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Pamphlet dans la plus pure tradition française, Bernard-Henri Lévy ou La règle du Je s’attaque véhémentement aux écrits et au statut même de philosophe revendiqué par le célèbre rédacteur de la revue La règle du Jeu. D’emblée, Bruno Jeanmart et Richard Labévière voient en Bernard-Henri Lévy un symptôme de la place actuelle des intellectuels dans notre société et de leur perception, spécialement par le truchement de la télévision. Qui n’a jamais vu le superbe Bernard-Henri Lévy à la télévision de TV5, ou dans un débat pour tel ou tel magazine français ? Ici, les auteurs reconnaissent au moins que cette polémique force les autres philosophes contemporains — qui demeurent dans l’ombre — à redéfinir leur discipline : « Le grand mérite des textes de Bernard-Henri Lévy, de cette nouvelle rhétorique, est bel et bien d’inviter les philosophes à identifier et à analyser un certain type de discours, totalement homogène à la société du spectacle, du spectaculaire, qui caractérise notre époque » (p. 20).
Pour les deux auteurs, cette dénonciation d’un philosophe flamboyant et sur-médiatisé se veut aussi nécessaire que l’analyse faite par Platon autour des sophistes comme Gorgias et Protagoras (p. 20). Dans leur plaidoyer mordant, Jeanmart et Labévière s’emploient à démonter et critiquer le système BHL avec des mots parfois très durs : ainsi, à propos du livre-enquête Qui a tué Daniel Pearl ?, dans lequel Bernard-Henri Lévy traite de la disparition d’un journaliste américain en Afghanistan, ceux-ci parleront d’un « détournement de cadavre et résurrection d’un journaliste transcendantal » (dans ce dernier cas, le journaliste transcendantal est BHL), pour ensuite évoquer d’une manière plus générale « une imposture philosophique » (p. 14) et parler à son propos de « malhonnêteté intellectuelle », puis de « nouveau dandysme » (p. 75).
Les critiques de Bruno Jeanmart et Richard Labévière touchent successivement plusieurs ouvrages de BHL et leurs analyses s’appuient sur des citations paginées ; ils reprochent entre autres à Bernard-Henri Lévy d’abuser du terme d’éthique (p. 57) ; « d’affectionner la dénonciation » (p. 161) ; ailleurs, à propos de son livre American Vertigo, Jeanmart et Labévière rapprocheront ce récit de voyage aux États-Unis de l’univers « de la jet set et de la presse people » (p. 131). En somme, ils reprochent à Bernard-Henri Lévy de se voir comme une sorte de justicier des idées nobles, et de parler « seul face au monde, comme jadis le héros tragique » (p. 38). Les auteurs concluent néanmoins sur un constat optimiste : « Indéniablement, il y a aujourd’hui, pour un certain public, une vraie demande de philosophie » (p. 137).
Cependant, certaines argumentations de Bruno Jeanmart et Richard Labévière manquent tout autant d’appui quant aux références : en guise de contreparties opposées aux démonstrations de Bernard-Henri Lévy, on mentionne au passage certains écrits de Durkheim (p. 42), Marx (p. 45 et 48), Hobbes (p. 60), Tocqueville (p. 94), Spinoza (p. 126), et Hegel (p. 146), mais sans toujours en préciser les sources exactes et la pagination. Néanmoins, l’analyse systématique de Jeanmart et Labévière force indéniablement le questionnement sur le statut actuel de la philosophie dans l’espace public. Pourtant, on peut se demander si cette polémique autour de Bernard-Henri Lévy ne risque pas de produire l’effet contraire : c’est-à-dire attirer davantage l’attention des intellectuels et du public en général sur un auteur controversé qui n’a plus besoin de publicité ni de visibilité. Pour certains écrivains, la condamnation par quelques détracteurs (et particulièrement sous la forme d’un livre comme celui-ci) n’est-elle pas le signe tangible d’une suprême consécration ?