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Les Éditions du Cerf ont entrepris l’édition, en cinq volumes, des Écrits théologiques de Gérard Siegwalt. L’auteur est déjà bien connu des milieux théologiques par son oeuvre monumentale, la Dogmatique pour la catholicité évangélique, en dix volumes. Les Écrits théologiques contiennent maintenant les conférences et articles produits par GS au fil des ans. Ils se caractérisent par leur enracinement dans la situation socio-culturelle contemporaine.
L’ouverture de la série en fait foi. Ce premier volume porte sur Le défi interreligieux, lequel se produit sur l’arrière-plan de ce qu’on pourrait appeler « le défi religieux » face à la société sécularisée. La première partie établit la problématique générale, celle du christianisme dans la société sécularisée et plurireligieuse. D’abord, le problème de la religion dans la société sécularisée : comment la religion peut-elle contribuer au bien commun de la société ? Et puis, la question interreligieuse : de quel apport le christianisme peut-il être aux autres religions et, réciproquement, quelle influence critique et positive peut-il recevoir de leur part ? Dans cette perspective, le dialogue interreligieux prend tout son sens.
Chacune des parties suivantes élabore un aspect de cette problématique. La deuxième partie porte sur « Religion et laïcité ». Le rapport entre l’Église et l’État est considéré d’après la doctrine luthérienne des deux règnes, que GS défend contre la critique qu’en fait K. Barth. Suit la question de l’enseignement religieux dans la société laïque. Sous le titre : « Culture religieuse et transmission de la foi », elle est traitée en regard de la situation concordataire d’Alsace et de Lorraine. La question plus fondamentale de la liberté religieuse dans la société laïque est l’occasion d’une réflexion approfondie sur la laïcité et l’éthique, et sur le fondement spirituel de l’éthique.
Les autres parties de l’ouvrage sont consacrées à la rencontre du christianisme avec les autres religions. La troisième partie aborde les questions fondamentales qui concernent l’ouverture du christianisme aux autres religions. GS reconnaît au fondement de chaque religion une expérience de révélation qui constitue sa vérité. Une telle révélation comporte toujours un double aspect : universel et particulier. Son caractère universel permet la rencontre, mais toute révélation comporte nécessairement un aspect particulier, dans la mesure où elle s’adresse, bien concrètement, à tel individu, à tel peuple qui la reçoit, qui en est touché. Le défi interreligieux se trouve alors bien exprimé dans la question : « Comment participer à la vérité [à la révélation] d’une autre religion ? ».
La quatrième partie aborde plus directement et concrètement le rapport du christianisme au judaïsme et à l’islam. La section sur le judaïsme se concentre sur la question de la loi, question à laquelle GS a déjà consacré tout un ouvrage : La Loi, chemin du salut (Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1971). C’est par là qu’il commence ici, avec un chapitre intitulé : « La loi de l’Ancien Testament est-elle chemin de salut ? ». GS répond qu’elle est bien chemin du salut, puisqu’elle conduit Israël au royaume de Dieu. Chemin du salut, oui, non pas cependant moyen de salut. La position de Paul prend ainsi tout son sens, en tant que critique de la déformation légaliste qui fait de la loi un moyen d’autojustification.
Quant à la signification permanente de la loi (la Torah) pour Israël, et à sa signification actuelle pour le christianisme, GS pose les deux questions suivantes. D’abord, quel est le centre vital de la Torah, quelle est l’expérience de base faite par Moïse et par Israël, expérience qui s’exprime et inspire les différents commandements, lois et coutumes de la Torah ? Ensuite, quel est le rapport entre cette expérience de base et notre propre expérience chrétienne contemporaine ? En somme, la loi mosaïque est-elle essentiellement différente du commandement chrétien de l’amour ? En d’autres termes, je dirais : la nouvelle alliance, la loi nouvelle déjà annoncée par les prophètes juifs, est-elle une loi substantiellement différente, ou le recouvrement du sens profond de la Torah ?
La section traitant du rapport du christianisme à l’islam s’ouvre sur deux questions qui font bien voir l’enjeu du dialogue islamo-chrétien. La première : comment Jésus est-il prophète pour l’islam ? La seconde : comment Mohammed peut-il être prophète pour le christianisme ? Concernant Jésus, « il est obvie que Jésus est prophète selon le Coran ; cela veut dire qu’il était, en son temps, prophète pour les israélites, comme Mohammed l’est de son temps à lui ». Évidemment, le christianisme n’entend pas Jésus-prophète dans le même sens que l’islam. Il le comprend dans un sens supérieur. Ainsi, GS distingue-t-il la christologie chrétienne de la jésulogie musulmane. En quoi consiste ce « plus » de la christologie chrétienne ? GS l’a bien exprimé, il me semble, dans la partie précédente de son ouvrage. C’est que « l’islam traditionnel relie avec son exclusivisme une compréhension unitarienne de Dieu, qui exclut la compréhension trinitaire chrétienne » (p. 197).
Mais je me pose moi-même la question : est-il nécessaire de maintenir en christianisme une telle élucubration trinitaire ? Fait-elle vraiment partie de l’expérience de base du christianisme ? Ne suffit-il pas à la foi chrétienne d’affirmer Jésus comme le Fils bien-aimé du Père, au sens de l’alliance nouvelle ? Bien sûr, Jésus est plus important pour moi que Mohammed, et Mohammed plus important que Jésus pour le musulman. Cependant, cela est une question d’expérience révélationnelle qui n’a rien à voir avec le plus ou moins des concepts christologiques et jésulogiques. Il semble bien, en tout cas, que faire abstraction de la spéculation trinitaire pourrait aplanir le chemin du dialogue islamo-chrétien.
Maintenant, Mohammed peut-il être prophète pour le christianisme ? La version musulmane de cette thèse n’est pas très convaincante pour le chrétien : Jésus serait l’annonciateur de la venue de Mohammed. Il en va autrement si on pense aux textes de l’Évangile de Jean sur l’Esprit Paraclet annoncé par Jésus, l’Esprit qui doit conduire les disciples dans toute la vérité. On peut fort bien dire alors que le chrétien se trouve en terre familière partout où il sent le souffle de l’Esprit. Un minimum d’ouverture oecuménique lui permettra alors de reconnaître dans le Coran l’inspiration du souffle prophétique.
Je n’ai relevé ici que quelques points de ce magnifique ouvrage. Cela suffit, il me semble, pour en faire entrevoir la richesse. Pour terminer, je note les deux caractéristiques suivantes. GS a toujours préconisé une théologie qui part du réel. C’est bien ce qui ressort ici : une théologie sur le terrain, qui s’élabore à partir des différents lieux, des différentes circonstances où l’auteur prend la parole. Ensuite, l’esprit oecuménique qui a toujours caractérisé GS est tout particulièrement manifeste dans ce volume. On voit bien que le dialogue dont il est question a été longuement pratiqué sur le terrain. Le défi interreligieux se trouve ainsi présenté avec ses exigences, ses difficultés et toute l’espérance qu’il comporte.