la mort à soi et dans la résurrection d’un nouveau moi […] s’accomplit un mystère qui, depuis l’origine, est celui du Christ lui-même » (p. 74 ; voir p. 75, 286). De cette interaction, il ressort que la connaissance de soi, le rapport conscient à l’existence humaine, est l’élément permettant la rencontre des deux autres.

3. Théologie et spiritualité

Siegwalt nous offre ainsi une clé herméneutique précieuse pour saisir le lien étroit entre théologie et spiritualité ; pas de théologie en effet sans la dimension spirituelle (p. 231, 235). Par conséquent, c’est en celle-ci qu’il faut chercher les caractéristiques majeures de la théologie de l’auteur. J’en retiens cinq.

1) Une théologie de la relation. De par sa nature, l’humain est incomplet (p. 52) ; la souffrance qui en découle, si elle est assumée, ouvre sur l’altérité par la parole, le langage et la découverte du monde à la recherche de soi-même en plénitude. L’humain est essentiellement un être relationnel (p. 51) ; comme créature, il n’est pas par lui-même, mais fondamentalement en relation. Le sentiment d’incomplétude est révélateur de son être en relation et le pousse à en prendre toute la mesure. Or, la quête de l’humanum en soi-même et dans les autres relève du combat spirituel (p. 17) qui, lui aussi, s’opère dans l’espace relationnel ; c’est dans l’accueil de l’autre qu’on s’éveille à sa réalité propre et au mystère qui est au-delà de soi, de tous (p. 25). Aussi est-il possible de faire de l’étranger mon prochain grâce à ma victoire sur l’ennemi qu’il représente pour moi (p. 348). L’unité en Dieu de l’humanité tient donc au respect de l’altérité où chacun, en vertu de sa différence, encourage l’autre à ressaisir l’essentiel. C’est pourquoi Siegwalt parle de théologie de la relation, des polarités et de la fraternité universelle critique (p. 233).

2) Une théologie sotériologique. Le salut est l’axe de la théologie chrétienne fondée sur le Dieu créateur et rédempteur (p. 322). Or, Siegwalt dénonce un rétrécissement sotériologique ; il constate que la théologisation a écarté l’expérience concrète du salut (p. 310). La théologie doit donc retrouver sa dimension mystagogique, ce qui implique de ressaisir les éléments de doctrine à partir du lieu où ils prennent leur sens véritable, à savoir l’expérience, celle de la condition humaine ; plusieurs propos de l’auteur vont dans ce sens : pas de foi sans épreuve (p. 289), l’espérance n’existe qu’au coeur de l’angoisse (p. 87), la résurrection du Christ se vérifie dans la nôtre (p. 76). C’est qu’en fait, il n’y a de liberté qu’en tant que libération, c’est-à-dire dans l’accueil de ce dont on veut se libérer (p. 95). Siegwalt refuse une théologie supranaturaliste pour mettre la visée intellectuelle au service de la visée spirituelle. L’articulation théologique est vaine quand elle se rapporte à un monde différent du nôtre, quand elle ne se fonde pas dans l’immanence (p. 27, 71) ; au contraire, elle est viable quand, ancrée dans notre réalité présente, psychologique et sociale, elle accompagne le processus qui, sous la motion de l’Esprit saint, permet de transformer l’impasse en passage.

3) Une théologie non dualiste. L’expérience est le lieu de l’ambivalence (p. 220, 250) ; une même chose peut être libératrice ou aliénante selon les circonstances ; le double symbolisme de l’eau, eau de vie et eau de mort, en est une bonne illustration (p. 153). On ne peut donc traiter toutes les impasses de la même façon ; des attitudes ou procédés différents, voire opposés, s’imposent selon les cas de figure. Du point de vue théologique, cette situation implique deux perspectives. La première est holistique ou cosmothéandrique ; elle consiste à relier la réflexion sur Dieu aux dimensions humaine et cosmique ; contrairement au supranaturalisme, la théologie s’opère ici dans le monde, à même sa complexité, et en rend compte. Ce faisant, elle refuse les dualismes — absolutisme ou relativisme (p. 238), individualisme ou collectivisme (p. 232), futurisme ou présentisme (p. 72) — qui sont autant de rétrécissements théologiques incapables de rendre compte de la réalité et qui, par conséquent, bloquent l’accès à l’expérience du salut. La seconde perspective est celle de l’art de la distinction. Elle relève du discernement, nécessaire devant l’ambivalence et qui « consiste à distinguer ce qui autrement est soit opposé soit confondu […] » (p. 320). Une théologie au service de la quête de l’humanum s’inscrit nécessairement dans le réel. Or, pour ne pas réduire la complexité de ce dernier et céder au dualisme, elle s’efforcera de nuancer la perception qu’elle en a en distinguant des termes proches sémantiquement mais donnant lieu à des postures opposées comme absolutisme et absoluité (p. 200), relativisme et relativité (p. 23). Dans ce dernier cas, la relativité renvoie au fait qu’une chose est conditionnée et donc limitée, mais qu’elle n’en est pas moins singulière et différente des autres, capable d’appréhender l’humanum de manière unique. En somme, une théologie non dualiste, qui est aussi théologie de la récapitulation, est en mesure de regarder ailleurs, « non pour refouler la réalité telle qu’elle est, mais pour la voir depuis cet ailleurs […] » (p. 364).

4) Une théologie de la voie. Voir la réalité telle qu’elle est depuis cet ailleurs, cet au-delà de soi, implique que le salut est certes déjà là mais qu’il est aussi en devenir : « La foi est foi de celui qui, ayant été sauvé […] est en train d’être sauvé […], pour être sauvé à la fin des temps […] » (p. 279). Dès lors que la théologie accompagne ce processus, il lui est impossible de s’ériger en un système fermé (p. 34). Une théologie qui vise la vie et l’éternité (p. 150) se fait elle-même voie, ouverture à une actualisation toujours à refaire pour poursuivre le combat spirituel à chaque étape de la naissance de l’homme nouveau. Cette dernière est une marche longue (p. 157, 350) qui demande un accompagnement de longue durée ; on ne peut arriver au but sans avoir parcouru le sentier qui y conduit (p. 94). La théologie est juste quand elle offre de parcourir ce chemin dans les meilleures conditions. Ce faisant, elle reconnaît que les réflexions sur l’humain ne sont pas la réponse à la quête de l’humanum mais son instrument (p. 25 ; voir p. 69, 287). En tant que telle, elle se fait discrète comme le levain et révèle la promesse de l’impuissance, véritable matrice de la communauté croyante ; la théologie nous dit ainsi que Dieu est à l’oeuvre dans l’angoisse et le désespoir pour créer la vie et, ce faisant, elle nous met sur la voie et nous encourage à agir en conséquence.

5) Une théologie du dialogue interreligieux. La vie spirituelle ne concerne pas seulement l’individu, elle est aussi collective ; plus encore elle vise l’unité de l’humanité, aujourd’hui nécessaire plus que jamais, compte tenu de la crise qui affecte notre monde (p. 129). Dans ce contexte, le dialogue interreligieux joue un rôle majeur, car chaque « religion a à répondre de sa vérité ainsi entendue et donc de sa pertinence non seulement vis-à-vis d’elle-même mais vis-à-vis de toute la société humaine […] » (p. 370). La crise nous enjoint d’éliminer les différences (p. 316), en réaction au collectivisme (p. 17), pour un nouveau vivre ensemble, sans pour autant promouvoir l’uniformité et le rejet de l’altérité (p. 18, 23). Or, la rencontre interreligieuse contribue à cette unité dans la mesure où elle se situe sur le plan de l’expérience, en référence à l’humanum et au processus du meurs pour devenir (p. 148) ; c’est dans le partage d’expériences (p. 368) que réside la promesse d’une humanité où nous serions tous les gardiens les uns des autres (p. 370).

Le rôle d’une théologie au service de l’expérience est ici majeur : offrir les conditions pour une hospitalité sacrée qui repose sur l’idée qu’on ne peut réellement accueillir l’autre si l’on ne se laisse d’abord accueillir par lui (p. 353). Seule cette démarche intrareligieuse (p. 376) rend-elle possible de s’éveiller ensemble à l’essentiel, à l’expérience de base (p. 369). Toutefois, ce dialogue n’est pas facile, il relève du combat spirituel, car l’altérité fait peur et dévoile nos limites (p. 348). Mais la confrontation est vitale, car rejeter une religion, c’est au fond rejeter une partie de soi-même, de sa propre tradition (p. 374). Si la nouvelle naissance s’opère grâce à l’Autre dans les autres (p. 351), elle est également à l’oeuvre dans la relation à d’autres spiritualités. Aussi la théologie doit-elle nous offrir le cadre pour s’engager dans cette nouvelle avenue où le rapport à l’autre croyant n’est plus un obstacle à ma foi mais le lieu privilégié de son expression (p. 365).

Le Défi humain rend compte d’une théologie spirituelle caractérisée par ses aspects relationnel, sotériologique, non dualiste, en chemin et dialogique, une théologie qui ose faire de l’expérience sa matrice et qui ainsi peut être qualifiée de prophétique, en ce qu’elle identifie et saisit les impasses d’une crise grave de civilisation pour les transmuer en passages vers une humanité renouvelée dans la grâce du Christ. Il s’agit en somme d’une théologie capable de dire ce qu’est la transcendance de manière compréhensible dans un monde en crise de transcendance (p. 190). Notons enfin que l’auteur n’est pas seul dans son combat et qu’il respire ici d’un même esprit avec un courant théologique dialogique qui croît au sein de l’Église catholique, notamment à la suite du dialogue interreligieux monastique (voir Dilatato Corde), et dont Raimon Panikkar est l’un des principaux représentants. Il y a une connivence certaine et prometteuse entre les deux auteurs, l’un protestant, l’autre catholique, qui mérite d’être explorée pour renforcer et approfondir une théologie vitale pour aujourd’hui tout en mettant de l’avant sa dimension oecuménique.

Fabrice Blée

Supplément

Gérard Siegwalt, « La réforme dans l’Église chrétienne et les autres monothéismes. Réflexions en relation avec les 500 ans de la Réforme protestante[4] ».

1. La Réforme luthérienne, et plus généralement protestante, comme une réforme du monothéisme chrétien et donc de ce qui est au coeur du christianisme, à savoir le Christ

La grande affirmation du Réformateur Martin Luther (1483-1546), c’est solus Christus, Christ seul.

Cette affirmation reprend la première confession de foi chrétienne : Kyrios Ièsous (« Jésus [est] Seigneur » [1 Co 12,3]).

C’est là la christianisation de la confession de foi du judaïsme, le Shema Israel (Dt 6,4) : « Écoute Israël, le Seigneur notre Dieu le Seigneur un », c’est-à-dire Deus solus, Dieu seul. Cette confession de foi, qui était celle de Jésus (Mc 12,29), est à la base du christianisme et de l’islam ; ce dernier la reprend, et la spécifie, dans la shahada.

Il faut aussitôt préciser ceci. Le solus Christus ne se substitue pas au solus Deus mais l’explicite : il ne vaut qu’en relation au solus Deus. Il appelle donc directement une compréhension trinitaire.

Le Christ, dit Luther, est le visage de Dieu, du Dieu un et unique, son visage tourné vers l’extérieur de lui, tel qu’il s’atteste dans l’oeuvre de la création ; celle-ci est comprise comme création continue et se poursuit donc dans l’oeuvre de la rédemption. Je vois une analogie de cela dans les attributs d’Allah évoqués au début de chaque sourate du Coran et qui disent qu’Allah, le Tout Autre, inaccessible, transcendant, est tourné vers l’extérieur de lui, vers l’immanence, en tant que créateur, juge, miséricordieux, pardonneur…

Et le solus Christus en tant que Dieu qui se révèle (comme Créateur continu et donc comme Rédempteur), le Christ donc qui est la manière d’être immanente du Dieu transcendant — il est tourné vers l’immanence du monde qui est sa création continue —, ce Christ est référé également au Saint Esprit qui est la manière d’être présente de Dieu : il est présent en nous, dans toute l’humanité et dans toute la création.

La mystique musulmane, le soufisme, a conscience qu’Allah n’est pas seulement, comme le Tout Autre, le transcendant, extérieur à sa création et donc à nous ; elle a conscience également que ses attributs n’expriment pas seulement qu’il est tourné vers sa création et donc aussi vers nous, mais encore qu’il est présent en nous. Le soufisme sait qu’il y a une expérience intérieure de Dieu, une présence de Dieu : elle nous renvoie à lui dans ses attributs et, par-delà lui dans ses attributs révélés, à lui dans son mystère qui est au-delà de toute saisie possible.

La compréhension trinitaire du solus Christus et donc du solus Deus est, fondamentalement, celle non seulement du protestantisme issu de la Réforme du xvie siècle mais de toute la chrétienté, de toute l’Église dans sa catholicité, son universalité.

Recentrement donc, par la Réforme protestante, de la foi sur le Dieu un et unique, dans son explicitation trinitaire. Celle-ci ne revient pas à un associationnisme (shirk), dans le sens dans lequel le comprend le Coran : la compréhension trinitaire ne revient pas à un trithéisme (affirmation qu’il y a trois dieux), mais consiste dans l’affirmation, fondée dans l’expérience spirituelle chrétienne, que le Dieu un et unique a les trois manières d’être dites (transcendante, immanente et présente) : en langage théologique traditionnel, on désigne ces trois manières d’être comme les trois personnes en Dieu ; cette formulation traditionnelle est aujourd’hui difficilement compréhensible ; d’où son remplacement, à la suite de Karl Barth et de Karl Rahner (l’un protestant, l’autre catholique), par celle des trois manières d’être de Dieu.

Ce n’est pas le moment de dire le caractère non seulement simplificateur mais plus fondamentalement encore libérateur du recentrement de la foi sur Dieu dans le sens dit.

Il faut cependant ajouter un mot sur les conséquences de ce recentrement (sa « Wirkungsgeschichte »). C’est le schisme à l’intérieur de la chrétienté occidentale, entre d’un côté l’Église catholique romaine et de l’autre côté le protestantisme, et c’est un mouvement de séparation à l’intérieur du protestantisme lui-même, d’un côté entre ses deux grandes branches, luthérienne et calviniste/réformée, de l’autre côté entre ces deux dernières et plusieurs autres Églises. Si ce schisme est aujourd’hui — Dieu merci ! — en voie d’être surmonté, et cela grâce au dialogue théologique (dit « oecuménique ») entre les Églises concernées, non seulement la communion des Églises anciennement séparées doit être consolidée, mais elle doit aussi s’étendre à des Églises qui restent extérieures à cette communion.

En résumé :

  • La Réforme du xvie siècle est une réforme du monothéisme chrétien, comme recentrement sur ce dernier.

  • Elle a aussi eu des effets non désirés et comporte donc, jusqu’à aujourd’hui, la responsabilité pour les Églises concernées de surmonter ces effets et de travailler, dans la force du monothéisme chrétien saisi dans sa pleine dimension trinitaire, à la pleine recomposition de l’unité de l’Église.

2. La dynamique réformatrice du christianisme à travers l’histoire de l’Église

Je me contente de mentionner deux points.

  • En premier lieu le monachisme, qui commence dès le iiie siècle avec les Pères du désert en Égypte, et dont, dans l’Occident chrétien, l’ordre bénédictin (fondé par saint Benoît au vie siècle) est le plus connu : il connaîtra lui-même une réforme avec l’ordre cistercien (fondé par saint Bernard au xiie siècle). Je nommerai encore l’ordre de saint Augustin qui, au xiiie siècle, a repris la règle de saint Augustin († 430) et dont était Martin Luther : il était moine augustin jusqu’au moment où, entraîné par la Réforme dont il était l’instigateur, il quitte son couvent en 1522. Le monachisme dans toutes ses expressions — pensons encore aux chartreux (ordre fondé par saint Bruno [† 1101]), à saint Dominique († 1221) et l’ordre des frères prêcheurs, dont, à Strasbourg, Maître Eckhart et Jean Tauler, à saint François d’Assise († 1226) et l’ordre des franciscains, à saint Ignace de Loyola ([† 1556] contemporain de Luther un peu plus jeune) et l’ordre des jésuites —, tous ces ordres étaient fondés à l’origine, chacun à sa façon, pour incarner le christianisme à partir de son coeur et donc comme mouvements de réforme de la chrétienté — et du clergé — toujours à nouveau éloignés de ce coeur du christianisme.

Je précise que le protestantisme qui, au xvie siècle, avait rejeté le monachisme, lequel s’était en bien des endroits et de bien des manières éloigné lui-même de ce qui l’avait fait naître, a renoué au xxe siècle avec cette tradition monastique : qu’on pense, en France, à Taizé, fondé par un pasteur protestant et devenu une communauté « oecuménique », mais aussi à la Communauté des Soeurs de Versailles, à celle de Pomeyrol, à celle de Grandchamp en Suisse, à celle, en Alsace, du Hohrodberg.

  • En second lieu des théologiens auxquels Luther s’est référé, dont le plus important mais pas le seul est saint Augustin ; des papes aussi (dont le pape alsacien Léon IX [† 1054] et Grégoire VII [† 1085]), mais plus particulièrement des pré-réformateurs au sens propre, comme on les appelle, tels John Wycliff en Angleterre (xive siècle) et Jean Hus en Bohême (mort brûlé vif à la fin du concile de Constance en 1415), et, d’une certaine façon aussi, à Strasbourg, Geiler de Kaysersberg, prédicateur à la cathédrale († 1510), ainsi que le contemporain un peu plus âgé de Luther (et en qui malencontreusement Luther a vu un adversaire) : l’humaniste Érasme de Rotterdam. J’arrête là cette énumération, qui pourrait être prolongée par bien des noms postérieurs au xvie siècle, tant du côté protestant que du côté catholique romain.

En conclusion :

  • Ecclesia semper reformanda : l’Église doit constamment se réformer. L’expression, qui semble remonter à saint Augustin, définit l’Église dans sa vérité comme une réforme permanente de l’Église dans sa réalité empirique donnée.

  • S’il en est ainsi, c’est que l’Église, comme toute religion quelle qu’elle soit, porte en elle des ferments de perversion qui sont nourris par les ferments de perversion présents en l’être humain. Elle est, selon l’expression de saint Augustin, un corpus permixtum, c’est-à-dire un corps, une communauté, un rassemblement de pécheurs et de justes (justifiés).

3. Le christianisme dans son origine, dans sa substance originelle : une réforme

Précisons. Il est l’appel et le don — le don et l’appel — d’un renouvellement ; en langage biblique : conversion, changement de mentalité (metanoïa), retournement de vie, ou encore repentance ; en langage ecclésiastique médiéval dont a aussi hérité Luther : pénitence.

Les 95 thèses de Luther, publiées le 31 octobre 1517 à Wittenberg, sont le rappel de cette signification originelle du christianisme. Je cite la première thèse, qui est alors déployée dans les thèses suivantes : « Notre Seigneur et Maître Jésus Christ, en disant : “Faites pénitence”, veut que toute la vie des fidèles soit une pénitence », autrement dit une réforme continue : c’est là le sens du baptême chrétien. Luther fait référence ici à la prédication de Jésus, qui inaugure toute la vie publique de ce dernier telle qu’elle aboutit à sa mort et sa résurrection, par lesquelles cette prédication et également les signes que Jésus a opérés sont comme scellés dans leur sens d’éternité par Dieu (je cite l’Évangile de Marc 1,15) : « Jésus disait : Le temps est accompli et le royaume de Dieu est proche. Repentez-vous et croyez à la bonne nouvelle » (c’est-à-dire à l’Évangile).

Le christianisme en son coeur, c’est-à-dire la relation vivante et vivifiante au Christ et donc au Dieu tri-un, c’est l’offre continue, et l’expérience toujours renouvelée, de la vie nouvelle, véritable, d’une nouvelle possibilité de vivre dans et à travers toutes les impasses, la faute, le mal et la mort. Il est la puissance de transformation, de libération par rapport aux forces d’asservissement, d’unification de la vie.

À ce titre, en plus de sa portée personnelle, le christianisme en son coeur a une double portée plus générale.

  • Portée intérieure au christianisme lui-même (ad intra). Il est la puissance de dépassement de la perversion du christianisme, là où ce dernier se fige, que ce soit comme passéisme, comme fondamentalisme, intégrisme ou traditionalisme, et donc où il se rétrécit dans un sens littéraliste, renfermé sur une certaine compréhension passée de lui-même, une compréhension exclusiviste, et tout cela au nom d’une fixation sur une certaine compréhension de Dieu, alors que Dieu est le Dieu vivant, le Dieu certes qui est venu mais qui toujours vient et qui, toujours le même, est toujours neuf parce que le réel, le vécu, est toujours neuf et que Dieu est la puissance de transformation, de renouveau, de ce réel vécu.

  • Portée extérieure au christianisme lui-même (ad extra), et donc sociétale. À l’instar du monothéisme dans son fondement tel qu’il s’exprime dans le Shema Israel et tel qu’il conduit à la shahada, le christianisme a une portée pour l’humanité oecuménique, de toute la terre habitée et ainsi pour la société humaine plus large. Il est la puissance de renversement des idoles, des faux-dieux, donc des pouvoirs d’addiction et d’asservissement. Évoquons, dans notre civilisation de capitalisme libéral, le dieu-argent avec sa puissance démoniaque, destructrice de la justice sociale, économique, environnementale ; dans notre société, à tous les niveaux, le dieu-pouvoir qui, en bien des endroits du monde, est instauré ou s’instaure comme dictature : l’autocratie tuant la démocratie ; dans tant de vies humaines le dieu-sexe, là où celui-ci, de créature bonne qu’il est, est idolâtré et devient alors puissance d’asservissement de soi et d’autrui. Oui, il y a cette portée publique du christianisme comme confession du Dieu vivant, une portée publique non comme une arme politique et donc comme un pouvoir temporel (le christianisme dans son histoire a bien des fois succombé à cette tentation, et nous avons, à chaque nouvelle génération, à l’affronter et à la surmonter), mais comme une offre spirituelle pour indiquer un chemin de vie, de vie véritable.

4. La portée inter-religieuse du christianisme comme puissance de réforme

Il en va ici de la portée du christianisme comme monothéisme tel que défini par rapport aux deux autres monothéismes, à savoir le judaïsme et l’islam.

Je me contenterai à ce propos de deux affirmations.

  • Nous faisons partie d’une même famille, la famille d’Abraham, notre père (historique/archétypique) commun : les trois monothéismes, ce sont les trois religions abrahamiques. Cela veut dire que ce qui nous unit, à savoir notre commun père et la confession du Dieu un et unique, cela peut et doit être plus déterminant que ce qui nous sépare. Mais cette conscience que les arbres de nos différences ne doivent pas cacher la forêt de notre ressemblance, appelle la nécessité — l’exigence — que nous nous rendions compte les uns aux autres de notre compréhension monothéiste respective, c’est-à-dire que nous menions un dialogue effectif — comme cela se fait déjà ici et là et comme l’occasion nous est donnée ici d’y apporter notre contribution —, j’entends un dialogue théologique. Rendre compte, cela est plus et autre chose que simplement attester notre foi ; c’est répondre de notre foi, de manière réfléchie et critique (discernante), et cela d’abord vis-à-vis de nous-mêmes et donc à l’intérieur de nos traditions de foi respectives, mais aussi vis-à-vis des autres monothéismes (et plus généralement des autres religions, croyances ou non-croyances, athéisme compris), et plus généralement vis-à-vis de la société sécularisée dans laquelle nous sommes placés avec nos traditions de foi respectives pour y apporter notre contribution à sa construction, et ce dans le respect de la distinction (qui n’est pas une séparation) entre le temporel et le spirituel.

Le caractère intra-familial de nos trois traditions de foi d’un côté, leur caractère public et donc leur présence au sein de la société humaine plus large de l’autre côté, rendent incontournables et proprement nécessaires cette double responsabilité de chacune de nos religions au-delà d’elles-mêmes.

  • Cela conduit à cette affirmation (que j’ai développée ailleurs)[5] : « Nous sommes les gardiens les uns des autres (les gardiens respectueux et fraternels, et à ce titre aussi critiques, au nom même du respect et de la fraternité) — les gardiens d’une compréhension de Dieu qui construit l’humanité, toute l’humanité, et donc qui ne la détruit pas ».

Autrement dit : nous devons nous aider les uns les autres à laisser Dieu/Allah toujours plus nous réformer, aujourd’hui, dans notre vécu réel, tel qu’il est, et cela personnellement, communautairement (dans nos traditions de foi respectives), publiquement (dans leur portée ad extra et donc leur « visibilité » sociétale). C’est le sens de l’affirmation finale de la « Charte de la Fraternité d’Abraham » (Strasbourg), affirmation par ailleurs à même de nous guérir de toute velléité de prosélytisme, lequel est une prise de pouvoir sur l’autre : « L’enjeu du dialogue inter-religieux, c’est qu’en construisant la paix, il nous place les uns et les autres, chacun à partir de sa propre tradition de foi, devant Dieu, nous convertissant par là même toujours davantage à Lui, source de vérité, de liberté, d’amour et de courage ».