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Dix ans après sa parution en Allemagne, Islamische Philosophie, l’ouvrage d’Ulrich Rudolph, professeur en sciences islamiques à l’Université de Zurich, a été traduit et est paru chez Vrin en fin d’année 2014. L’événement se doit d’être souligné, et ce pour au moins trois raisons. La première est que les textes synthétiques sur l’histoire de la philosophie islamique sont rares en français, les imposantes synthèses des chercheurs anglophones et germanophones étant rarement traduites en français et les oeuvres plus courtes étant plus souvent des monographies. La seconde est que le livre est à la fois facile à lire et financièrement abordable, ce qui, espérons-le, contribuera à sa diffusion. Enfin, le petit texte permet de se faire une idée de l’oeuvre à venir de l’auteur, Philosophie in der islamischen Welt (coll. « Grundriss der Geschichte der Philosophie »), dont le premier tome est sorti en 2012 et n’a pas (encore) été traduit en français.

La philosophie islamique est à la fois une introduction et une synthèse qui a pour but de montrer que la philosophie islamique est un « objet (Gegenstand) digne d’intérêt » et non simplement un medium pour la transmission de la philosophie grecque à l’Europe médiévale. Ce rôle, auquel la plupart des « histoires de la philosophie » la cantonnent, est paradoxalement à la fois le moteur et le frein du développement des études sur la philosophie islamique, puisqu’il a stimulé la recherche des oeuvres entre le viiie s. (traductions d’oeuvres du grec vers l’arabe) et le xiiie s. (traductions d’oeuvres de l’arabe vers le latin), tout en méprisant ses développements ultérieurs. C’est ainsi que, malgré l’effort louable de certains médiévistes pour décentraliser l’européocentrisme ténu de son écriture, l’analyse des « transferts des études » (translatio studiorum) a contribué à la tendance « substantivante » de l’histoire de la philosophie, en faisant s’arrêter la « vraie » philosophie au xiiie s. (avec un bref crépuscule au xive s. en la personne d’Ibn Khaldûn) et en dénigrant les pensées « non philosophiques » (c’est-à-dire non grecques) que sont le kâlam et le sûfisme qui inaugureraient « l’ère de fermeture de l’islam sur lui-même ». Or, il est certain que le Pr Rudolph s’oppose à une telle conception de la philosophie islamique. L’histoire de la philosophie islamique ne commence ni ne finit avec l’héritage grec, mais elle s’inscrit plutôt dans un « progrès intellectuel plus global » (p. 15) de la société. Soulignant les mérites d’Henri Corbin, qui a montré l’importance de la philosophie iranienne à l’Occident, l’auteur rappelle que l’idée, classique mais excessive, de « schisme » dans le dogme islamique fait croire abusivement à une rivalité sans communication, une brèche intellectuelle, séparant le sunnisme du shi’isme. Mais, avant ou après le xiiie s., dit-il, « la philosophie perdure à l’évidence depuis des siècles, et elle s’étend des contrées les plus reculées du monde islamique jusqu’à aujourd’hui » (p. 11), ce qu’il entend bien exposer.

L’oeuvre est succincte, moins de deux cents pages, et l’ambition est plus modeste que ne le suggère son sous-titre (Von den Anfängen bis zur Gegenwart). Il ne s’agit pourtant pas d’un panorama, au sens, si je puis dire, phénoménologique du terme, puisque le texte ne frôle pas la surface d’une vaste étendue mais tente plutôt de montrer, par de brèves incursions dans le corps de certains problèmes philosophiques, la richesse insoupçonnée que recèle sa profondeur. Sa méthode ? Montrer que la philosophie est « toujours comprise comme une science rationnelle, centrée autour de la question de la structure et des rapports universels entre la pensée, l’être et l’action » (p. 11). Cette définition lui sert alors de fil conducteur pour mettre en lumière les « projets » des différents philosophes, leurs problèmes centraux et leurs pensées fondatrices, qui dans la logique, qui dans la métaphysique et qui dans l’éthique ou la politique.

C’est ainsi que sont présentés la philosophie originelle d’al-Kindî et son De l’intellect à l’immense postérité (ch. 2), les principes de l’être et la théorie de l’intellect « personnel » d’Abû Bakr al-Râzî, dont la postérité par ses détracteurs (principalement Abû âtim al-Râzî qui n’est pourtant pas cité) rend difficile l’intelligibilité de l’ensemble de sa pensée (ch. 3), la systématicité d’al-Fârâbî et les perspectives logiques, génétiques et politiques de sa philosophie de la connaissance (ch. 4), l’érudition des Frères de la pureté (ch. 5), la métaphysique de ‘Ibn Sînâ, avec sa distinction ontologique entre essence et existence et entre « l’être subsistant » et « l’être des créatures », mais aussi sa psychologie basée sur une intuition intellectuelle (avec le célèbre argument dit de « l’homme volant ») et sa théorie de la connaissance (ch. 6), l’exhortation à la scientificité de la théologie d’al-Ghazâlî et sa critique des erreurs des philosophes (ch. 7), la position fondamentale (quoique peu développée) de ‘Ibn Bâjja (ch. 8), la théorie génétique de la psychologie et du politique dans le roman de ‘Ibn Tufayl (ch. 9), l’affirmation de la nécessité de philosopher et la réhabilitation de la philosophie (critiquant al-Ghazâlî et ‘Ibn Sînâ) ainsi que la classification des versets (en tant qu’énoncés) en fonction de leur herméneutique propre et la thèse de l’unicité de l’intellect possible universel de ‘Ibn Rushd (ch. 10), la philosophie politique de Suhrawardî, qui s’oppose au gouvernement du philosophe, et sa recherche des voies de la connaissance, qui privilégie l’intuition à la syllogistique aristotélicienne et critique les fondements de cette dernière, notamment le principe de non-contradiction et l’universalité des propositions (ch. 11), la revalorisation de la discursivité et les trois niveaux du temps de Mîr Dâmâd, ainsi que les conséquences épistémologiques de la distinction de l’être de Dieu et de l’être analogue déficient de l’étant chez Mullâ Ṣadrâ al-Shîrâzî (ch. 14). Néanmoins, les chapitres 11 à 15 portant sur la philosophie à partir du xve s., hormis peut-être la partie sur Mullâ Ṣadrâ, sont plus confus, puisque, à cause du nombre réduit de travaux, il est plus difficile d’avoir une vue d’ensemble et l’auteur a préféré une certaine exhaustivité aux dépens parfois de la précision.

La plus grande force du récit du Pr Rudolph est sans conteste sa clarté, car l’essentiel du contenu se retrouve dans The Cambridge Companion to Arabic Philosophy (P. Adamson et R.C. Taylor, 2005) cité dans la bibliographie, mais l’ouvrage du professeur de Zurich, parce qu’il est à la fois court et synthétique, permet d’avoir une idée générale de la place relative de chacun des auteurs dans la tradition islamique. De plus, non seulement pose-t-il les pensées des philosophes en contexte, mais également expose-t-il les principaux défis des penseurs de l’époque, par exemple ceux de la fondation du savoir philosophique, de l’intellection, de la source de la législation et du gouvernement des actions. Le problème classique de la « concurrence » entre philosophie et théologie est évidemment abordé et les positions des différents penseurs, déjà bien documentées, sont citées comme prémisses aux questions plus profondes. Loin d’être présenté comme étant le problème principal de la philosophie islamique, ce problème formerait une sorte de soubassement de la pensée, un arrière-plan que chaque penseur a plus ou moins en l’esprit et sur lequel il se prononce, parfois indirectement.

Quelques remarques sur la forme pour conclure. Tout d’abord, avec la traduction en français d’oeuvres germanophones (et anglophones) se pose le problème de la translittération en alphabet latin. Il aurait été utile pour le lectorat français — d’autant que la traduction est parue chez Vrin — d’introduire une très académique table de translittération de l’alphabet arabe en caractères latins. En effet, bien qu’un consensus ait commencé à s’imposer et que les Français, pour d’évidentes raisons de clarté, utilisent de plus en plus la notation anglo-saxonne des lettres arabes, adoptant par exemple les voyelles allongées (ā, ū, ī) plutôt que dédoublées, et les consonnes avec points (ḥ, ṣ, ḍ, ṭ, ẓ) plutôt qu’en majuscule (voire sans distinction), il est tout de même indéniable que d’autres lettres, soient ḫ, š, ṭ et ġ, rendues respectivement en français par kh, ch (ou sh), th et gh, sont trop peu intégrées dans la culture littéraire francophone, et guère intuitives, pour être remplacées sans dommage dans la compréhension. Le problème n’est pas seulement d’ordre linguistique, il est avant tout historique, car l’absence de cohérence rend plus difficile l’établissement d’une langue philosophique commune et contribue à rendre plus hermétique son étude aux non-arabophones. Par ailleurs, il aurait été souhaitable que les citations soient plus exactement référencées, même si la chronologie finale des auteurs et oeuvres principaux ainsi que l’index permettent de se repérer (la critique vaudrait pour bien d’autres historiens médiévistes). La bibliographie est suffisante pour un ouvrage introductif, même si elle aurait mérité d’être commentée. En citant la Bibliography of Islamic Philosophy de Daiber, qui comprend plus de 9 000 titres, il était difficile d’être plus exhaustif, mais les quelques ouvrages, répartis par chapitre, donnent quelques pistes pour enrichir les recherches. Pour finir, quelques coquilles de peu d’importance ont été relevées, essentiellement des oublis (ou ajouts) de particules ou de ponctuation (mais aussi une étrange « étérnité » à la p. 50), qui n’altèrent rien de plus que le rythme de la lecture.