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Des treize titres que comporte aujourd’hui, aux éditions Ellipses, la collection « Pas à pas », un seul est consacré à un philosophe de l’Antiquité. C’est à Céline Denat, professeur de philosophie à l’Université de Reims, qu’a été confiée la tâche de souligner l’articulation des différents concepts de la pensée aristotélicienne. Il s’agissait pour elle, conformément à l’esprit de cette collection, de faire halte à travers chacune des avancées majeures d’Aristote, tout en amorçant la transition vers l’étape suivante.
Madame Denat a bien relevé ce défi, en ménageant habilement les transitions entre les différents chapitres de son livre, ce qui donne l’impression d’une progression, comme dans une marche où chaque nouvelle avancée présuppose les pas qui ont précédé. Ainsi l’introduction, où est présentée la conception aristotélicienne de la philosophie, de ses objets et de sa méthode, se termine par l’évocation du caractère ordonné et méthodique de l’enquête d’Aristote sur la réalité, qui lui permet de mériter le nom de science, ce qui prépare le chapitre premier, qui porte sur la conception aristotélicienne de la science. Ce dernier permet à son tour d’enchaîner, au chapitre deux, à propos de la logique comme « instrument » de la science, puis, au chapitre trois, sur la science de la nature ou « physique » d’Aristote. De la nature, on passe, au chapitre quatre, au vivant, qui en fait partie. Et comme ce chapitre s’est terminé en parlant de vivant qu’est l’homme et de l’âme capable d’intellection qui lui est propre, le chapitre cinq poursuit à propos de l’homme doué de langage et du langage lui-même dans ses liens avec l’être et avec l’ontologie. De là, on passe à la métaphysique, présentée comme une science problématique, en raison notamment de la difficile conciliation entre ontologie et « théologie ». Et comme ce chapitre se termine en évoquant la notion de souverain Bien dans l’ensemble de la nature, la transition se fait avec la réflexion éthique sur notre bien. D’où le chapitre sept, intitulé « Le souverain bien : bonheur divin, bonheur humain ». De là, la progression se fait vers l’action et les vertus (chapitre huit), pour se terminer, au chapitre neuf, sur une réflexion sur le bien commun et la cité, puisque la justice peut devenir vertu politique et que la politique apparaît à la fois comme achèvement et comme condition de l’éthique elle-même.
L’avantage et le profit qu’on peut retirer d’un tel ouvrage, c’est de donner une idée de l’ensemble de la pensée aristotélicienne, en initiant le lecteur à chacune des principales branches de la philosophie telle que la concevait Aristote. L’inconvénient, c’est que le lecteur désireux d’une connaissance plus approfondie risque de rester sur sa faim, tout comme celui qui désirerait connaître les interprétations concurrentes ou les débats qu’ont pu susciter les thèses présentées. Mais comment faire autrement, dans un ouvrage de moins de 200 pages qui couvre une si grande variété de sujets abordés par le Stagirite ? Il faut se dire ici que le but d’une introduction de ce genre, c’est de donner envie d’aller aux textes mêmes.
Écrit dans une langue claire et accessible, l’ouvrage a en outre le mérite pédagogique de ponctuer l’exposé principal d’encadrés (intitulés « Situation ») qui reprennent de façon synthétique l’essentiel des notions précédemment développées. Les explications présentées sont généralement fidèles aux idées d’Aristote et la nécessaire sélection des notions pour chaque branche de la philosophie m’apparaît judicieuse, du moins dans l’optique de donner une idée relativement complète (quoique toujours sommaire) des principales contributions de ce grand philosophe grec. Il reste que certaines de ces contributions, telle la démonstration de la nécessité d’un premier moteur ou l’explication de ce premier moteur comme « pensée de la pensée », ne peuvent guère être comprises avec évidence par un lecteur débutant. Du moins ce lecteur sera-t-il informé du fait qu’Aristote s’est penché sur ces questions et pourra-t-il connaître l’opinion d’Aristote là-dessus. Sans aller jusqu’à remettre en doute la légitimité de satisfaire une telle curiosité, je pense qu’il faut tout de même être conscient qu’on n’est plus en train d’aider à véritablement philosopher, à atteindre un savoir qui ne soit pas la simple répétition d’une opinion. Tout se passe comme si, quand les pas d’Aristote le conduisent vers de telles hauteurs métaphysiques, la marche devenait trop haute ou la pente trop escarpée pour que le lecteur puisse emboîter le pas. Pour suivre Aristote pas à pas jusque-là, il faudrait consacrer à la philosophie beaucoup plus que les quelques heures que demande la lecture du livre de Mme Denat ! On lui saura tout de même gré d’avoir mis à notre disposition un ouvrage qui, pour une bonne part, sur une variété de sujets, guide pas à pas l’apprenti-philosophe dans une enquête sur la réalité à la suite d’Aristote. Mais quand vient le temps de comprendre les réalités les plus hautes, tout se passe comme si le rythme de progression changeait et qu’on faisait maintenant du « Aristote par grands sauts » !